Dagnir Celebengrin

7 octobre 2018 par Kazz → Atlas, Société

(repris directement des pages de l’ancien site)

Le Lai de Celebengrin conte le moment de son renoncement et de sa malédiction. Ces événements se situent au terme de la guerre des Larmes entre le Haut Royaume Elfe de Dere et le Califat de Vizan, en 4867. Ils forment l’un des plus célèbres épisodes de la chronique Derane.


Dere brûlait. L’antique cité Sindarine, la plus célèbre de toutes les villes du monde était la proie des flammes et du pillage. S’élevant sous un ciel dont la fumée voilait les nuages, l’incendie dévorait les merveilles et les fruits des siècles accumulés de la plus raffinée des civilisations elfes. Des arbres qui avaient précédé toute autre vie flambaient en crissant pendant que s’évaporait leur sève. Toute la forêt paraissait se réduire à l’écoute des hurlements et des sifflements d’une immense souffrance. Dans la cité, les hordes de soudards et de monstres victorieux pillaient les oeuvres d’art, conchiaient les fresques savantes, martelaient les statues délicates qui ornaient les plus beaux édifices du monde avant de les réduire ensuite en cendres. Ceux qui les avaient fabriqués ou aimés n’avaient que leurs larmes pour éteindre le brasier. D’innombrables craquements se mêlaient aux lamentations des elfes, aux plaintes des blessés, aux vociférations des vainqueurs. Couvrant le tout, le ronflement de l’incendie semblait un grondement venu du fond de la terre.
Au centre de cette abomination, étrangement épargnée par l’enfer rougeoyant, se dressait le bâtiment de la sagesse: l’antique Bibliothèque de Dere, lieu de toutes les mémoires du monde et même d’autres mondes. Intacte car ce dernier bastion avait été le plus âprement défendu: les corps des derniers défenseurs ensanglantaient maintenant le sol, ultime témoignage de la fureur du combat. La construction de la Bibliothèque étant empreinte de très haute magie, elle avait jusqu’alors résisté aux flammes et aux contre-sortilèges qui avaient obéré le Myth Derëa et ainsi détruit les protections de la cité.
Caranwë l’Enchanteur avait déjà emmené contre son gré la famille du Haut Roi Belgon. La plupart des hauts nobles ou sages Derans avait pris la fuite à la demande même de ceux restés devant la Bibliothèque. Dans le hall d’entrée, quelques combattants, tous blessés, s’étaient regroupés pour l’ultime défense. Contre le dernier assaut, ils formaient un rempart vivant. Derrière eux, trois ultimes défenseurs protégaient la Porte. Ces trois elfes, alors célèbres et au faîte de leur talent, avaient décidé de périr avec la Bibliothèque ou de la sauver. Il y avait là Firandîn, le Servant de la Librairie, Formendil, le Haut Sage de Dere, et Celebengrin, le célèbre Arch-Mage de Dere. 

Les hordes d’immortels: ainsi se nomment avec fierté les gardes du Galaphaan de Vizan qui se regroupèrent devant l’unique porte de la Bibliothèque. Ils le firent presque paisiblement, sûrs de leur fait: l’issue de ce dernier combat ne faisait aucun doute et il allait être bref. L’attitude des défenseurs de la porte montrait à l’évidence que toute exhortation à se rendre serait vaine. Après quelques provocations du geste et de la voix, ils se décidèrent à charger. Mais, stupéfaits, ils s’écrasèrent contre une force invisible. Ils eurent beau pousser, vociférer, frapper, rien n’y fit: un mur indestructible, sans apparence et pourtant bien présent, leur barrait l’accès à leurs proies. Alors s’éleva au-dessus de leurs têtes la voix furieuse de Celebengrin:
« Ecoutez moi, soldats du Vizan. Ecoutez moi bien, tous, car moi, Celebengrin, Ar-Mage de Dere, je viens de me parjurer. J’ai renoncé à la Convention de Bakor, j’ai renié mon propre sceau mais je viens vous opposer tous les pouvoirs de toute ma Magie. Car vous avez souillé ma terre, la plus noble du monde, vous avez brûlé nos arbres et nos demeures, vous avez tué et enchaîné les miens, vous avez brisé nos statues et corrompu nos sanctuaires. Pour jeter bas le plus vieux peuple du monde, vous avez foulé un sol qu’aucun humain n’avait jamais vu, pour abattre la première Cité vous y avez mené des monstres infâmes et empoisonné la magie elle-même. Oui, je vous ai vu détruire tous ceux que j’ai aimé et tout ce qu’ils ont engendré et bâti. Oui, mon Roi est mort. Mais, j’en fais le serment, moi, Celebengrin, je violerai encore ce texte que j’ai vu dicté par les Dieux eux-mêmes si vous entrez ici ! J’y perdrai ma vie et même mon âme mais tous, tous vous périrez. »
Un instant, tout s’arrêta. Les elfes tremblaient parce qu’ils savaient ce qui allait se passer mais les humains l’ignoraient: leur immobilité était due à la surprise plutôt qu’à la crainte. Néanmoins, un officier vizaner crut habile de proposer aux elfes de se rendre en leur assurant la vie sauve. Celebengrin refusa. L’officier ajouta qu’il se portait garant du respect de la Bibliothèque. Celebengrin le ne crut pas davantage. Après un temps d’hésitation, quelques soldats entreprirent de contourner le mur invisible tandis que d’autres appellaient des renforts afin de miner les flancs du bâtiment. Alors, Celebengrin lâcha sur eux un déluge de feu, un déluge de glace, un déluge de tonnerre. La terre s’ouvrit sur leur pas, le ciel leur tomba sur la tête, tandis que des nuées de poison les enveloppaient. Aucun assaillant de la Bibliothèque ne survécut.
Le pillage de Dere cessa sur le champ. Les chefs Vizaners ordonnèrent à leurs troupes et alliés d’abandonner la ville en flammes. Ils avaient atteint leur but.Le surlendemain, Celebengrin entreprit de faire ses adieux aux Sindars revenus dans les ruines et les cendres de leur cité. Il n’avait pas quitté son poste et tous les elfes, jusqu’au Prince Carinlad qui allait devenir Haut Roi de Dere quelques jours plus tard, défilèrent devant l’Arch-Mage de Dere afin de lui témoigner hommage et reconnaissance.
Le dernier s’arrêta: son maître Caranwë était venu lui parler. Pendant une nuit entière, il tenta de le convaincre de se rendre de lui-même aux Mages de Bakor. A la fin l’Enchanteur de Dere en était réduit à supplier son ancien élève de l’écouter. Rien n’y fit. Peu avant l’aube, Celebengrin quitta le devant de la porte de la Bibliothèque et s’enfonça dans la forêt de Dere. Sans illusion, il savait inutile de fuir. Il mit à profit le temps qui lui restait pour se rendre sur la tombe cachée de Belgon Noldetar Derëa, seul Haut Roi elfe jamais ressuscité et qu’on ne ressusciterait jamais plus, son seigneur. Il resta longtemps dans le silence de ce mausolée secret. Puis il chercha non la protection mais l’amitié des grands arbres du Der’n Taur où il avait vécu toute l’enfance d’un Sindar.

Alors qu’il buvait à un cours d’eau, un vit une silhouette humaine assise sur une grosse pierre, non loin de lui. Lorsque Celebengrin s’était accroupi pour boire, il n’y avait personne sur cette pierre. Celebengrin considéra cet homme: de petite taille, il n’était pas plus grand que lui; chauve, à lunettes, vêtu d’une sorte d’ample robe grisâtre sans le moindre ornement, les pieds chaussés de sandales. On aurait cru un prêtre ou un pèlerin désargenté venu se reposer quelques instants. Mais il n’y avait pas un grain de poussière sur les vêtements de l’homme et l’on sentait la fatigue de son visage bien pire que celle du plus fourbu des voyageurs. C’était la fatigue de ceux qui savent trop de choses et qui ont perdu la faculté d’oublier.
– La bienvenue en Der’n Taur, Maître Qwim, dit Celebengrin.
– Je salue le Thil-Magister Derëan Arch-Mage. Tu connais la raison de ma venue. T’y soumets-tu ? répondit doucement Qwim.
Comme toujours, le maître de Bakor s’exprimait d’une voix légèrement rauque et aussi faible qu’un murmure.
– N’y aura-t-il pas une exception ?
– Pour toi moins que tout autre. Tu es un des fondateurs de notre conception de la Magie. Néanmoins, compte tenu de ton rang, tu peux être entendu par le Collège si tu le désires.
Celebengrin sourit sans joie.
– Nous savons tous ce qui s’est passé. Je vois mal l’utilité de ces procédures en dehors du déguisement d’une certaine hypocrisie.
– Cela signifie que tu t’opposes à nous ?
Cette fois, Celebengrin éclata de rire.
– Nous ! La grande, la puissante, la très haute, la très vaste omnipotente Congrégation de Bakor ! Les Gardiens de la Parole Sacrée, de la Sainte Convention !
– Je suis venu sinon en ami, du moins en paix.
– Cela vaut mieux. D’un geste…
– Nous pourrions nous réduire en cendres l’un l’autre, l’interrompit Qwim. Est-ce bien là ce que tu voulais dire ? Est-ce bien là ce que tu souhaites ?
– Ni l’un ni l’autre, Maître Qwim et vous le savez bien. D’ailleurs vos confrères de la Roue Cenventionnée finiront bien par m’avoir.
– Tu n’as pas toujours manifesté cette acrimonie envers la Convention. Nous l’avons signée ensemble.
– Je n’avais pas encore vu le corps de ma nièce servir de repas à des gnolls.
Avant que Qwim réponde, Celebengrin lanca d’un geste une boule de feu en sa direction. Le Grand-Maître de Bakor disparut dans la déflagration.
Ça ne serait plus très long, maintenant.

– Une boule de feu en plein milieu des arbres de la forêt de Dere ! Décidément, il faut croire que le Thil-Magister de Dere a complètement perdu l’esprit.
La voix grinçante de l’Exécuteur de Bakor résonna dans le dos de Celebengrin. Il se retourna. Il aurait tout aussi bien pu se tourner n’importe où: il n’y avait plus de forêt, plus d’horizon, plus de ciel; le sol était devenu un disque avec lui au centre; de ce centre partaient douze branches comme douze rayons et les douze Mages Gardiens de la Convention se trouvaient à l’extrémité des rayons et lui était seul, au centre de la Roue. Celebengrin eut soudain très froid.
Pour la première fois, il entendit Qwim se forcer à crier:
– Celebengrin ! Je déteste les duels de mages, l’idée de t’affronter me fait horreur. Nous avons été ensemble, souviens-t-en. Arrête-toi et nous serons cléments.
– Cléments ! Mais pour qui me prends-tu, mon pauvre Qwim ?
Dans le même temps, Celebengrin s’enveloppa d’une barrière de force.
– L’est fêlé, c’t’elfe, gronda Enatilia Breme, l’Alchimiste de Bakor, une forte femme plus ou moins bien réputée pour son franc-parler.
– Il l’est dans l’âme, murmura Qwim.
Batj Perrokanth, l’Exécuteur, conserva ses mots pour ses sortilèges.
L’affrontement était inégal et ne laissait aucun doute quant à son issue. Il fallut cependant toute la puissance des Sorciers Bakorians pour réduire à merci l’Arch-Mage de Dere. Au lieu de s’attaquer à ses adversaires, Celebengrin tenta de briser la Roue elle-même et Qwim reconnut lui-même plus tard seule son essence semi-divine avait probablement sauvé l’artifact.

Lorsque Celebengrin reprit connaissance, il ne reprit rien d’autre. Son corps était comme paralysé, inexistant. Enleïda, la Juge de Bakor, lut un texte. Il entendit la sentence: le drain d’un tiers de son pouvoir et six siècles dans cette prison magique; six siècles pour achever de devenir fou. Il aurait le temps d’envier la brièveté de la vie des humains.

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