
C’est avec un léger effroi que je redécouvre sur Wikipédia les réminiscences de la GNT theory qui influença considérablement le jeu de rôle au début de ce siècle et dont je garde un déplorable souvenir.
Pour faire simple, la chose (dite LNT en français) se base sur un modèle censé résumer tout jeu de rôle par le triptyque (« Threefold Model ») : Ludisme – Narration – Simulation, qui émergea de discussions sur des forums internet. A partir de cette source hautement scientifique, un certain Ron Edwards entreprit d’élaborer une « théorie » selon laquelle tout joueur de rôle, quel qu’il soit et indépendamment de toute autre caractéristique, recherche et adhère à l’un de ces trois principes, qu’on peut résumer ainsi que suit.
– Le Ludisme, selon la traduction usuelle du mot « gaming » mais qu’il serait en l’occurrence judicieux de renommer compétition, regroupe les joueurs qui visent une forme de victoire, quelle qu’elle soit, face aux adversités proposées par le jeu.
– La Narration lie le plaisir des joueurs aux conditions déterminant les choix de leurs personnages : leurs motivations et conflits intérieurs ou extérieurs.
– La Simulation met l’accent sur la cohérence entre la causalité et les effets des enchaînements événementiels du jeu où le personnage est découplé du joueur.
Edwards considérant que chacun de ces principes est exclusif des autres, il en infère qu’une erreur commune consiste à tenter de les concilier alors qu’un bon jeu et sa conduite doivent au contraire viser l’un de ces trois principes et s’y tenir pour le plus grand bonheur de tous. Après quoi il recommande fortement de privilégier la Narration aux deux autres principes, n’étant pas loin de prendre pour des demeurés tous ceux qui disconviendraient.
Même si la Gaming Theory a incontestablement influencé l’histoire du jeu de rôle, elle a aussitôt suscité des levées de boucliers dont la plus virulente provient sans doute d’un certain Brian Gleichmann qui s’est attaché à la démolir de A à Z en 2009. La souvent pertinente critique effectuée par Mr. Gleichmann devient toutefois plus étrange lorsqu’il tente d’imposer sa propre conception « en couches » du jeu de rôle, couches qui sont les suivantes : jeu, proche jeu, proche méta jeu, méta jeu, méta jeu lointain. Comme le dirait l’éminent Talon (Achille) : si !
Soyons sérieux : compte tenu du succès du jeu de rôle sur table entre 2000 et 2010, ce genre de controverse entre deux auto-proclamés experts équivalait à s’engueuler pour savoir s’il vaut mieux remplir de vin rouge ou blanc le tonneau des Danaïdes. Chez l’un comme l’autre, l’apparente rigueur de forme sert de masque à un raisonnement artificiel reposant sur de purs empirismes que les auteurs se dispensent de justifier. Le but véritable paraissant davantage de faire parler de soi que du sujet que l’on (mal)traite.
Mais la GNT a eu son heure d’influence, notamment parce qu’elle s’inscrit dans le prolongement de l’innovation apportée par des titres comme Ars Magica ou Vampire the Masquerade, très à la mode dans la dernière décennie du XXe siècle. Ainsi, le Narrativisme über alles prôné par Edwards a-t-il empli certaines têtes qui regardaient d’un air dégoûté quiconque n’adhérait pas à leur conception d’un jeu réduit au récit et à l’improvisation théâtrale. Ce fut l’époque où l’on commença de s’interroger sur le point de savoir si le jeu de rôle serait un art, prétention dont je crois me souvenir que Gygax se gaussait ouvertement.
Cependant, l’écho donné à ses affirmations amplifia une tendance déjà bien ancrée à réaliser des jeux aussi anecdotiques par leurs mécanismes que minuscules par leurs audiences. Selon les disciples d’Edwards, on peut en effet se reposer (dans tous les sens du terme) sur l’idée qu’une thématique et sa narration suffiront à elles seules au bonheur des participants.
En fin de compte, ni la « théorie » ni ses contempteurs ne sont connus pour avoir créé le moindre produit ludique ayant obtenu quelque succès notable. On cherche vainement le fabuleux scénario, la règle géniale, et plus généralement toute forme d’invention décisive qui se serait imposée grâce à leur apport. Jonathan Tweet, concepteur d’Ars Magica, deviendra d’ailleurs le chef du trio des créateurs du d20 system, c’est à dire de D&D 3e édition, qui est un contraire direct des préconisations de la GNT.
C’est que le jeu de rôle n’est pas né des concepts de théoriciens ni de l’imagination de ses codificateurs modernes : il procède d’expériences pratiques, mêlant l’évolution du wargame à l’appétence à incarner un personnage ; par adjonctions venues de différents bords, par expérimentations concrètes, ces activités se sont graduellement mélangées et étoffées jusqu’à devenir le jeu de rôle qui émerge avec le D&D originel de 1973, puis des systèmes plus élaborés ou améliorés dans les années suivantes. Raisonner comme Edwards en 2003 revient donc à prendre l’effet pour la cause et à analyser la seconde à la seule lumière du premier.
Ce qu’il en ressort est tellement imbécile qu’on ne saurait par où en commencer la critique. Les rares jeux dont le succès soit ample et pérenne, et ainsi signifiant : mettons, à titre d’exemple, D&D et Call of Cthulhu, incluent tous à la fois des composantes narratives, compétitives, et simulationnelles. C’est pourquoi ils ont du succès car un large public peut y trouver son compte. Or c’est précisément parce que ce large public est composé de personnes différentes, mêlant des personnalités diverses qui parviennent à coopérer dans un jeu de rôle que ce dernier devient à la fois socialement utile et individuellement enrichissant. Bref, le contraire même de la théorie clivante et globalisante proposée par Edwards.
Pour illustrer son propos, ce dernier prend pour exemple une situation où les personnages recherchent une cible située dans un hôtel parmi huit et qu’ils ne peuvent découvrir sans explorer ces hôtels. Il explique alors qu’un (bon) arbitre narratif peut décider que le deuxième hôtel recherché sera le bon afin de conserver une intensité à la dramaturgie, ce qu’un (vilain) simulationniste refusera, laissant les joueurs chercher jusqu’à ce qu’ils trouvent le bon endroit, même si ça doit prendre des plombes.
Comme si l’arbitre ne pouvait se comporter qu’en fonction de son appartenance à l’un des types arbitrairement définis par la théorie. Comme si les hôtels existaient indépendamment de tout autre aspect : leur territoire, leurs standings, la plausibilité que la cible y demeure. Comme s’il n’appartenait pas à l’arbitre et au scénario de fournir aux joueurs la possibilité de trouver le bon hôtel du premier ou énième coup.
Car il y a un absent de marque dans cette théorie : le scénario. Le raisonnement d’Edwards est construit sur une typologie des joueurs, des conduites de jeu et des systèmes, dont on pourrait très éventuellement discuter l’utilité ou la pertinence. Mais il néglige constamment le fait que ce jeu consiste en l’expérience d’un contenu scénarisé par les joueurs afin qu’ils en fassent ce que bon leur semble. Or c’est bien là ce qui gêne Edwards : admettre la créativité ou le libre-arbitre du scénariste et des joueurs est incompatible avec son raisonnement. Pourtant ces créativité et liberté, elles-mêmes indissociables de la diversité humaine, sont évidemment les plus puissants fondements de l’intérêt du jeu. Ce qui caractérise le jeu de rôle, et qui fut son grand argument de vente, est bien « l’aventure dont le joueur est le héros » ; c’est-à-dire que le joueur fait ce qu’il veut en ignorant bienheureusement les préceptes de la théorie GNT.
Quant au grand adversaire d’Edwards : Mr. Gleichmann, il se répand contre le système des « hit points » dans son blog, dont il ne conteste pas l’utilité fonctionnelle mais qu’il trouve terriblement irréaliste. Il explique n’avoir jamais vu un « vrai » combat consister en un grignotage par les adversaires de leurs capacités, que représentent les hit points. Il admet l’aspect « fatigue » mais le considère alors incohérent avec, par exemple, les coups critiques : bref, il désapprouve.
Ah, le « vrai combat »… Aucune objection n’aura autant nui au jeu de rôle que celles fondée sur cette obsession. Même si aucun historien ou documentaliste n’a jamais observé de guerrier affrontant un otyugh ou de mage lançant un stinking cloud. Il faut donc rappeler aussi à Mr. Gleichmann que le but du jeu de rôle médiéval-fantastique, lors d’une phase d’affrontement, n’est pas de simuler un « vrai combat » mais de susciter chez les joueurs l’impression qu’ils l’exécutent via les personnages qu’ils incarnent, ce qui n’est pas du tout la même chose. Or il n’existe aucune preuve que le réalisme simulationnel contribue systématiquement ni même substantiellement à cette impression, je m’en suis déjà expliqué. D’ailleurs, si la représentation la plus exacte possible d’une réalité devait suffire à la faire ressentir chez autrui, on se demande pourquoi Picasso a peint son Guernica et pourquoi ce n’est pas une photo qui est exposée à sa place.
Les critiques de Mr. Gleichmann ne sont donc pas nouvelles mais l’évident succès du procédé des hit points pourrait conduire à lui répondre simplement que faute de mieux… sauf que, justement, Mr. Gleichmann propose mieux, avec sa règle « Age of Heroes », en vente sur internet pour un prix modique. Il explique que son propre système, plus ou moins fondé sur le touché = tu clamses, a connu un immense succès auprès de tous ceux qui l’ont expérimenté.
Pourquoi pas, même si Runequest par exemple comporte un mécanisme voisin qui, dans le souvenir de ma faible expérience personnelle, n’a pas contribué à son succès, les joueurs appréciant rarement de perdre un personnage après de deux ans de jeu pour quelques dés malchanceux. Je suis donc allé lire la critique laudative de ce système à laquelle l’auteur lui-même renvoie. On y apprend que le combat se déroule en rounds de cinq étapes dont la première est la décision du type d’action par le joueur, son adversaire ayant ensuite la faculté d’y répliquer en parant ou évitant. Auparavant, dès la première étape du premier round, le joueur décide parmi 28 possibilités listées par les règles, sans compter les nombreux cas spéciaux.
Je comprends mieux que Mr. Gleichmann réprouve ce qu’il appelle la tyrannie les hit points : il préfère la remplacer par la sienne.
L’extrémisme de Mr. Gleichmann est bon exemple de bêtise qui pourrait par contrecoup servir les élucubrations de Mr. Edwards. Mais sa « théorie GNT », comme toute homologue unificatrice qu’on voudrait échafauder sur le jeu de rôle, se heurte à une réalité qui la rend forcément absurde : ce type de jeu implique la liberté et la diversité des personnes, des situations, des déroulements. Ce qui rend impossible de prédire qui joue, comment on joue, ce qui va se produire, et aussi ce qui en sera retiré, ne serait-ce que par le fait que le moment comme la source de la terminaison de l’aventure sont par nature imprévisibles. Négliger cela conduit à ne rien comprendre à la réalité du jeu de rôle.
Or Mr. Edwards généralise indépendamment des âges, talents, culture, nombre de participants, situation géographique, origine sociale, cursus scolaire, contrainte professionnelle, structures psychiques de tous les joueurs de tous les jeux de rôle sur table : il en tire des conclusions aussi ineptes que pédantes, prétentieusement emballées sous l’appellation de théorie, qui furent à raison décriées avant de tomber dans la désuétude qu’elle méritent. Mais puisqu’elles connurent en leur temps un succès qu’internet apparaît désormais prolonger, il n’était peut-être pas inutile de ré-enfoncer quelques clous sur le cercueil de ces cuistreries.
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Cuistre : pédant qui étale avec vanité des connaissances souvent mal assimilées.
Cuistrerie : manière d’être, parole, action du cuistre.
(dictionnaires Larousse et CNRTL)