Rois du Monde est une oeuvre manifestement ambitieuse car étalée sur de nombreux volumes. Elle propose une saga, au sens commun de ce terme. Celle-ci se fonde sur la recréation d’un contexte celte où le personnage central conte son histoire à la première personne. C’est donc en relation à d’autres ouvrages pareillement ambitieux qu’il convient aussi de l’examiner.
Il est fréquent que la littérature d’heroïc fantasy procède par suppression de la civilisation judéo-chrétienne, en particulier ses manifestations impériales, romaines, et surtout monothéistes. Le polythéisme est d’ailleurs une composante fondamentale chez un Moorcock, un Leiber, un Martin ou un Tolkien et bien sûr chez Lönnrot qui vise avec le Kalevala directement la création d’une mythologie nationale.
Jaworski se rattache à cette tradition dans Rois du Monde, y récupérant polythéisme et « barbarie » celtes, avec cette spécificité que l’action se situe sur un territoire qui est, historiquement et notoirement, destiné à devenir romain après les visites de Caius Julius Cesar. Ce n’est donc pas tant d’a-romanité que d’ante-romanité qu’il s’agit, conférant d’emblée au récit la dimension nostalgique d’une finitude annoncée qui n’est chez Tolkien révélée qu’à l’extrême fin de son œuvre. A l’inverse, chez Tolkien, la nostalgie est prégnante chez les nombreux personnages porteurs d’évocations récurrentes de passés malheureux ou glorieux (Moria, Numenor, Arnor…) quand les personnages de Jaworski vivent et se soucient principalement du présent et de leur avenir, entretenant avec le passé un rapport plus conflictuel qui laisse peu de place à des nostalgies du bon vieux temps.
Néanmoins, les deux oeuvres me semblent porter une même double ambition de restauration d’un monde pré-romain et de la nostalgie qui l’accompagne. Cette restauration ne signifie nullement rabaisser l’importance ou la beauté des fondations romano-hellènes ou judéo-chrétiennes des civilisations qui en découlent ; mais il n’est pas indifférent que dès le commencement de Rois du Monde, le récitant s’adresse précisément à l’un des ces hellènes qui furent les premiers à nommer les Celtes. Il n’est pas non plus indifférent qu’à ce représentant d’un peuple qui inventa la beauté statuaire ou architecturale telle que nous l’entendons encore aujourd’hui, le héros celte évoque des moeurs où la laideur équivaut au blasphème et où la seule blessure physique suffit à disqualifier un prince. Assurément, Jaworski nous invite à considérer ce qui fut réellement sur le territoire devenu aujourd’hui la France : une authentique civilisation avec ses libertés et contraintes, ses moeurs, lois et croyances, et non quelque agrégat d’incultes pouilleux auxquels le légionnaire romain aurait appris comment vivre en société.
L’action se situe en effet principalement dans cette Gaule qui n’existait pas avant que César ne la définisse par le mot romain de Gallia. En faisant abstraction de ce nom pour placer son récit dans cette Celtique citée par Tite-Live, Jaworski ressuscite ces peuplades par un travail qui, sur ce point, relève plus de l’historien que de l’auteur de romans fantastiques. C’est aussi ici qu’il se sépare du camarade René.
Scénariste ayant conduit Lucky Luke au succès, Goscinny cherchait à toucher un public plus vaste que celui intéressé par le contexte du western ou que ce dernier pouvait rebuter. Il avait d’abord tenté de ménager la chèvre et le chou en employant la Nouvelle-France dans Oumpah-Pah avant le coup de génie consistant dans le fameux village d’Astérix dont les héros reflètent autant l’acception romaine de la Gaule, puisqu’ils se définissent par rapport à celle-ci, que la caricature des blonds ancêtres moustachus qui servit à renforcer les fondements laïques de la IIIe République. C’est ce double voile que Jaworski entreprend de déchirer.
Nous avons donc cette toile de fond d’une civilisation celte, c’est-à-dire guerrière, politique, agricole, industrieuse, avec ses boissons et ses coutumes, ses rites et ses costumes, ses lois, cultes et superstitions pas si infondées que ça car on reste quand même, quoique de justesse, dans le fantastique. Jaworski a très nettement retenu la leçon (pas seulement) martinienne que moins un récit comporte de magie, plus ses héros deviennent vraisemblables car proches du lecteur et ainsi intelligibles et propices à l’identification. Il a également retenu la leçon (pas seulement) lovecraftienne que le fantastique opère bien moins par sa manifestation que par sa supposition. Mais surtout, il entreprend avec habileté de mettre le fantastique lui-même en question. En effet, dans ses livres, la manifestation surnaturelle se réduit généralement à une affaire d’interprétation. Aucun mage ne lance une grosse boule de feu ou ne fait surgir un démon des entrailles de la terre, nul druide ne transforme un chêne en chimpanzé ni ne concocte de potion magique, nul personnage n’est défini elfe ou fée ; nous sommes à l’inverse placés dans la situation de voir un éclair et le tonnerre non point comme une décharge d’électricité atmosphérique mais comme la main de Zeus frappant la terre. Hormis la réincarnation (et encore…) l’auteur n’admet pratiquement jamais un phénomène paranormal de grande ampleur qui s’avérerait incompatible avec ce que nous, lecteurs de notre siècle, pourrions déchiffrer. Si les personnages s’égarent, ce peut être un sortilège tout autant que l’effet d’une intense brume ; si tel personnage est apprécié des animaux, ce peut-être un don surnaturel ou la simple extension du talent d’un homme qui sait parler à l’oreille des chevaux ; si tel effroyable monstre apparaît dans la forêt à un gamin ce peut être une véritable créature fantastique ou l’imagination d’un enfant terrifié. Tel personnage reçoit une blessure au flanc droit ; le lecteur avisé devinera qu’il s’agit vraisemblablement d’une perforation avec hémorragie du foie et que la victime est donc perdue. Le récit s’avère d’ailleurs parfaitement cohérent avec ce diagnostic et sa conclusion ; mais la description qui suit de ce personnage jusqu’à sa mort appelle une dimension mythique et religieuse qui offre au lecteur d’éprouver précisément ce qu’un protagoniste celte aurait pu éprouver.
L’incertitude du lecteur envers ce fantastique contraste avec la certitude qu’en ont les protagonistes du récit. Car les actions et sentiments des héros de Jaworski sont déterminés par leur interprétation du monde encadrée par un puissant fatalisme envers leurs lois ancestrales. Devoir payer pour être en vie malgré ces lois constitue par exemple le thème du premier tome. Le tragique est ainsi revendiqué par les personnages eux-mêmes qui s’en font les agents conscients. Des notions morales ou rituelles surpuissantes les gouvernent, résultat d’un implacable code social. Cela renvoie à nouveau à cette trame de la Celtique qui constitue bien le vrai sujet du livre ; Rois du Monde : ainsi s’appelaient les Bituriges.
Du coup, comme chez Martin, et par opposition à un Tolkien ou Moorcock, le mal et le bien, dans l’acception que peut en avoir un lecteur contemporain, sont confondus. C’est réussi et nécessaire, au contraire de tous ces auteurs qui éliminent le judéo-christianisme pour mieux affubler leurs personnages d’exactement la même morale. Le héros de Jaworski rappelle un peu ceux de Leiber, tels un Fafhrd et Souricier Gris mélangés, ou le Thomas Covenant de Donaldson dans son rapport à la fatalité et la culpabilité. Nul manichéisme : ni Graal ni Satan. Tout se passe et progresse dans une ambiguité dont le récit et ses protagonistes ne semblent pouvoir sortir qu’à leur détriment, suivant la maxime du Cardinal de Retz. Le personnage central : Bellovèse n’en devient que plus intéressant, à la fois celte pré-chrétien et profondément moderne, en proie au doute et bardé de convictions, loyal et déloyal, fataliste et rebelle, vecteur du destin et même pas mort.
Avant d’aborder la construction narrative, ses forces et ses faiblesses, car à mon avis il en existe, il me semble nécessaire d’évoquer ce qui m’apparaît central à l’intention de l’auteur. Sa restitution de la Celtique n’est certes pas évidente à réussir et passe comme une lettre à la poste ; mais s’inscrire sur les sentiers d’un Levi-Strauss ou d’un Kessel ne me paraît pas insurmontable ni caractériser cet écrivain. Jaworski démontre une certaine virtuosité dans le déroulement de l’intrigue, surtout dans le premier tome, et sa maîtrise d’une foultitude de personnages bardés de leurs histoires simples et nettes, s’approchant des recettes du Ser Martin aussi célèbre pour le goûteux de ses plats que pour l’invraisemblable lenteur du service. Néanmoins, ces seules qualités ne suffiraient pas à rendre son ouvrage exceptionnel.
Le vrai tour de force vient de ce que l’ensemble repose tout entier sur un pari que je n’ai jamais rencontré dans le genre où se place cet ouvrage et dont le remarquable succès m’a déterminé à le relater. Ce pari, c’est le style.
Cela, je ne l’espérais plus. J’avais en effet depuis longtemps renoncé à toute forme d’espérance de trouver sous la plume d’un auteur de fantastique contemporain de ces pièces d’orfèvrerie qui font mon bonheur de lire en notre langue. J’eus été déjà bien content de découvrir quelque bon conteur écrivant en français, quelque belle imagination bien formée qui m’aurait transporté le temps d’un récit dépourvu de tout relent d’une poussive traduction de « Reach » en « Bief » ou qui laisse à Petyr Baelish son surnom de Littlefinger tout en appelant les Quatre-Doigts sa région d’origine. D’une si modeste ambition l’auteur fit, avec raison, fi. Il passa la surmultipliée. Il alluma la post-combustion. On attendait une Montgolfière, on se retrouve dans un Concorde. Au lieu de regarder le miroir de l’écriture en lui demandant qui c’est le plus beau, Jaworski est passé au travers, comme une Alice, pour aller chercher cette écriture.
Alors ça donne ce français à la fois direct, précis et surtout foisonnant de mots disparus ; cette profusion descriptrice, notamment lors des voyages des personnages, ces mots de ru, essarts, plessis, bige, carnyx, soldure pour n’en citer que quelques qui me reviennent à l’instant. Ça donne cette impression de devoir lire un dictionnaire à la main alors que non, surtout pas, il faut savoir se contenter du merveilleux de ne pas savoir ou de deviner ou d’essayer de devenir comme ces protagonistes du monde dont certains seraient rois.
Ce processus de résurrection de mots justes et vrais, extirpés de leur désuétude, est au coeur de la re-création du passé qu’ils dépeignent. Le vrai moteur de Rois du Monde est son style. Pas de note de bas de page ou en fin de volume, pas de lexique ni même de carte : rien qui vienne distraire du fil des mots car c’est toute la force de ce texte de nous inviter à faire avec. Je me souviens, lisant alors Pérec, de l’irruption du mot « portulan » dans Les Choses ; que diable est-ce qu’un portulan ? me demandais-je devant ce nom cachant la chose. Avant de réaliser que chose est précisément le titre de l’ouvrage. Un semblable jeu opère avec Jaworski. Ces mots oubliés sont tirés de l’obscurité à l’instar de ces Celtes qui ne s’appelaient pas Gaulois mais Bituriges, Lémovices, Ausques ou Sénons ; belles sonorités en vérité que nous avions pourtant perdues et dont ce livre restaure l’éclat.
Ces mots tissent une langue ressurgissant du passé à l’instar de ces celtes qu’elle met en scène, aussi juste qu’eux et ainsi suffisante à nous les rendre véridiques tout en conservant les qualités de rythme et d’action qui font l’efficience de « Gagner la Guerre ». La réussite de cette ambition sert l’objectif fondamental de nous restituer la Celtique dans une correspondance très oulipienne entre fond et forme, entre méthode et matériau. Toute la force d’un écrivain consiste à nous rendre plus vrai que nature ce qu’il nous montre et narre. Dès lors, peu importerait quelque pinaillage historique à propos du récit quand le consacre à ce point la langue qui le porte.
A l’inverse, les personnages s’expriment en langage parlé, avec une gouaille qui évoque un Boudard ou Léo Malet. La vérité stylistique du récit n’est pas celle du dialogue : Jaworski en joue à fond pour créer un contraste saisissant et bienheureux entre ces deux parties de son écriture. Langue aussi simple et directe que ces hommes, femmes, enfants ou vieillards paraissent être et ne sont au fond pas, voire pas du tout, ainsi que nous l’apprennent les révélations inopinées, par exemple au sujet du frère du héros principal.
Ce contraste entre simplicité du parlé et précision foisonnante du récit donne une saveur très particulière à cette écriture dont je ne vois pas d’autre exemple. Je le redis : ce m’est un enchantement. Une phrase d’une page ouverte complètement au hasard : Cette arrivée impromptue aurait suffi, en soi, à réjouir les hommes fourbus qui édifiaient la demeure ; l’équipage du musicien a toutefois provoqué une animation plus bruyante qu’à l’ordinaire, ponctuée de cris de joie et de plaisanteries salaces, car il portait des vêtements plus bigarrés que de coutume ainsi qu’un long brin de genêt dans la fibule de son sayon. Et cette autre : Des ruisseaux nauséabonds stagnent sous l’onglon des troupeaux et le pied des passants avant de souiller les rivières. Voilà qui est Ecrire. Précision, articulation, couleur : tout y sonne juste.
Dans Rois du Monde, Jaworski devient l’un des rares auteurs de ce genre littéraire que je lis autant pour le lire que pour connaître le devenir de l’action. Rois du Monde en est à son cinquième volume, je n’en ai lu que quatre : là aussi je manque de temps et quand j’en ai je préfère le prendre. Mais je crois d’ores et déjà pouvoir espérer que Monsieur Jean-Philippe Jaworski fasse partie de ces auteurs qui, pour paraphraser Nathalie Sarraute, présentent cet avantage qu’on aurait bien tort de tenir pour négligeable : ils supportent la relecture.
Mais. Toutefois, cependant, certes. Rois du Monde contient aussi matière à certaines réserves. Pareil challenge et l’audace qu’il suppose ne vont pas sans entraîner quelques risques. Aussi, pour adopter un plan que noterait très sévèrement le prof de français, après avoir ici exposé les éloges que mérite cet ouvrage, on va venir aux réticences qu’il peut susciter.
(à suivre)