Les histoires ou études de Derenworld parues ici font fréquemment référence au Kelnore. Compte tenu de l’importance culturelle de ce pays aujourd’hui disparu depuis longtemps, ces quelques renseignements pourront être utiles afin de mieux le situer.
Le Kelnore (parfois aussi appelé Kelnorëa ou Kelnoreland), qui tire son nom de l’ethnie humaine kelne, est un ancien pays correspondant à peu près à l’actuelle mer de Kelnessea, dans laquelle il sombra par l’effet d’une malédiction magique appelée Iauwish lancée en 4621. Les concepts politiques, sociaux, commerciaux et juridiques kelnoréens essaimèrent dans tout le continent et influencèrent profondément les premiers Naëmbolts au point que leur Empire soit parfois considéré comme le successeur de ce pays.
Les terres y étaient médiocrement fertiles mais le sous-sol riche de mines d’or, d’argent et de fer. La population y était humaine à 90%. On y comptait un très grand nombre de centaures et plusieurs anciens dragons métalliques.
Les Kelnes se trouvent à l’origine entre deux grands peuples elfes Ainëquendi : ceux d’Evlin à l’ouest et ceux d’Ariandor à l’est. Ils comprennent très rapidement l’intérêt de la sédentarisation qu’ils sont parmi les premiers humains à pratiquer avec l’assistance des elfes et des dragons, conformément aux canons issus de la Genèse. Leurs terres sont aussi celles de géants des glaces ou des collines dont les kelnes, alliés aux elfes et aux centaures, mettront près d’un millénaire à se débarrasser.
Pendant de nombreux siècles ils seront l’incarnation des Foromedains, ces humains amis des elfes et confiants en la Dévolution Divine qui attribue aux races immortelles la bienveillante tutelle des races mortelles. Toutefois, au début du IIIe millénaire les kelnes entament une émancipation intellectuelle sous l’influence et la protection des dragons métalliques restés indemnes du Dragonlore ; cette évolution vient à maturité lors de l’assimilation, au XXVIIe siècle, chez les lettrés kelnes, de la philosophie naïgakie tenante d’un rapport au monde fondé sur la temporalité humaine plutôt qu’elfique ou draconique. Les kelnes s’éloignent alors des modes sociaux elfiques en développant un modèle civilisationnel original fondé sur une république, régime politique basé sur la libre détermination d’une collectivité nationale composée de collectivités locales pareillement libres.
Ils inventent aussi le concept d’un intérêt commun différent de la somme des intérêts particuliers composant un corps social. Ils récusent simultanément le droit à vie du roi ou seigneur elfe, c’est-à-dire une éternité pour un humain, qu’ils jugent incompatible avec la brièveté de l’existence humaine. Les kelnes s’opposent également à la transmission des positions sociales par l’hérédité, qu’ils considèrent contraire à l’intérêt commun, la valeur collective humaine étant fondée sur une diversité alimentée par le cycle de la vie et de la mort et changeant donc avec les générations.
En 2698 cette évolution est consacrée par l’unification des kelnes en une République de Kelnore, créée avec l’accord des elfes ariandorë qui leurs concèdent des terres dont ils étaient alors les souverains. Cette bienveillance est toutefois fort décriée par les Sindars de Dere qui accusent les Ariandorë de fuir leurs responsabilités.
Au coeur de la conception kelnoréenne de la société se trouve non pas l’individu, le clan, la famille ou le territoire, mais la cité entendue comme la réunion d’habitants aux fonctions complémentaires et liés par des intérêts communs qui sont essentiellement la sécurité, la prospérité et la libre détermination.
Cette conception a permis que ce peuple de penseurs, de découvreurs, d’architectes et ingénieurs, sache aussi se transformer en unités de guerriers remarquablement disciplinés ; grâce à cela, leurs avancées technologiques, leur science militaire collective, leurs ouvrages d’arts défensifs leur permettront de résister malgré de nombreuses invasions à des voisins qui ne voient en leur pays qu’un objet de rapines et une source de butins.
Cette conception a influencé l’ensemble des civilisations humaines de Derenworld par l’essaimage du Livre des Lois de Kelnore, qui invente la primauté d’un droit écrit, et ainsi permanent, sur la coutume orale prononcée par des humains mortels qui peut varier selon les circonstances ou les intérêts du moment. Cette primauté juridique ancre et garantit la permanence des libertés et de l’égalité des citoyens.
L’essaimage du Livre des Lois a pris naissance dans les bibliothèques et scriboriums, lieux rassemblant des lettrés chargés respectivement de conserver et recopier les livres selon des conceptions et techniques importées principalement d’Ariacandre. Après la rencontre avec les naïgakis, plusieurs de ces lieux deviennent des lykaeums : centres d’enseignement et de réflexion, où l’on étudie notamment l’architecture, la science politique, l’art militaire, l’art plastique, l’arithmétique, la rhétorique, les lettres, le droit, qui se développent au XXVIIe siècle pour aboutir à l’instauration de la République.
Cependant, les kelnoréens eux-mêmes ne furent guère voyageurs, se méfiant d’ailleurs des nomades, voire même des chevaux, par association aux cavaleries Kuneskis et Stroelyns qu’ils ont tout au long de leur histoire dû affronter. Les kelnes préféraient traditionnellement les animaux de petite ou moyenne taille : chiens, ovins, rongeurs ; oiseaux et chauves-souris les fascinaient.
Les kelnoréens se méfiaient de la magie arcanique, qu’ils estimaient naturellement dévolue aux créatures anormales non-humaines, telles les elfes ou certains djinns ou dragons. Comme les naïgakis, ils tenaient que les capacités destructrices offertes par la magie s’imposaient à ce qu’elle pouvait engendrer de positif et que la tentation du pouvoir inhérente à ces capacités finirait toujours par conquérir et égarer les individus qui s’y risqueraient.
Ils étaient en revanche fort religieux et fort tolérants à cet égard, aucune religion n’étant par nature prohibée dès lors qu’elle demeurait par ses actes dans la légalité. Les principaux cultes pratiqués étaient ceux de Hadès, Athéna, Apollon, Thoth, Horus, Dyonisos et Hermès.
La cité kelnoréenne étant à la base de son système social, elle devint naturellement un objet de réflexion architecturale et de planification urbanistique sous la république.
Graduellement, toutes les cités de Kelnore adopteront un plan similaire autour d’une place centrale qui est le coeur de la cité. Située le plus souvent près du quartier commerçant, cette place est dotée d’une fontaine et un ou plusieurs de ses côtés sont occupés par un complexe comprenant au moins un temple et une basilique civile dont le rez-de-chaussée sert de salle commune, de réunion et de commerce, et dont l’étage comprend une chambre du conseil et de justice ainsi que l’office et les services de mairie et d’archivages. La cité kelnoréenne typique comporte également un lykaeum, des bains (thermes), un théâtre parfois hors les murs, et un stade en extérieur aménagé pour l’exercice sportif ou militaire et les compétitions et tournois. Toutes sont dotées de murailles en maçonnerie surmontées de tours équipées de ballistes anti-aériennes, d’entrepôts et de citernes. Ce concept urbanistique servira d’inspiration, voire de modèle, dans le monde entier.
L’architecture kelnoréenne, qui se répandra elle aussi dans le monde entier, se caractérise par la volonté d’élaborer une esthétique typiquement humaine fondée sur la ligne droite. D’où un refus d’utiliser la voûte, pourtant connue ne serait-ce que des nains ou des elfes, au profit de formes horizontales et verticales ; l’élément caractéristique principal de cette architecture consiste ainsi en des colonnes extérieures et parfois intérieures reliées par des poutres horizontales ; les poutres reliant les colonnes extérieures sont revêtues afin de donner l’apparence d’une seule continue (architrave) décorée de bas reliefs ou de fresques. L’emploi des colonnes permet d’obtenir des élévations que la seule statique des murs, compte tenu des matériaux et techniques d’alors, ne pourrait supporter. Il permet aussi le dégagement d’espaces couverts sur l’intérieur ou l’extérieur. Les belles villes sont ainsi composées de bâtiments ayant tous un portique donnant sur des avenues rectilignes ; dans les secteurs de commerce ou d’artisanat il n’est pas rare que ces bâtiments se jouxtent, leurs portiques formant alors une allée couverte continue sur chaque bord de l’avenue.
Les kelnoréens refusent de rompre l’harmonie verticale – horizontale de leur architecture 1 par un toit à angle aigu qui permettrait de diriger son poids vers l’extérieur. En effet, le triangle formé sur la façade par l’angle du toit sert à des frontons ornementaux décorés en relation étroite avec l’architrave qui est elle-même horizontale. Or, sur les grands bâtiments, typiquement des temples, le poids de ce toit, en tuiles ou en ardoise, est très élevé, ce qui implique non seulement des murs en pierre de forte épaisseur mais encore la rareté des ouvertures et le recours à de nombreuses colonnes extérieures et intérieures, parfois en double rangée. Ce modèle de construction est alors utilisé pour tous les bâtiments publics et notamment les temples. Il va devenir consubstantiel à l’architecture religieuse dans le monde entier au point qu’un temple classique soit la plupart du temps synonyme de temple kelnoréen. Parmi les grandes villes du Kelnore, Helion, la capitale, possédait un temple d’Apollon (Kyrsapollon) considéré comme le plus beau du monde. Le culte ne s’est jamais remis de sa disparition.
Le riche sous-sol du pays était fréquemment attaqué par les drows qui y vainquirent les nains convadims, alliés initiaux des kelnoréens, lesquels leur conserveront toute leur amitié. La république forma par la suite une alliance avec les nains naugs qui parvint à résister et même défaire les drows pendant plusieurs siècles. Les nains furent comme les humains victimes de la submersion qui anéantit le Kelnore le 2 Aquarius 4621.
Le premier et principal ennemi du Kelnore fut, au nord, la Great Anarchy, qui finira par le rayer de la carte avec l’Iauwish. Cette catastrophe n’affecta toutefois pas les territoires séparés du nord-est qui lui avaient prêté allégeance : margraviat de Lev-Krys, dont les habitants, chassés au cours de la Great Evil Coalition, se replieront vers le sud sur des terres qui seront protégées par l’ordre de Kaïevitch, et margraviat de Kelnetür, qui existe toujours et fait partie de l’Arkandahr. Des morceaux représentant environ un dixième de l’ancien territoire du Kelnore subsistent en Empire Naëmbolt et en Great Anarchy. Si les ruines des splendeurs que furent Helion, Antioros, Giscennes, Phalet ou Emiphalet gisent sans doute au fond de la Kelnessea, certaines villes ont été rebâties avec le réemploi de matériaux de celles disparues : en Great Anarchy les ruines de Sophelka ont servi à Yu D’Leh, Poutak a récupéré beaucoup de l’antique Anoxos, tandis qu’en Empire Garlinhall est en partie une reconstruction de l’ancienne Clesia. Les deux tiers de la descendance des kelnes ayant survécu se situent aujourd’hui en Empire (notamment en Southern Kelnore, autour de l’ancienne Cateropolis devenue Gelkard) mais un renouveau de populations kelnes aurait été observé au cours des dernières décennies dans le Loskelnaï (Great Anarchy méridionale).
__________________________________
1 —Au point qu’elle figure sur les armoiries du pays : la « double croix » du Kelnore, comme on l’appelle, rappelle une poutre verticale supportant deux poutres horizontales autant qu’elle symbolise les libertés et les devoirs communs croisant le droit de l’individu. De même, la bordure mortaisée du pal d’azur du blason signifie matériellement et symboliquement la réunion et la complémentarité, la mortaise étant une pièce de menuiserie destinée à un assemblage. ↑