Pourquoi plus Keraptis ?
Le Maître Barde Auchmurr’h poursuivit bien après la publication de la narration de la G.E.C. et jusqu’à sa mort une enquête biographique sur Keraptis. Il légua ses travaux à son collège où ils furent découverts et repris notamment par l’élève barde Luhor, devenu plus tard Magnalumni. Au cours de ses propres aventures et celles de ses compagnons, Luhor en vint à s’intéresser à l’histoire de Keraptis. Il interrogea beaucoup de monde, dont des personnalités telles que le roi Zeffan de Wejlar, le Duc Norrin de Maelne qui débusqua et détruisit la liche Grsk, le ranger Baladar Lolthslayer, la matrone Eclavdra Eilservs, le Wizard Kennan qui explora Castle Reyff. Pendant plus de dix ans, il entrepris une exploration de l’ensemble des archives de Wejlar conservées à Vizinov et en des dizaines d’autres lieux, dont Ganarbe, ainsi que des éléments de celles de Nurmania. Il a établi un fonds d’études et ressources biographiques sur l’un des personnages déterminants de l’histoire du monde d’une richesse unique, conservé à Löwe Rohan avec copies à Magna Alumnae, Mac Fuirmidth, et la Deran Library, et qui peut servir, entre autres, à répondre à cette question : pourquoi Keraptis s’abstint-il de diriger son œuvre, la Great Evil Coalition, au moment où elle en avait le plus besoin ?
Keraptis avait prévu, une fois solidement établi en son outre-monde, de revenir aux affaires de la G.E.C. à partir de 4880. Toutefois, l’affaire d’Iauwë l’avait obligé à revenir dès l’année précédente. Ce voyage laissa en lui des traces dont il est impossible de savoir si Iauwë les a infligées volontairement ou non.
Dès son retour des sources de l’Undine, Keraptis ne parvenait plus à se défaire des yeux d’un bleu parfaitement ciel de l’elfe maudite. Des yeux redevenus aussi purs que l’eau de Straasha, songeait-il. Iauwë avait été délivrée de quelque chose et il lui fallait savoir quoi, et aussi pourquoi. Il n’avait pas eu le temps de le demander à Iauwë. Sitôt sortis de la source, ils s’étaient téléportés jusqu’à l’entrée de la vallée d’Arlve qu’ils avaient rapidement quitté ; puis, après un très bref adieu dépourvu de tout remerciement, Iauwë s’était transportée quelque part, sans doute à Yu D’leh, sans plus donner quelque signe de vie. Que lui était-il arrivé en réalité ? Cette interrogation le taraudait nuit et jour, empêchant tout repos, l’éloignant chaque sans cesse davantage de cette sérénité avec laquelle il maîtrisait les événements depuis des décennies.
Il multiplia donc les divinations pour réussir à apprendre que Iauwë avait été délivrée de l’emprise du rêve de Cthulhu que les aboleths avaient des siècles plus tôt instillée en elle, rêve qui lui avait permis, en faisant appel à la puissance du Grand Ancien dont le disciple constitué par l’aquatique Dagon erre toujours dans l’espace, d’élaborer l’iauwish en créant du même coup une mer entière, la Kelnessea, devenue caisse de résonance de ce rêve. Les dieux l’avaient donc délivrée du moyen de sa surpuissance. Mais pourquoi ? se demandait-il. Dragotha répondit sagement qu’il n’y avait que le dieu Thoth ou Iauwë elle-même pour répondre à cette question. Keraptis n’étant pas dans les petits papiers du dieu-scribe, il lui fallait donc dépenser le plus puissant des sortilèges afin de contraindre Iauwë à s’expliquer, ou plus simplement aller la retrouver chez elle.
Quelques minutes plus tard, Keraptis se téléportait devant les portes de la Citadelle de Yu D’leh. Son inhabituelle impatience l’ayant obligé à improviser, il avait suivi la première idée qui lui était venue et cachait sous sa robe noire un somptueux bouquet acquis chez le fleuriste le plus réputé de Zevjapuhr. La nuit commençait à tomber.
« Ouvrez au seigneur Keraptis ! » croassa-t-il devant les portes closes, sans bien se rendre compte qu’il apparaissait une ombre dans l’ombre de la forteresse. Une voix rude lui répondit depuis le haut des murs d’aller se faire foutre vu que le hiérarque Keraptis avait disparu depuis 10 ans et n’était pas du genre à débarquer en invisible, sans solennités et sans être annoncé. « Connard » ajouta aussitôt une autre voix, du genre troll.
Keraptis leva les yeux sur deux mains tenant une arbalète que surmontait le faciès d’un demi-orc essayant d’avoir l’air goguenard. A côté de lui se penchait un troll tenant entre ses griffes ce qu’il reconnut pour l’un de ces cristaux de froid explosif qu’on fabrique en grand nombre à Helkmoor. Les deux gardes soutinrent un bref instant les deux braises qui servaient de regard à la liche. Pas mal, songea celle-ci : le froid n’abîme pas les portes et puis, par ici, ils ont horreur du feu. Ces gaillards ont peut-être du cran ou bien ils sont complètement cons, ou bien les deux. De toute façon, je m’en fous.
Il marmonna quelque chose que les deux gardiens n’entendirent pas avant qu’un éclair jaillisse de ses doigts jusqu’au troll qui se carbonisa avant de s’affaisser sous l’impact de la décharge électrique.
« Ou tu finis comme ton copain, ou tu ouvres cette putain de porte et annonces le seigneur Keraptis à ta reine, minable résidu de manant de merde » gronda la liche. « Je compte jusqu’à cinq… »
Cinq minutes plus tard la liche Keraptis entourée des boucliers de dix-huit gardes était amenée avec la plus grande méfiance devant Iauwë qui fit signe à l’escorte de se retirer.
– Tu aurais pu prévenir, tout de même. Ca m’a coûté un troll, un bon en plus !
– T’en fais pas. Je l’ai eu à l’électrique. Il va régénérer. Sauf les poils, qui ont réellement brûlé. Bon, ça te fera un troll glabre.
– Tu crois que je m’intéresse à la pilosité des trolls ?
– Je n’en sais plus assez sur toi. C’est pour ça que je suis venu.
– Si vite ?
– Oui. Je t’ai apporté des fleurs. Je… je sais bien que ce n’est dans nos habitudes mais je n’ai pas eu d’autre idée.
– Tel un soupirant ? Comme c’est mignon. Une liche soupirante.
Iauwë prit le bouquet avec un grand sourire, fit un geste, et se changea en vache. Après quoi, elle entreprit de manger les fleurs. Keraptis comprit que la situation lui échappait et qu’il n’aurait pas dû agir avec précipitation, ça ne lui ressemblait pas. Mais justement : ces derniers temps, il ne se ressemblait plus tellement.
– Qu’est-ce que tu fais ? Elles ne te plaisent pas ? Ca vient de chez Cellano, à Zevjapuhr.
– Ben j’essaie d’être à la hauteur de ce que tu me demandes. Tu m’apportes des fleurs comme si j’étais une grosse vache qui va être toute contente et te donner du bon lait en échange. Je m’adapte.
– D’accord, fous toi de ma gueule…
– Keraptis, reprit Iauwë redevenant elfe, mon cher cher Keraptis… Pendant plus de deux siècles tu me dis à peine bonjour et là je te revois nanti d’un bouquet garni alors qu’on s’est quitté il y a moins d’une quinzaine. C’est quand même pas d’avoir joué mon garde du corps en Arlve qui t’aurait ouvert à la vocation d’ange gardien, n’est-ce pas ?
– C’était pour être gentil avec une reine. Pour ne pas arriver devant elle les mains vides.
– Gentil Keraptis. Bien sûr. Keraptis le gentil. C’est surtout parce que tu es tellement à cran que tu n’as même pas eu le temps de réaliser le grotesque de m’offrir des renoncules, ni d’ailleurs la patience de subir les conneries d’un troll de garde aussi con que doit l’être un troll de garde. Nous sommes tous les deux à peu près aussi intelligents l’un que l’autre, toi et moi. Et nous savons tous les deux que seuls les dieux nous dépassent en cela, et encore. Mais nous n’avons pas du tout le même rapport à ça. Toi, comme Grsk, Molior et tant d’autres, tu as toujours vu ton intelligence comme un moyen de maîtriser le monde, de le forcer à tes exécuter tes desseins, de l’amener à tes pieds. Quant à moi, c’est le seul outil dont je dispose pour demeurer entière, éviter la folie, survivre. Ton intelligence te sert à accroître ta puissance, la mienne à diminuer mon malheur. Donc oublie tes cadeaux indignes de toi-même et dis moi ce qui ne va pas, on gagnera du temps tous les deux. Des fleurs ! Tout de même ! Y a pas autre chose chez toi dans tous tes empires, là, quelque chose de correct, des diamants, une sculpture, je sais pas, un bel esclave bien membré tiens ?
-Tu t’intéresses au sexe maintenant ?
– Tu sais très bien que je te dis ça uniquement pour t’emmerder parce que ta bite est passée par pertes et profits dans ta lichdom. Et tu sais très bien que je le sais et pourtant tu me ressors ma dernière phrase pour la retourner en question. Bordel de merde, Keraptis, j’espère que tu es venu ici pour autre chose que me sortir des trucs de négociant à la petite semaine.
– D’accord. Excuse mes mauvais réflexes. Je suis venu pour deux choses. D’abord pour vérifier que tu avais changé ou étais changée, je ne sais pas lequel des deux verbes est le plus juste. Peu importe, je suis fixé : jamais l’Iauwë d’il y a seulement un mois ne m’aurait reçue comme tu viens de le faire. Ensuite pour te demander pourquoi les dieux t’ont libérée des griffes cthulhoïdes. Enfin, plus précisément : pourquoi ont-ils accepté de le faire pour toi ?
A l’étonnement de Keraptis, Iauwë ne parut ni surprise, ni mécontente, ni narquoise.
– Ah c’est donc ça ce qui te turlupine…
Elle le fixa de son regard de ciel.
– Je te crois, reprit-elle lentement. Je crois que tu me dis la vérité. Mais pourquoi ne me l’as tu pas demandé plus tôt, quand on était tous les deux en Arlve ?
– C’est toi qui réponds maintenant à une question par une autre… Je n’y avais tout simplement pas pensé. Et, non, Iauwë : il ne s’est pas passé ensuite quelque chose qui m’amène à te demander ça, qui commanderait mon intérêt à cette question.
– Bien sûr que si ! Sinon tu ne serais pas là. Tu ne sais pas agir autrement que dans ton seul intérêt.
Elle appuya ses paroles d’un revers de main méprisant qui faillit faire sortir Keraptis de ses gonds.
– C’est faux ! s’exclama-t-il. La Grande Coalition ce n’est pas mon seul intérêt : c’est celui de millions de créatures ! Et je n’en retire aucune puissance sur ce monde-ci. Inutile de noircir le tableau. Je suis, comme toi soit dit en passant, cause de millions de morts et de malheurs innombrables. Je sais pourquoi et je l’assume sans regret ni faux-semblant. Toi, peut-être bien que tu en as, des regrets. C’est aussi le sens de ma question.
Elle resta silencieuse, le fixant à nouveau de son regard bleu. Keraptis pensa au ciel si pur au dessus des montagnes de Wejlar où il avait avancé en vainqueur, au ciel tendre de son adolescence d’étudiant à Sudel, au ciel intense qui semble peser sur les déserts rocailleux à l’ouest de Reyff, au ciel comme surgissant de la mer d’été à côté d’une citadelle de glace éternelle. Il soutint à nouveau ce regard, sans défi ni méfiance, sans trop savoir pourquoi, comme s’il en avait simplement envie.
– D’accord. Je vais te répondre. Je pense, je n’en suis pas sûre, mais je pense que les dieux m’ont libérée à cause de mon innocence.
S’il avait encore été vivant, Keraptis se serait étouffé. Innocente ! Celle qui avait délibérément rayé de la carte un pays entier, et par-dessus le marché contraint les dieux à s’employer pour en réparer les conséquences ? La plus grande criminelle de l’histoire, une innocente ?
Iauwë sentit le désarroi de la liche et s’esclaffa.
– Tu penses toute la complexité du monde et tu es incapable de penser celle d’une vieille camarade comme moi. C’est drôle.
– Tu m’excuseras de ne rien voir de drôle là-dedans et évite de me répondre que les morts-vivants n’ont pas le sens de l’humour. Effectivement, je n’aurais jamais pensé à ça.
Elle soupira, éveillant chez Keraptis cette bizarre pensée qu’elle pouvait, elle, soupirer.
– Les dieux m’ont simplement comprise. Je suis entrée dans la source de l’Undine. Straasha m’a purifiée, Heimdall m’a laissé passer, j’ai touché la porte de vermeil au dessus des eaux, elle s’est ouverte. Derrière, Thoth a déroulé toute ma vie et Hadès et Tyr et Bes l’ont regardé et écouté. Ils ont regardé ce que j’ai fait et qui j’étais. Je n’ai été ni repentante ni hypocrite. Je n’ai jamais nié avoir conservé assez de libre arbitre pour être pleinement responsable. Poséido a ensuite prononcé ma condamnation en même temps que ma libération et j’ai alors pu m’asseoir sur le trône des dieux. Ainsi je suis devenue reine consacrée.
– Mais pourquoi ce mot : innocente ? Tu n’es pas innocente, tu as même revendiqué le contraire.
– Ce n’est pas l’innocence des faits mais de celle de l’être. Je répète : les dieux m’ont comprise. Ils ont su comment et pourquoi les aboleths m’ont eue : par mes frayeurs, mes doutes, mes peines. Et c’est ça et rien d’autre qui est au départ de la chaîne qui mène jusqu’au Kelnore. La terreur purifie, vois-tu. Elle enlève les interrogations, les complexités. Tu agis par terreur : c’est simple, sans aucune question. Le relâchement, aussi, compte énormément. Ce moment où la terreur s’arrête : on est comme nettoyé, vidé, soudain tellement, je ne sais pas décrire ça, paisible ? Et puis il y a, bien sûr, la sensation de puissance… le pouvoir… l’impression à la fois des effets du pouvoir qu’on exerce et de celui dont on n’est que le véhicule…. Je pense que les prêtres savent bien cela, je veux dire : les plus haut placés. Enfin il y a cette merveilleuse rupture avec la logique. Les mêmes causes ne produisent plus les mêmes effets. On ne fait plus la même chose que les autres ni avec les mêmes manières ou les mêmes raisons que les autres. Autrui ne comprend rien mais en fait, quelle extraordinaire liberté ! Avec, cerise sur le gâteau, vos têtes affolées à Vraxer, Grsk, Molior ou toi… mais qu’est-ce qu’elle a, la ptite Iauwë, on pige rien à ce qu’elle dit et rien à ce qu’elle dit pas, finit-elle en imitant la voix aigue et grinçante de Grsk et en mimant la posture voûtée caractéristique de leur ancien compagnon.
– Mouais. Et alors ?
– Et alors je suis libérée de Cthulhu, ce que seul Poséido pouvait m’accorder. Ca signifie qu’il ne peut plus rien contre moi directement. Mais il a toujours une transpiration mentale, si j’ose dire, dans la Kelnessea, parce que je la lui ai donnée. Et c’est pourquoi puis utiliser son pouvoir, son rêve, et même je dois le faire, pour qu’il ne soupçonne rien. Je puis le limiter, l’encadrer si tu préfères. Je puis me servir de lui pour qu’il ne serve à rien de vraiment dangereux. Et je dois le faire, ici, jusqu’à ma mort ou jusqu’à la fin des temps. C’est ma condamnation.
– Tu comptes faire comment ?
– Tu penses vraiment que je vais te le révéler ? Tu trouves que je ne t’en ai pas dit assez ?
Keraptis grimaça nerveusement un sourire.
– En tout cas te voilà reine…
– Note que je l’étais déjà.
– Tu joues sur les mots. Tu es reine vraie, sacrée. N’importe quel prêtre de n’importe quelle religion peut le reconnaître et le révéler à ta demande.
– Sans descendance…
– Qu’importe ! tu es une elfe : ta capacité à emmerder s’évalue en siècles.
– Reine d’un bout de rocher…
– Vaut mieux un petit chez soi…
– sur une mer qui pue l’abomination…
Il faillit répondre : « que tu as enfantée » mais se tut, réalisant qu’il allait devenir blessant. Comment Iauwë l’avait-elle emmené dans cette discussion où lui, le diplomate à la souplesse et l’habileté légendaires, s’escrimait comme un gamin de douze ans jouant à qui aura le dernier mot ? Que cherchait-elle ? se demanda-t-il, oubliant que c’était lui qui était venu la voir. Dans les yeux bleus il décelait autre chose que de l’ironie ; les mots de l’elfe semblaient couvrir une profondeur dont l’accès lui était impossible. Il comprit qu’il ne parviendrait pas à en savoir davantage car pour cela, il lui aurait fallu être vivant. Et peut-être était-ce bien ce que voulait lui faire sentir Iauwë : éprouver cette différence, elle reine, lui ministre, elle vivante, lui mort, elle femme, lui rien.
Il émit une sorte de raclement en hochant la tête.
– Nous sommes les deux pires fléaux que ce monde ait connu depuis Hornst, fit-il.
– Nous sommes en tout cas les deux seuls à pouvoir le dire sans que ce soit une blague.
Keraptis prit congé de la reine de Shaggoth sur ces paroles. Il se sentait bizarrement épuisé et pensa qu’il lui faudrait quelque temps pour se remettre de cette conversation ; en fait, il ne s’en remit jamais.
Sous le soleil du Vizan
Dès avant Sinlond, Liftipyge a jeté le masque en reprenant à son compte les gains de son « allié » okhpuhran.
Ayant ainsi récupéré les fiefs marner, il déferle depuis ceux-ci en Confédération, dans les contrées de Kohrland, Mirbaïc, Beraïc et Ithylian. Le Vizan acquiert ainsi ce qu’il cherchait de longue date : des accès portuaires nécessaire à l’exercice d’un rôle majeur sur les côtes occidentales de Derenworld, qui vont lui permet d’encercler la marine de Lowenland et de neutraliser les traditionnels alliés d’Avros que sont Mirba et Portown. Pour couronnement de cet objectif, il prévoit la conquête de l’Isle de Ponant (ou Beliand) qui deviendrait une colonie vizaner, coupant ainsi Portown et le Wejlar de leur commerce au long cours.
Liftipyge prend aussi soin de caresser dans le sens du poil les seigneurs terrestres locaux : royaume d’Holderin, duché de Maelne, Miribar, Havener, cités de Cryge-Haven et Ithyl. Il se présente à eux comme un rempart ou un recours contre ses alliés de la Great Evil Coalition qui multiplient massacres, pillages et exactions en tous genres. Il ne demande ni soumission ni démission, mais simplement une alliance entre humains ou nains de bonne foi, une simple vassalité. Et de fait, ça fonctionne. De Kalbrand jusqu’à Ithyl on choisira vite le moindre entre deux maux. Surtout que, sur place, les troupes vizaners, très bien encadrées, montrent une étonnante retenue, se conciliant les populations d’autant plus aisément que leur maître a choisi de laisser intactes les structures politiques préexistantes à deux exceptions près, importantes il est vrai : Mirba et Ithyl.
Mais ailleurs, notamment en Varikland, Kohrland, Havener et Beraïc, les vizaners mènent une politique d’occupation très simple, se bornant à demander un tribut qui n’excède guère le nécessaire à payer et entretenir leurs troupes. Ils développent activement le commerce et importent des techniques agricoles, artisanales, artistiques. Ils protègent les paysans qui voient parfois leurs impôts même diminuer grâce à une « occupation » vizaner qui amène dans ses bagages des cadres habitués à une comptabilité rigoureuse qui tranche avec bien des pratiques féodales.
Car Liftipyge ayant atteint ses objectifs premiers avec les annexions successives de Zevjapuhr, d’Isablis et Mirba, il n’entend pas s’étendre davantage par voie de conquête ; il poursuit désormais des buts diplomatiques en droite ligne avec la millénaire ambition revancharde du Vizan qui consiste à se substituer à la référence socio-culturelle du Grand Wejlar dans l’ouest du continent, mais cette fois de manière douce. Le règne de Liftipyge reçoit les fruits de ses prédécesseurs Hadzijil et Hazam VIII qui ont démocratisé l’accès à l’enseignement, permettant l’émergence d’une classe intermédiaire d’un niveau d’éducation très supérieur, qu’on ne rencontre alors qu’en Evriand, Zevjapuhr et à un moindre degré en Thûzzland. Cette classe n’ayant néanmoins pas accès aux grandes propriétés foncières qui demeurent le monopole des castes nobles, elle se tourne soit vers le commerce, soit vers la marine, soit vers l’Etat auquel elle procure des conseillers, administrateurs, juristes de haute volée. Outre qu’il n’est pas un guerrier dans l’âme, Liftipyge a l’intelligence de comprendre que son pays est supérieur culturellement, économiquement, et intellectuellement, à la plupart des territoires qu’il vise et qu’il suffit d’influencer pour obtenir le même résultat qu’une conquête avec des frais et des malheurs incomparablement moindres. Ainsi à Cryge-Haven, Genakohr, Dol Bera, Maelne ou Kalbrand, on commence à trouver qu’il serait bien mal venu de faire mauvaise mine à ces étrangers qui donnent des leçons de raffinement entre deux verres de vins délicieux, qui ouvrent les routes de la soie, du thé, du sucre et des épices, qui maîtrisent parfaitement la fabrication du savon, des huiles, de la maroquinerie, des bois précieux et de l’ébénisterie d’art, et qui en plus se proposent poliment de nous éviter les hordes de gobelins, trolls ou géants qui sévissent au nord et à l’est. En quelques années, le Vizan devient très à la mode à l’ouest de l’Undine.Cependant, pas partout. Holderin et Portown refusent tout accord ou armistice avec le Vizan tant que celui-ci ne dénoncera pas sa participation à la G.E.C., ce qui bloque les négociations à Sinlond. Liftipyge songe alors à retirer son armée de l’Empire pour entreprendre de châtier et conquérir les cités rebelles mais il se heurterait aux prétentions d’Eymerand III de Marn, toujours contrôlé par Hellson, sur l’Evriand et plus généralement à celles de la Great Anarchy sur le Wejlar et l’ouest du continent. Il fait administrer Mirba par un Bey particulièrement compétent en affaires navales, Moulaïk Xado Pradello, qui entreprend d’y construire une flotte occidentale tout en en faisant le port principal d’un commerce avec le Beliand dont le Vizan s’arroge le monopole. Sur l’océan, manœuvres intimidatrices et incidents avec des marins lowenlanders, wejlans ou portownians se multiplient. Toutefois, la flotte vizaner, aussi importante soit-elle, ne peut être partout en même temps. Elle ne peut à la fois flanquer des roustes aux avrossians, patrouiller les mers de Tangut contre les pirates locaux, défendre ses côtes nationales, et prendre le risque d’affronter sur mer une marine de Lowenland à la fois invaincue et en parfait état.
Liftipyge, qui a pris des leçons de Keraptis, choisit une fois encore de privilégier la voie diplomatique : l’un des aspects des négociations de Sinlond porte sur l’obtention par le Vizan de bases navales à Mirba et Genakohr bénéficiant aussi à l’Okphpuhr, le tout avec la neutralité du Lowenland, en échange du renoncement par le sultan à des conquêtes supplémentaires en Confédération. L’acceptation de ce traité par la Grand-Duchesse Alërerië instaure en Confédération, Marn, Evriand et Wejlar une solide méfiance envers le Grand-Duché, qui perdurera pendant plusieurs siècles. Cependant, pour Alërerië, refuser ce traité aurait impliqué d’entrer en guerre sans aucun objectif contre des forces dix fois supérieures sur terre, et trois fois sur mer, cela sans le moindre soutien de quiconque…
La porte est ainsi ouverte à des années d’influence vizaner en Confédération qui aboutiront, après quelques décennies, à l’obtention du Wejlar et du Beliand. Cependant, c’est surtout contre l’Empire et en Evriand et Wejlar que ça castagne. Sur ces fronts, le Vizan opère en fidèle allié de la G.E.C. et en parfaite liaison avec gnolls, drows, géants, trolls et autres yuantis. Il est alors clair que Liftipyge n’a les mains libres qu’en Confédération et en « Varikland » central (Maelne, Kalbrand, Aÿne, Vogelberg…) ; ailleurs, la G.E.C. conquiert ou asservit pour le compte de la Great Anarchy.
Avec ravissement, les drows pénètrent la nuit les cités humaines pour y exercer leurs cruautés raffinées tout en préemptant esclaves ou denrées de choix. Le jour leur succèdent yuan-tis, ogre mages, rakshasas, illithids, bureaucrates de Poutak, commerçants de l’Underdark, percepteurs de Helkmoor, Gaùruil, Icehall qui viennent exiger leurs dus dont ils sont parfois eux mêmes dépouillés pendant leur retour, car plus aucune route n’est sûre. Gnolls, trolls, gobelins, ogres ou kobolds sont partout chez eux, mettant campagnes et villages en coupe réglée, assiégeant quelques châteaux récalcitrants, traquant fuyards et réfugiés dans les bois ou les collines.
Avec la G.E.C. ou sur ses traces s’est abattue sur le monde une véritable ménagerie de monstres : dragons, manticores, lamias, illithids, qui ont pillé puis ramené dans leurs repaires richesses, bétail, denrées, stocks de nourriture, mobiliers, familles. Ici un géant descelle la coupole dorée d’un temple pour la ramener chez lui. Là une méduse insatisfaite de son butin change en pierre un village entier. Les antiques portes sculptées d’une ville, les précieuses tuiles laquées du toit d’un palais, les trousseaux des jeunes filles, les jouets des enfants, les ustensiles de cuisine sont indifféremment la proie de pillages qui vont durer des années.
Car à la différence des précédentes invasions ayant ravagé le monde, la G.E.C. n’instaure aucun pouvoir local ayant quelque vocation à maintenir en place et protéger les structures existantes ou à se coordonner avec ses voisins. Klagruj, Borgpht, Zok’r’Tio sont des conquérants et rien d’autre, alors que la G.E.C. dévore ses propres conquêtes. La Great Anarchy fait honneur à son nom et plus on s’éloigne du Loskelnaï plus le désordre s’amplifie. Car au moins Vraxeri, Iauwë, ou les Poutakiens savent-ils depuis longtemps gérer l’anarchie dans leurs territoires respectifs. Mais ailleurs, il faudrait calmer Loki Hellson qui commence à se rêver en roi d’Evriand intronisé par les marners. Il faudrait encadrer les orcs de Parhuskol, Niush ou Gorgrodd qui festoient sur les décombres de l’Empire ou du Wejlar. Il faudrait rassembler ces domaines éparpillés sur le monde entier, et notamment dans les immensités du Tangut ou de l’Empire, pour en faire des ensembles cohérents capables de s’appuyer les uns les autres. Et peut-être faudrait-il même s’inspirer de cet impeccable allié vizaner qui sait concilier aussi bien que conquérir.
Parmi les cadres de la G.E.C., seul Vlad Holghing aurait les capacités de doter la G.E.C. des cadres et modèles capables de pérenniser ses triomphes. Son insertion personnelle en Eriendel, où il a su se faire accepter par à peu près tout le monde comme Lord Protecteur, est à cet égard un exemple rare sinon unique. Mais Holghing demeure, pour les plus hauts hiérarques, un lieutenant de Keraptis, un homme d’armes, un mercenaire, un fier-à-bras. Personne ne peut ou veut lui voir une autre étoffe, que lui-même ne revendique prudemment pas.
C’est en orient que les premiers signes de craquements se produisent. L’Alliance naine, menée par le roi thûzz Merin XIV (cf. Histoire du Thûzzland), s’attaque en premier au Tangut, où l’absence d’état central dessert des envahisseurs qui ne sont coalisés que le temps de la conquête. Chaque fief ou territoire isolé représente une proie aussi facile pour l’Alliance qu’elle le fut pour la G.E.C. S’appuyant sur des relais locaux implantés dans tout le pays (notamment à Valon, Thunderhold, Starstone, T’lan, Inghelis, Blest…) les nains renforcés par les avrossians et les farxlans reprennent sans difficulté en moins de trois mois la plupart des territoires tangutiens passés sous la coupe de la G.E.C. tout en négligeant les grandes villes afin d’éviter les délais et aléas d’un siège. Ce qui permet à Tarantis et Viris de tirer dans un premier temps leur épingle du jeu. Viris appele alors la G.E.C. à la rescousse et celle-ci organise rapidement un corps expéditionnaire mené par le grand général Sissipish, yuan-ti spécialiste de la région, qui vient de conclure une alliance avec les sahuagins méridionaux contre Avros et débarque en Ghinor afin d’y recevoir rapidement le renfort des géants qui y demeurent. Sissipish prend ensuite le temps d’agréger et rallier divers réfugiés chassés par les nains et provisoirement réconfortés par les drows, parmi lesquels figurent deux dragons rouges passés du statut d’alliés de la G.E.C. à celui de victimes collatérales de l’alliance naine et fort mécontents d’avoir été dépouillés de leurs trésors.
Parfaitement renseigné par des espions et scouts de Viris, il se rapproche petit à petit de l’armée des nains en attendant le départ des avrossians et des farxlans qui vont bien finir par être appelés ailleurs ou alors rentrer chez eux, ce qu’ils finissent en effet par faire dans les premiers jours de Balance 4881.
Tout est alors prêt pour qu’une horde d’orcs et autres humanoïdes, appuyés de géants et de dragons, anéantisse Merin XIV. Sissipish se met en marche, ses compagnies principales voyageant dans la forêt jusqu’à deux lieues des thûzzo-tangutiens, des forces d’encerclement progressant sous terre, guidées par les Xanishal, afin de prendre l’ennemi à revers. Par surcroît les nains lui facilitent la tâche en ayant choisi de camper dans une vallée assez encaissée sous le bien-nommé mont Hellgong. Les encercler sera un jeu d’enfant, les détruire un plaisir d’adulte.
Hellgong
Le sauveur des thûzzo-tangutiens a pour nom Ingriluinn, jolie mage étudiante à l’Arcania de Viris, et par ailleurs devenue favorite d’Aberdori Cullingmore, dit belle-gambette, dit parfois le câlineux, dit aussi vastoreille, de son état maître espion à la solde momentanée mais bien payée des drows Xanishal, lesquels sont en charge de la coordination et de la logistique de l’armée Sissipish. Ingriluinn prend fortuitement connaissance de leurs plans en écoutant la conversation de son chéri avec une voix féminine qui s’avère être drowish derrière une porte où elle n’aurait pas dû se trouver. Ingriluinn n’a aucune intention de trahir ces secrets : elle n’aime pas particulièrement les nains ni les thûzz et est très contente de sa situation. Mais les Xanishal, gens précautionneux, découvrent le lendemain par divination sa présence inopinée. Ils ne sont pas du genre à prendre le risque de la croire sans avoir approfondi la question. Ils kidnappent donc dès le surlendemain une Ingriluinn terrorisée, moins pour l’occire que pour la faire parler. Cependant les vastes oreilles d’Aberdori ne l’entendent pas ainsi et il se pointe aussitôt sans invitation préalable sur le lieu de l’interrogatoire afin d’assurer la défense de sa chérie, de manière verbale a priori et de façon énergique si nécessaire. Or la discussion se passe très mal, la paranoïa et l’arrogance des drows s’avérant toutes deux à la hauteur de leurs légendes. Finalement, Aberdori et Ingriluinn s’enfuient en laissant quatre drows gésir dans leur sang. La solution qui leur paraît alors s’imposer consiste à rejoindre la seule personne capable de les protéger, c’est à dire Merin XIV, outre qu’un maître voleur aussi émérite qu’Aberdori résiste rarement à la tentation de placer un magistral backstab, ne fût-il que moral.
Convaincre Oemiriekol, mentor d’Ingriluinn, qu’une téléportation serait royalement rémunérée par le monarque thûzz ne fut pas bien difficile et le soir même tout l’état major thûzzo-tangutien était au courant des projets de Sissipish. Hellgong n’en demeure pas moins le chef d’œuvre de Merin le Robuste.
S’inspirant de Borim Tar Thunderhold qui, après avoir ravalé sa traditionnelle aversion envers les elfes, travaillait depuis plusieurs années avec Llangwellyn the White, un mage relativement connu en Tangut, afin de défendre les sous-sols de son royaume, Merin fit ce qu’il fallait faire : il ouvrit ses coffres. Oemiriekol accepta de convoyer un message du souverain au Monastère d’Emer, avec lequel la couronne thûzz conservait d’antiques et fructueuses relations. Le grand maître de cette fameuse institution était alors l’excellent Ebolnifar Emeryn, Double-E pour ses élèves et ses intimes, archimage d’autant plus redoutable que son apparence de vieillard cacochyme donnait précisément à croire l’inverse alors qu’elle n’était que la conséquence d’expérimentations parfois quelque peu excessives dans les arts magiques.
La prédisposition générale d’Ebolnifar était la réprobation. Il réprouvait les autres écoles de Magie, la All Wizards’ War, la politique de Liftipyge, la Great Evil Coalition, l’impatience des jeunes mages, la mollesse des vieux sorciers. Il aurait réprouvé la pluie parce qu’elle mouille et le soleil parce qu’il éclaire. “Non” et “ni l’un ni l’autre” étaient ses expressions favorites. “Double ‘E’ mais pas simple d’esprit !” disait-il de lui-même aux étudiants qu’amusait sa manière de se faire passer pour un imbécile qu’il n’était assurément pas.
Merin n’ignorait pas que tout cela recouvrait et protégeait un chercheur passionné souhaitant avant tout qu’on lui foute la paix. Mais il savait aussi qu’Ebolnifar demeurait un maître avisé et soucieux de son école d’Emer, cadre de recherches auxquelles il vouait son existence. L’espèce sonnante et trébuchante devrait donc pouvoir le convaincre, d’autant qu’on ne dit pas non à un roi de la même manière qu’à un apprenti. Et de fait, moyennant une somme raisonnablement exorbitante, Ebolnifar ne vit aucun problème à faire aux ennemis (qu’il réprouvait) de Merin le coup de l’arroseur arrosé.
Le cinquième jour du mois de Balance, 4881, Sissipish se présente avec une cohorte de trolls, bugbears, et gobelins face à l’entrée nord-est de la vallée du Hellgong dont cet imbécile de Merin n’a pas cru devoir bouger, trop occupé à jouir de son énorme train de vivres et ses petits conforts de monarque opulent et paresseux. Vrai, la vallée est jolie, avec son petit lac, ses petits ruisseaux, son petit gibier à plume ou à poil, ses petits hameaux de petits paysans qui font un petit vin pas déplaisant servi avec le petit fromage du coin. Mais la villégiature des thûzz est surtout un traquenard idéal, encaissé sur un axe nord-est sud-ouest, avec le Hellgong en butoir au nord et des collines salement escarpées et densément boisées au sud. Les gobelins et géants à l’initiative à droite, les renforts orcs et gnolls sortis de dessous terre pour les prendre à revers à gauche après deux heures de combat, les dragons au dessus avec quelques patrouilles de trolls pour surveiller que personne ne s’échappe : l’encerclement est déjà fait, il suffira ensuite de taper et d’attendre. Le prestige du thûzz ne se relèvera pas de s’être si bêtement laissé prendre en pareille faute.
(représentation virissiane, coll. priv.)
Les bugbears et gobelins rencontrent en premier les auxiliaires humains des nains : un important corps de cavalerie ingheline, deux régiments d’infanterie de Valon, et des irréguliers agrégés en compagnies d’archers et de milice auxiliaires, qu’ils mettent facilement en déroute et s’enfuient presque sans combattre vers le sud-ouest. Inutile de les poursuivre : ils vont tomber d’ici une heure sur les orcs sortis de terre qui les massacreront. Cependant, derrière les fuyards, pas de nains. Merin n’est tout de même pas lâche au point de s’enfuir en laissant ses seuls alliés pour couverture ? A ce moment les géants lui rapportent que des milliers de guerriers thûzz et dzîmershs sont juchés à flanc de montagne sur le Hellgong, répartis derrière des parapets, grottes, tranchées, rebords creusés ou agrandis par un travail d’arrache-pied frénétiquement accompli les deux jours précédents. Des centaines de hérissons de nains éparpillés dans la montagne comme autant buissons de chiendent. Sissipish jaugea la situation. Malins mais pas bien courageux, ces nains. Et pas si malins que ça : ils sont répartis en postes isolés, sans communication entre eux, il suffit d’une colonne de bugbears et gobelins pour écraser chaque groupe sous le nombre. Mais devant escalader la montagne, les gobelins subiront des pertes terribles. Autant laisser les dragons nettoyer le truc et les géants finir les survivants.
Les deux dragons rouges quittèrent donc leur surveillance des collines et se préparèrent à enflammer le flanc du Hellgong. Il se passa alors quelque chose de totalement imprévu : huit guerriers en armure, revêtus d’un tabard bleu métallique, surgissant du sommet du Hellgong, plongèrent en vol vers les dragons en contrebas. Avant qu’ils aient été discernés et bien avant que Sissipish comprenne ce qui advenait, ils engagèrent le combat avec les deux dragons. En moins de trois minutes, l’un des dragons, lardé de coups, s’écrasait au sol, avec un guerrier entre ses dents. Le deuxième s’enfuit aussitôt à tire d’aile derrière le Hellgong, les sept guerriers restant à ses trousses. Un râle furieux suivi du bruit d’un lourd écrasement au sol apprit à tous que le dragon n’avait pas survécu longtemps.
Pour éviter la confusion et l’effroi, Sissipish donna aussitôt l’ordre à sa cinquantaine de géants de passer immédiatement à l’assaut. Mais leur tâche s’avéra très compliquée car il n’arrivaient pas à atteindre les nains terrés au fond d’anfractuosités trop étroites pour le passage de leurs énormes armes, tout en recevant les tirs d’arcs et arbalètes des autres postes essaimés sur la montagne. Les géants finirent bien par s’emparer d’une demi-douzaine de postes nains, tout en perdant huit d’entre eux. Sentant leur action mollir, Sissipish ordonna aux gobelins et bugbears de les appuyer, ne conservant que les trolls en réserve. Il pouvait bien faire donner toute son armée, les renforts acheminés de l’autre côté de la vallée pour en boucler l’encerclement n’allaient pas tarder à arriver après avoir défait la cavalerie ingheline et la piétaille valoner. Puis il put enfin prendre le temps de réfléchir. Des Dragonslayers de Chemnarg ? Pas possible que Merin en ait emmené huit avec lui. Ils habitent à l’autre bout du monde et ne sortent pratiquement jamais de chez eux. Quelqu’un l’a prévenu qu’il allait être attaqué avec des dragons. Quelqu’un savait et l’a prévenu. Et quelqu’un a donné à ces Dragonslayers de quoi voler et les a amenés ici. Qui a pu, qui a osé trahir ?L’assaut sur le flanc de la montagne ne se passe pas bien. L’armée de Sissipish n’a pas d’engins de siège et il a fait exécuter ses plans trop rapidement. Les géants marchent sur les bugbears qui marchent sur les gobelins qui n’arrivent pas à escalader la pente. Certains géants, blessés, se sont mis en retrait et arrosent à coups de rochers la zone de combat avec une imprécision qui décime bien plus d’assaillants que de défenseurs. Sissipish donne alors l’ordre de se regrouper pour un troisième assaut. Cette fois, seules les grandes tailles : géants, bugbears et trolls, vont monter la pente ; les gobelins, durement éprouvés, garderont la vallée. Il compte qu’une dernière vague, fournie par les renforts qui ne devraient plus tarder, emporte le tout.
Or au même moment les cohortes d’orcs, ogres et kobolds formant la seconde partie de l’armée Sissipish sont en train de s’enfoncer dans les profondeurs de l’Underdark sous la houlette d’Oemiriekol, Aberdori Cullingmore et Ingriluinn qui ont pris l’apparence, les vêtements et les possessions des quatre drows Xanishal occis trois jours plus tôt. Prétendant avoir reçu des instructions de Sissipish, ils ont pris en main l’acheminement de son corps d’armée pour le dérouter vers nulle part. Oemiriekol a poussé l’amusement jusqu’à prendre le matin même le risque de se transformer en drider venu confirmer à Sissipish en personne que les forces d’encerclement étaient prêtes.
Depuis le sommet du Hellgong, dans sa longue robe blanche d’archimage aux fines broderies en fil de mithril sur laquelle coule une ample chevelure argentée, couvert par une invisibilité renforcée d’anti-détection, Llangwellyn observe. Alerté le matin même par ce vieil acariâtre d’Ebolnifar, il l’a vu accompagner trois mages emerins afin d’amener huit guerriers de Chemnarg à quelques dizaines de mètre en contrebas. Il a vu ces derniers activer des bottes ou anneaux de vol qui leur ont sans doute été été achetés par ce richard de Merin avant de fondre sur les dragons pour les détruire. Il a regardé les Dragonslayers ont éliminer avec une sorte d’étrange aisance ces deux dragons rouges pourtant de fort belle taille, leurs armes pénétrant presque facilement les écailles des monstres dans un combat qui ressemblait à une sorte de danse apprise par cœur, comme s’ils savaient par avance chaque geste ou attaque que chaque dragon allait accomplir et par avance quelle action exécuter ensuite. Auparavant, il a vu l’avant-garde de Sissipish disperser les tangutians auquel leur commandant, Runnardj Knight Safranti, avait donné l’ordre de retraiter. Et à côté de Runnardj il a vu ce brave Fibilibur, fier garde du corps du roi Borim qui lui a plus d’une fois fait lourdement sentir combien il méprise les magiciens en général et les elfes en particulier, détaler avec les autres. Or c’est à ce gros imbécile de dzîrmesh xénophobe qu’il doit adresser le message qui évitera le massacre de ses congénères.
Le Hellgong est à ses pieds et sous ses pieds. Personne ne le sait ni ne s’en souvient, certainement pas les drows ou même les thûzz venus camper et se battre sous une montagne dont le nom leur est parfaitement anecdotique. Pourtant le gong des Enfers, fabriqué des mains d’Astaroth1 pour invoquer des légions de Malboge, Maladomini, ou Stygia, est toujours là-dessous, pas loin du sommet. Llangwellyn le sait d’autant mieux que lui-même fit sceller la caverne où repose l’infernal instrument. Il sait que le grand diable Fleurety2 le fit sonner pour appeler les troupes infernales de Moloch afin d’aller combattre les hordes mort-vivantes d’Orcus avant qu’Isis, Seker et Geb ne viennent mettre à tout cela bon ordre. Il sait que les échos du gong, qui s’entendent à des lieues, gênent profondément des créatures du chaos comme, par exemple, les trolls. Il songe que les nains comme les anarchiens auraient pu s’en souvenir : le secours d’une brave petite légion de Malboge changerait assurément le cours de la bataille dans un sens ou l’autre. Car pour tout ce qui se bat là-dessous, les diables sont gens avec qui l’on peut toujours finir par s’entendre et il n’y a guère de différence entre eux et l’un de ces commerçants retors que les nains respectent tant. Mais du moment que la caverne du Hellgong a été scellé par un vieux con d’elfe oublié jusqu’au trognon, qui se soucie du nom de la montagne ? D’autant que depuis longtemps les vilains elfes dominent injustement du monde et les méchants magiciens empêchent les gens de vivre… ils sont la plaie des nains et des humains jusqu’au jour où ceux-ci trouvent bugbears ou trolls encore moins sympathiques et demandent tout naturellement à l’Archimage Blanc de rendre service une fois encore…. Bes, dieu protecteur des nains qui les laissés camper là-dessous, doit bien se marrer, s’il me regarde.
Llangwellyn voit le général anarchien regrouper ses unités pour un troisième assaut. Cette fois, le yuan-ti a compris : les trolls vont avec géants et bugbears nettoyer un par un les nids de nains restants. Cette fois ne restent dans le fond de la vallée que les gobelins. C’est donc le moment.
Avec un soupir, Llangwellyn accomplit les quelques gestes nécessaires à murmurer à l’oreille de Fibilibur, qui patientait à l’entrée sud de la vallée, qu’il pouvait maintenant revenir avec ses copains. En dessous, le combat faisait rage. Le cadavre provisoire d’un troll découpé en morceaux dévalait la pente suivi d’un nain hache levée pour lui trancher la tête. Un géant se redressait en hurlant, ses doigts coupés pissant un sang brunâtre. Des bugbears ayant investi un fortin jetaient par dessus le parapet des nains au tabard violet croisé d’or qui se soulevait un instant dans l’air comme une aile inutile. Des archers thunderholdiens sanglés dans leur tuniques bleues et grises pointaient soigneusement leurs arbalètes sur les têtes d’assaillants aggripés aux rebords défendus par des combattants acharnés. Personne ne reculait ; on ne cédait qu’à la mort. Montait un vaste remugle de sang, de crasse, de sueur macérée dans les armures ou les pelages, l’odeur des chairs ouvertes, des viscères et ossements fraîchement répandus. La clameur de la bataille, ahanements accompagnant les mouvements des lames et des masses d’armes, cris de rage ou de douleur, chocs de la pierre et du métal, montait vers lui et le ciel comme en hommage à Arès, Clangeddin, Arioch ou Thor, ces dieux guerriers que nains et humains aiment tant.
L’Archimage Llangwellyn hocha tristement la tête et s’en alla bien vite retrouver le Ninqueloth, son ketch gouverné par les bons soins du djinn Djinqueloth sous le ciel d’azur au large de Starstone, où l’attendait sa compagne Araïta à côté d’une salade d’algues épicées, d’une pollenta au fromage, et d’un verre de Casquemonfille blanc bien frais.
Le combat faisait toujours rage lorsque Runnardj Safranti déboucha à la tête des cavaliers inghelins face aux gobelins et chargea aussitôt. Les gobelins furent emportés dès la première charge et s’égayèrent dans toutes les directions, poursuivis par les cavaliers qui en firent un grand massacre. Les valoners et auxiliaires qui suivaient à pied n’eurent plus qu’à prendre à revers les assaillants de la montagne qui, absorbés par leur combat, ne réalisèrent ce qui se passait derrière eux qu’en recevant les premières flèches des tangutians positionnés en ligne comme à la parade. Une stupeur paralysante avait saisi Sissipish qui ne dut son salut qu’à sa garde du corps, la redoutable Silkenblade3 Oïsæ Xanishal, qui veillait sur lui depuis l’éther où elle l’emmena pour le mettre en sécurité.
Merin XIV et Runnardj Safranti remportent ainsi une victoire décisive. Car sans attendre ni fêter quoi que ce soit, Merin se porte dès le lendemain avec son armée et des renforts venus de Thunderhold contre les orcs égarés entre Underdark et surface, qu’il surprend grâce aux indications d’Aberdori Cullingmore et taille en pièces. Moins connue que le Hellgong, cette seconde bataille, souterraine, signe l’anéantissement définitif de l’armée d’un Sissipish dévasté qui n’arrive pas à bien reconstituer les événements et cherche des traîtres. Le momentum est passé du côté de l’alliance naine et Sissipish met deux semaines à comprendre qu’il est trop tard4 ; Viris et Tarantis tomberont dans les six mois du Hellgong. Merin XIV a gagné la partie à l’est du monde.
Dans ses souvenirs confiés aux bardes de Mac Fuimidth, Keraptis date de ces deux batailles le début du déclin de la G.E.C. “Le très justement nommé Hellgong, dit-il, est bien un énorme coup de gong, entendu dans le monde entier, parce que le monde entier l’attendait. C’est le signal de la fin de notre invincibilité. Pas parce que nous avions perdu une bataille : nous en avions perdu d’autres, mais par la manière. Merin a montré à tout le monde comment retourner contre nous nos propres armes, notre propre système. Probablement parce qu’étant nain, la magie lui reste radicalement étrangère, il a été le premier à penser comme moi le mage en tant que serviteur, y compris du militaire. Pas le seigneur de guerre conquérant, pas le dispensateur d’éclairs de feu ou de glace, pas le destructeur de cités ou de pays entiers, mais seulement un très utile serviteur de la chose militaire. Ce qui comprend la logistique, la coordination stratégique, l’espionnage, l’intox, tout ce qu’on appelle les opérations spéciales, dont bien souvent dépend toute une guerre. Après ça, quasiment du jour au lendemain, on s’est retrouvés en position de faiblesse, parce que les bons mages ou les grands mages, ils étaient plus nombreux en face que chez nous.”
Sur le moment, la victoire de Hellgong passe toutefois relativement inaperçue, notamment parce que son équivalent sur mer est remportée la même année par le Vizan à Sylph Island5.
Parmi les morts se trouvaient l’amiral avrossian Hilfram Sea Lord Caërnequer, percé de carreaux d’abalètes alors qu’il défendait son vaisseau l’Azurean Claw, et son homologue farxlan, Burholz de Challanval Ritter Swizka, englouti avec son navire la Rieuse. Le commandement des quelques survivants est pris par le Sea Captain Tanatolus Challingham qui réussit à rallier le port de Sasserine où il tentera vainement de se suicider.
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1 — Astaroth est un enfant de Set assez particulier puisqu’il fut engendré par le viol nocturne d’Isis alors endormie. Ce viol serait survenu la veille du jugement qui bannit Set de l’Egypte Céleste. Le sexe d’Astaroth est l’objet de controverses et en tout cas incertain : les sethistes réfèrent à un mâle, ce qui est généralement repris ailleurs, d’autant qu’Astaroth lui-même le revendique. Cependant le culte d’Isis, par ailleurs peu à l’aise sur ce sujet mais assurément bien informé, et encore celui de Thoth, qui fait autorité, évoquent la naissance d’une fille malformée après une grossesse anormalement rapide.
D’abord appelé Ishtarauth, il reprocha à sa mère le bannissement de son père et rejoignit ce dernier aux Enfers où il changea son nom pour y partager son sort. Exceptionnellement intelligent et doué en sciences et artisanat, il est l’un des architectes des Enfers et y reste le principal agent de Set. C’est l’un des trois Princes Diaboliques, les deux autres étant Asmodée et Baalzebul (le titre de ce dernier étant contesté par les asmodéens) qui s’allièrent pour l’évincer et dominer les Enfers. Sa rivalité avec Asmodée s’est donc terminée dans un défaite qui était prévisible puisqu’il il n’a jamais gouverné aucun cercle infernal. Ses principaux alliés aux Enfers sont aujourd’hui la seule Tiamat depuis la disparition de son demi-frère Geryon, mais il reste protégé par sa qualité d’enfant de Set, par Hecate, et par des relations correctes avec Baalzebul. D’un tempérament affable et charmeur, il est avec Dispater l’un des grands diables dont l’abord est le plus accessible aux non-infernaux. Il demeure avec son père dans le domaine d’Ankhwugaht situé en Stygia (5e cercle) laquelle, depuis la destruction du seigneur diable Geryon par la reine Melkria d’Evriand, est régie par le seigneur diable Levistus. ↑
2 — L’un des six lieutenants généraux des armées infernales, actuellement au service de Baalzebul via le fils de celui-ci, Abezithibod, qui est chargé de lui faire office de chef d’état-major. ↑
3 — Réfère à la fois à un cercle d’assassins drows spécialistes de la furtivité et de l’espionnage et au titre, prestigieux, de membre de celui-ci. ↑
4 — Bien plus tard, Sissipish se plaindra avec virulence de ce que le duc Géhomoguavain, secrétaire du conseil de la G.E.C., n’ait pas jugé bon de l’avertir de la présence d’un appareillage infernal à l’endroit même où Merin XIV avait campé pendant près de deux mois, y voyant un manque de loyauté de la part d’un allié. A quoi s’oppose d’une part le fait que Géhomoguavain n’était pas un allié de la G.E.C. mais un employé dont les tâches n’incluaient pas le renseignement, d’autre part que le Hellgong n’est un artifact ni d’Asmodée ni de Nessus, dont dépendent Géhomoguavain, mais d’Astaroth. S’il est probable qu’Asmodée en connaisse néanmoins l’existence, rien ne permet de penser que c’était le cas de son protégé au service de la G.E.C.
Keraptis observe dans ses souvenirs que Sissipish, comme la plupart des yuan-tis, révérait Meershaulk, le prince-démon qui les détourna de Set, leur créateur, pour adopter les complexités et opportunités des Abysses. Cette conversion massive s’articule autour d’un credo prônant l’émancipation des yuan-tis d’un Set passé de créateur à conservateur, exaltant les “surpuissantes” capacités individuelles de chacun, vantant les perspectives infinies offertes par les Abysses et leurs créatures, et promettant les plus fabuleuses destinées à une race assurément supérieure aux autres. Elle résulte d’une démarche patiemment élaborée par Demogorgon, Xiombarg et Llolth, et menée principalement par cette dernière, dont Meershaulk était proche. De ce fait Sissipish, prêtre démoniste de Meershaulk, n’avait aucun accès au savoir sethiste, alors que le cas inverse lui aurait probablement révélé l’existence de l’artifact Hellgong.
D’après les notes d’Auchmurr’h, Keraptis, qui révérait Set, aurait personnellement veillé à ce que Sissipish apprenne que l’artifact du Hellgong existait toujours au sein de la montagne éponyme dans les premiers jours de Balance 4988… ↑
5 — Sylph Island (ou Rocher de Sylphisle) est le nom donné à un rocher nu et inhabité situé à environ trois nautiques des côtes de Farxel. Selon la légende, une sylphe mélancolique s’asseyait à son sommet pour contempler les tempêtes s’approchant. Le capitaine qui verrait une sylphe sur cet îlot (ce qui n’est strictement jamais arrivé de mémoire de marin au cours des cinq derniers siècles) est donc censé rentrer au plus vite au port le plus proche. Plus concrètement, Sylph Island borne la limite orientale des eaux territoriales de Farxel. Par ailleurs, la côte présente à cet endroit maints hauts fonds sablonneux et est propice à l’ostréiculture ; les grands vaisseaux doivent donc passer au large, c’est à dire au sud du rocher. ↑
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