Au fond du "vrai" jeu de rôle
Publié : 21 sept. 2010, 15:44
Au fond du "vrai" jeu de rôle (opinions d'un vieux rôliste)
Jeu de rôle.
« Ah oui, le truc sur internet, là, oueurldo-ouarcraft ».
Non.
On pourrait s’interroger sur le concept de JdR dont les mécanismes comme les hit points, les niveaux, les attributs de personnages, skills, expérience etc… ont été repris par des systèmes aussi différents que Warcraft ou Pokémon. Ces éléments du jeu de rôle classique, de type D&D, WarH, CofC, Star Wars etc.. existent dans des systèmes aussi complexes que Rolemaster, aussi basiques qu’un shoot‘em up pour Nintendo DS, aussi populaires que WoW. C’est ce qui a amené certains puristes à les négliger pour des systèmes où priment l’expérience collective et la narration. Aujourd’hui, pour un vieux rôliste comme votre serviteur, cela finit par poser à nouveau des questions basiques similaires à celles qu’on s’est posé la première fois qu’une boîte de D&D est apparue en France, vers 1978. Par exemple : de quoi parle-t-on, aujourd’hui, quand on parle de JdR ?
1) Quoi
Je ne veux pas jouer le vieux ronchon qui ramène son Gygax mais il peut néanmoins s’avérer utile d’en revenir aux inventeurs quand on ne sait plus très bien de quoi on cause : je préfère les avis des créateurs de concepts aux opinions de ceux qui se les sont appropriés généralement sans vergogne, ou encore aux exclusives de gardiens du temple autoproclamés, ou surtout aux manœuvres de compagnies marchandes intéressées à la vente de suppléments souvent très supplémentaires.
E. Gary Gygax a toujours souligné, en particulier dès les années 70, cette définition numéro un qui est aussi une évidence : c’est un jeu, et rien que cela, et tout cela. Comme toute activité ludique elle a donc pour objectif premier et suprême que tous les participants y prennent plaisir (d’autant plus que dans le jeu de rôle le concept de « victoire » est assez particulier). Par conséquent, si tel est le cas, peu importe que ce soit ou non au mépris d’une orthodoxie quelconque : un jeu de rôle qui fait plaisir à ses participants a rempli son objectif, point final.
La seconde définition de Gygax et Arneson a trait à leur concept du jeu de rôle : système de règles mettant directement en interaction des personnes physiques qui incarnent toutes un personnage fictif représenté par voie de dialogue à l’exception d’une d’elles qui sert d’arbitre.
Ceci exclut notamment : les jeux par ordinateur, les jeux de cartes ou de plateau, les grandeur nature. Eh oui. WoW peut bien se considérer un (MMO)RPG, ce n’est en réalité pas un jeu de rôle. De même qu’un film sur Bérénice peut bien se proclamer du théâtre filmé, ça n’en fera pas pour autant une véritable représentation théâtrale de la pièce de Racine et il n’y a pas là de jugement de valeur : il s’agit seulement de deux choses différentes. A l’une la continuité temporelle et la réalité de chair et d’os, à l’autre la représentation duo-dimensionnelle et les boutons off ou reset. Un véritable jeu de rôle consiste donc à regarder, écouter et répondre à quelqu’un en face : ce n’est pas la même chose qu’écouter et regarder un écran en répondant par un clavier et une souris.
La troisième définition est certainement celle qui donne le plus de fil à retordre en pratique car elle a porte sur ce qui est produit par le JdR, ce concept qu’on appelle souvent aventure : l’aventure résulte de l’interaction des joueurs entre eux et avec un milieu partiellement préparé mais intégralement incarné par l’arbitre ayant à cet effet autorité et sur les règles et sur la réalité.
Cette définition n’est pas directement donnée telle qu’elle par Gygax ou Arneson mais résulte et du DMG AD&D 1e édition et de ce qu’il est convenu d’appeler OD&D (l’édition initiale). Elle résulte aussi des commentaires des dernières années de Gygax sous le nom deCol Pladoh (cf. Dragonsfoot) à propos de l’évolution du jeu de rôle.
Ceci exclut donc les systèmes où l’essentiel est déterminé à l’avance comme ceux où rien n’est préparé, les systèmes où les joueurs décident de tout comme ceux où ils ne décident de rien, les systèmes figés par les règles comme ceux qui les tiennent pour négligeables. Ainsi, le jeu de rôle est avant tout affaire d’équilibre et c’est pourquoi il est sans doute si difficile : équilibre entre les libertés nécessaires à l’accomplissement d’un jeu et les contraintes nécessaires au bon déroulement de ce même jeu. Equilibre qui plonge ses racines au sein même du joueur entre l’incarnation qu’il doit faire de son personnage et les choix qu’il ferait personnellement. Equilibres entre l’arbitre et les joueurs, entre la difficulté de l’aventure et les capacités des personnages, entre le fantastique et le réalisme, entre l’expression du caractère et la mécanique de gestion des situations etc…
La plupart des désagréments rencontrés dans les parties viennent d’une méconnaissance d’une de ces trois définitions fondamentales. C’est bien souvent qu’on oublie que ce n’est qu’un jeu censé plaire à tous, que ce n’est pas une simulation wargamique, que l’équilibre de ses composants doit prédominer sur les idées qu’on se ou s’en fait.
Ces exigences et équilibres sont irréalisables par un système mécanique ce qui a pour conséquence que le vrai jeu de rôle a un côté nécessairement et profondément humain.
C’est aussi et encore ce qui le rend si difficile : il exige une réponse quasi instantanée, et souvent imprévisible, à des situations qu’il a partiellement contribué à créer mais dont la variété est en pratique illimitée ; il se déroule dans un temps continu sans possibilité de retour à une case départ ; il opère un appel incessant à la capacité d’imagination de personnes différentes avec cette ambition presque insensée (du moins ainsi m’apparut-elle la première fois que j’ai abordé ce type de jeu) de les mettre en harmonie.
Alors qu’une partie, qu’un groupe, qu’une aventure ne « marche » pas, ne se déroule pas comme prévu ou comme on le voudrait, frustre certains, dissuade ou en énerve d’autres, est donc profondément normal. Ce n’est qu’avec énormément de patience, un certain travail, beaucoup de réflexion aussi, des interrogations, des échanges, qu’on parvient à établir, maintenir et développer une campagne, c'est-à-dire un enchaînement dans le temps de plusieurs aventures avec des personnages identiques se déroulant sur plusieurs mois puis années.
Ce qui amène à l'autre question essentielle : pourquoi ?
2) Pourquoi
Finalement, pourquoi tant d’efforts à s’adonner à ce jeu malpratique sinon aberrant ? Eh bien tout simplement parce qu’à ma connaissance il n’existe pas, en matière d’expérience culturelle, d’équivalent. Il n’y a rien de pareil. Le véritable jeu de rôle n’est pas un art, mais il est certainement aussi spécifique qu’un art. Ce qu’il apporte à ses participants ne peut procéder que de lui seul, comme seul le théâtre, seule la peinture, ou seule la cuisine peuvent nous apporter ce qu’ils nous procurent. Il n’est pas possible de recevoir ce que le véritable jeu de rôle procure autrement qu’en en faisant l’expérience ; ni le théâtre, ni la littérature, ni le conte, ni le cinéma, ni le dessin, ni aucun autre système ludique ne peuvent y parvenir. Car dans son caractère le plus profond et unique, la substantifique moelle du jeu de rôle consiste à vivre un (ou des) personnage(s) sur plusieurs années sans autre contrainte ou canevas que les choix du joueur. C’est donc ainsi qu’on entendra ici la finalité véritable du jeu de rôle, au-delà de l’aventure du moment et du plaisir de la réunion de personnes contentes de se retrouver ensemble : le développement continu de personnages sur plusieurs années.
On touche alors à la première différence fondamentale entre ce jeu de rôle et, par exemple, le théâtre ou le cinéma ou encore tous les jeux de rôles conventionnels, thérapeutiques, professionnels, où les attributs et missions d’un personnage sont fixés et délimités par avance. A chaque représentation de Hamlet, le comédien qui joue le rôle-titre dira un texte magnifique et mourra à la fin. Il ne pourra pas plus choisir de dévier de son texte que d’éviter de tuer Polonius. A l’inverse le personnage du joueur rôliste, lui, ne connaîtra pas deux ou cent représentations de l’aventure qu’il va vivre mais une seule, comme dans le temps réel, où ses choix, ses dires, son comportement influeront sur une histoire et un résultat qui ne sont pas écrits à l’avance mais demeurent inconnus de tous. Il n’y a pas d’écriture préalable déterminant le destin du personnage de jeu de rôle : il n’y a que le produit incertain de choix et d’aléas parmi des contraintes.
La seconde différence vient de ce que ce personnage va continuer d’évoluer avec le joueur. Nous savons tous ce qui advient d’Edmond Dantès, une fois sa vengeance accomplie, à la dernière page du livre : c’est fini. Il est vivant mais c’est fini : il a disparu. Il n’existe pas plus de tome où l’on découvrirait un Dantès septuagénaire que de possibilité pour Hamlet de survivre à la fin de la pièce. Toutes les représentations littéraires, cinématographiques, théâtrales sont des tranches, aussi immenses, aussi prodigieuses soient-elles ; quelque soit le génie de Balzac par son utilisation de personnages récurrents dans une Comédie Humaine qui contient la société comme les vies entières de Rumbempré ou de Louis Lambert, ces dernières sont définitivement délimitées par l’épaisseur des ouvrages qui les narrent.
Le personnage de fiction se termine ainsi à l’endroit où le personnage du rôliste, lui, continue. Son sort ne s’achève pas avec une aventure. Il n’apparaît pas avec une dernière page déjà écrite. Comme dans la vie et au contraire des livres ni ce personnage si son joueur ni personne ne connaît cette dernière page même si tous savent qu’il y en aura une. Et c’est peut-être ici, par cette similarité immédiate avec le destin de tout être vivant, que le personnage de jeu de rôle atteint une vérité qu’aucune autre expérience culturelle ne procure.
Cependant, avant sa fin, ce personnage va poursuivre son existence ; il va se développer avec le joueur et parfois même presque tout seul, certes par les aventures auxquelles il est convié, certes dans la logique de ces aventures comme de leur univers et toiles de fond, certes conformément à un canevas proposé par les règles, mais aussi et surtout par l’aléa du rapport entre le joueur, son personnage, et le contexte proposé.
Et c’est la là troisième différence, peut-être la plus subtile. Ce qui nous est exposé et proposé par un jeu électronique, un film, ou même un livre, est un personnage déterminé, fixé une fois pour toutes dans les mots, les sons, les images. Certes nous pouvons un peu nous approprier le D’Artagnan des Trois Mousquetaires mais dans cette limite que les actions et réactions de D’Artagnan sont écrites. Il n’y a pas place pour de l’imprévu ; d’Artagnan ne peut à aucun moment devenir autre chose que ce qu’en a écrit Dumas et dont le lecteur demeure tributaire. Nous savons bien que Holmes va résoudre l’énigme, que Bond survivra à ses épreuves, que Frodo n’entretiendra jamais une conversation avec un Nazgûl.
Mais dans le jeu de rôle à long terme, il advient souvent qu’à un moment le personnage échappe au joueur. De même qu’il n’est pas rare chez les écrivains, scénaristes, ou dramaturges qu’en cours d’écriture un personnage « s’échappe » de la sorte et se mette à suivre une espèce de logique qui lui est subitement devenue propre, certes en partie tributaire du thème de l’ouvrage ou de ses péripéties, mais comme étrangement autonome. De même, en jeu de rôle, au fur et à mesure qu’évolue un personnage il construit sa propre histoire, unique et autonome, qui finit par le déterminer au-delà ou autrement de l’intention de son créateur. Le joueur connaît et porte avec lui cette histoire vécue à travers ce personnage et qui finit par produire un comportement qui n’est plus seulement fonction des règles ou du contexte ou du déroulement de l’aventure ni de ce que je joueur avait l’intention « d’en faire » en termes de personnalité ou de pittoresque. Il faut bien sûr du temps pour que s’élabore et sédimente ce processus, mais lorsque cela advient, lorsque le personnage n’est plus seulement fonction de ce qu’en proposent les règles ou de la conception initiale qu’en a eue son créateur mais aussi de ce qui découle d’un passé particulier, unique et personnel, alors on peut sans doute parler d’une forme bien particulière d’oeuvre.
Et cette oeuvre m’apparaît tout à fait essentielle. Ce personnage n’est alors ni tout à fait un autre ni tout à fait son joueur. Dans un monde où nous créons si peu, où presque tout ce qui nous entoure a été fabriqué par d’autres selon des procédés qui nous sont le plus souvent mystérieux, le simple fait d’opérer ainsi une création si intimement liée à sa propre personne est déjà un phénomène très remarquable. Mais encore être aussi capable de se projeter durablement et avec cohérence dans un autre soi-même, l’entretenir et le faire évoluer en acceptant ou osant des comportements, règles, éthiques, caractères qui ne sont pas les siens propres, on se donne ainsi une mesure de ce que chacun nous pourrions aussi être, dans un autre temps, un autre monde, une autre histoire, sans dénier pour autant ce que l’on est en réalité. C’est là une liberté bien rare et même bien extraordinaire.
3) Comment
La dernière spécificité, pour moi la plus étonnante, se produit par cette création d’imaginaire éphémère, instantanée et partagée qui constitue l’essence même du vrai jeu de rôle en marche.
C’est sans doute pourquoi il attire si souvent les jeunes comédiens : le tempérament du comédien, avant même sa formation, l’incite à voir, sans décor ni costume, par la seule force de l’imagination, la scène qui se déroule ; il s’agit du même mécanisme que celui du lecteur ou de l’auditeur à qui l’on raconte et qui sur le seul fondement du langage, crée tout ce qui manque, tout ce qu’il y a « entre » les mots. Ce petit miracle de la représentation à partir du langage fait autant appel à la capacité du destinataire du message qu’à celle de son auteur pour créer ce fameux plaisir unique de la lecture qui consiste à s’imaginer « son » monde à partir des éléments transmis par la lecture, qu’il s’agisse des Terres du milieu, du salon des Guermantes, du centre de la terre selon Jules Vernes. C’est pourquoi on est si souvent, sinon toujours, forcément un peu déçu par l’adaptation cinématographique d’une œuvre qu’on aura lue auparavant : à sa propre vision vient se substituer celle du film et de l’équipe qui l’a fabriqué et cette vision, si fidèle soit-elle à l’ouvrage dont elle s’inspire, ne peut pas coincider avec celle toute personnelle que chaque lecteur aura préalablement élaborée.
Or c’est cette même vision, cette même représentation toute personnelle issue de la conscience comme de l’inconscient de chaque participant, qui se produit par le véritable jeu de rôle. C’est ce même type de rêve éveillé si semblable à celui produit par la littérature, mélange entre la réalité matérielle de l’action de lire et la réalité intérieure résultant de la lecture, que va produire le jeu de rôle. Ce qui confère une force particulière au véritable jeu de rôle que ne peut produire une représentation par l’image, fut-elle théâtrale : rien n’égale la profondeur de cette réalité intérieure, précisément parce qu’elle est intérieure, faite de et par soi, et par conséquent d’une authenticité absolue. Comme le dit Duchamp à propos même de la peinture : « ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». Grâce à quoi Monet, Miro, Rothko, Pollock, entre tant d’autres : l’image n’imposant pas de représentation mais qui, au contraire, en libère le regardeur. C’est à cette même ambition que fait appel le véritable jeu de rôle et c’est celle-là qu’assassine tout « jeu de rôle » incorporant une représentation sur écran, ou dite grandeur nature, ou encore sur plateau.
Mais là s’arrête l’analogie avec la peinture non figurative ou la lecture. En effet, deux éléments aussi essentiels que spécifiques caractérisent la représentation intérieure le jeu de rôle : l’éphémère et le partage.
L’éphémère constitue l’un des aspects les plus frustrants et les plus addictifs de ce type de jeu. Il n’existe pas de fixation du jeu de rôle. On ne peut pas le « relire », le regarder, l’éprouver à nouveau. Ce qui s’y passe est instantané et instantanément disparu, sauf dans le souvenir qu’en auront les participants. Ce déroulement demeure assujetti à un temps qui peut être accéléré ou ralenti selon les circonstances, les règles utilisées, le mode de gestion ou d’arbitrage du jeu, mais qui n’en demeure pas moins unidirectionnel et irrévocable comme l’est le temps réel à l’intérieur duquel il se produit. Pas de retour en arrière, rewind, replay, reset ; pas de préfixe « re ». Certes l’action pourra revenir en arrière si le jeu s’y prête puisqu’elle est imaginaire ; il peut advenir un miracle, des morts peuvent ressusciter, des événements vécus peuvent ne s’être jamais produits ; mais ce que les joueurs auront éprouvé ne pourra jamais être exactement reproduit. On peut relire le passage d’un livre, écouter à nouveau un disque, retourner revoir un tableau afin d’éprouver les mêmes sensations, ou de les approfondir, ou d’en découvrir d’autres à partir de la même matière. Cela n’existe pas dans le jeu de rôle. Ce qu’aura éprouvé un joueur est aussi fort, aussi définitif et aussi assurément passé qu’un souvenir. Le véritable jeu de rôle ne doit produire que cela et cela seulement : de l’instant et des souvenirs.
Ce qui peut apparaître un peu frustrant si l’on songe au nombre considérable de médias et de formes de distractions qui, de la littérature jusqu’au DVD, proposent exactement l’inverse : la possibilité de réitérations quasi-infinies. Mais c’est justement ce qui rend le jeu de rôle si précieux et si authentique : une proximité avec l’expérience que nous faisons de ce passage qu’est la vie grâce à la synchronisation de ce jeu avec notre rapport au temps.
Le partage représente l’aspect à la fois le plus miraculeux et le plus fragile du jeu de rôle. Le jeu de rôle, pour fonctionner, suppose que chacune des créations imaginaires formées par les individus y participant au même moment soient harmonisées. Cela ne signifient pas qu’elles soient identiques, mais seulement suffisamment semblables pour être compatibles entre elles dans le cadre du système de jeu choisi. Cet aspect forme la pierre d’achoppement la plus fréquente de ce jeu.
Supposons par exemple que l’arbitre décrive une salle contenant un tapis en omettant d’en préciser la couleur : peu importe la couleur que chaque joueur met à ce tapis dans la représentation qu’il se fait de la scène dans laquelle agit son personnage, en revanche il est absolument nécessaire que chaque joueur se représente un tapis dans cette salle. C’est cet équilibre qui fait toute la difficulté mais aussi toute la puissance du jeu. Puissance car les omissions de l’arbitre permettent au joueur de se représenter le contexte où évolue leur personnage avec toute la force et la liberté de leur propre imagination. Difficulté car rien n’est plus simple que de briser cette représentation fictionnelle : chaque joueur peut la contester, ou tenter d’imposer la sienne, affirmer par exemple que le tapis est rond ou rectangulaire si l’arbitre n’en pas précisé la forme ; car si jamais pareille lacune peut porter préjudice au sort d’un personnage alors la contestation se fait souvent jour. C’est ici qu’apparaît toute la fragilité du véritable jeu de rôle, revers de sa négligence de l’image : il n’en a pas l’incontestable absolutisme. On peut considérer qu’une chaise placée sur une scène de théâtre est mal choisie, mais on ne peut pas dire qu’elle ne s’y trouve pas ; au jeu de rôle, si.
Afin de pallier ce risque, le jeu de rôle institue la représentation de l’arbitre comme suprême à celles des autres joueurs ; mais ce n’est jamais qu’un pis-aller, une sorte de rappel à l’ordre. La rupture dans le partage d’imagination demeure ce qu’il convient d’éviter et cet évitement forme la plus lourde part de la tâche de l’arbitre : prévenir les interruptions, régler rapidement et efficacement celles nécessaires ou inévitables, rendre inutiles ou oiseuses les autres, et surtout faire sans cesse en sorte que chacun aie envie de continuer ou de revenir au jeu.
Le jeu de rôle en marche consiste ainsi à partager les créations imaginaires de chacun qu’un arbitrage efficace aura permis de rendre compatibles entre elles. L’aventure les met en harmonie les unes avec les autres afin que chaque participant puisse créer la même réalité fictionnelle au même moment que les autres de façon à agir par l’intermédiaire de son personnage en relation avec cette harmonie. Ainsi chaque joueur « voit » le même dragon, temple, fleuve, nuage suspect, aubergiste souriant, au même moment et positionne son imagination, sa réaction et sa pensée en fonction de cette vision au même instant. Création d’une puissance extraordinaire car ce n’est pas par l’évidence extérieure d’un écran, d’un tableau, d’un diaporama, qu’elle s’impose mais par ce seul fait que plusieurs personnes élaborent et partagent au même instant un même produit de leur propre imagination individuelle.
Or l’imagination n’a pas de limites, au contraire de la représentation, quand bien même la technique s’efforce de les reculer sans cesse. Il n’y a pas de limites aux terrains imaginaires du jeu de rôle, aux domaines dans lesquels il peut s’exercer. Tolkien n’a pas attendu la 3D pour inventer ses elfes. Gygax n’a pas eu besoin de l’internet pour mettre en place les mécanismes essentiels du jeu de rôle moderne. Mais surtout, ce que les miracles de la technologie ou la pression commerciale tendent à nous faire oublier, c’est que le véritable jeu de rôle demeure avant tout une affaire de relations humaines, une histoire qui s’élabore dans le temps et en commun avec des individus de chair et d’os nantis seulement de papier, crayon, et dés spéciaux. C’est une expérience sociale qui met en rapport des gens par les outils les plus simples et les plus fondamentaux de la société humaine : le langage et l’imagination.
En guise de conclusion
Créer, réguler, partager et expérimenter instantanément de l’imagination collective en temps réel peut paraître une gageure ; lorsque j’ai débuté le jeu de rôle, cela me paraissait si inconcevable que je me demandais quel pouvait bien être l’intérêt caché qui semblait tant enthousiasmer mon initiateur revenu tout droit des USA avec les premiers livres d’AD&D jamais ramenés en France. Le problème, avec ce qu’on entend désormais le plus souvent par jeu de rôle, vient peut-être de ce qu’on ne se pose plus cette question.
C’est qu’il faut pour y répondre certaines dispositions. Il faut accepter qu’il n’y a pas de final pré-écrit. Qu’on ne sache pas dans quoi on s’embarque ni même ce qui va être échec ou réussite ou ce qui va faire l’un ou l’autre. Il faut accepter de confronter et souvent borner son imagination à celles des autres et admettre que cela peut produire une contribution extraordinaire, une autre réalité dont on n’est pas le seul détenteur. Il faut recoller soi-même les détails qui ne collent pas, aplanir les anicroches, combler les vides de l’arbitrage ou de l’aventure, rattraper les erreurs des autres, subir la mise en évidence des siennes. Il faut sans cesse accepter l’autre, établir et conforter la confiance dans le jeu, ses règles, son arbitrage, l’aventure qui se déroule, les personnages et leurs avenirs.
Cela ne va pas de soi d’autant qu’il est bien plus simple d’allumer un ordinateur et de cliquer sur l’écran, bien plus facile de lire et s’inspirer d’un texte déjà écrit, bien moins risqué de fréquenter quelques heures ou minutes des personnes dont on ne connaît ni la voix ni le visage.
Cela ne signifie nullement que d’autres jeux ne puissent créer des liens sérieux et durables entre leurs participants, bien au contraire. Cela signifie seulement que pour créer les liens et l’enrichissement intime qui procèdent du véritable jeu de rôle, il faut satisfaire à des exigences qui apparaissent sans doute de moins en moins séduisantes au fur et à mesure que l’appellation jeu de rôle s’éloigne de sa vérité originelle.
Il est donc probable que ce que j’appelle ici le véritable jeu de rôle demeure à l’avenir une activité de plus en plus marginale et de moins en moins répandue. Je ne suis pas sûr qu’il faille s’en attrister. A partir de ce que Gygax et Arneson ont inventé et construit entre 1974 et 1978 est née un concept somptueux qui pour être réellement mené à bien, pour aller jusqu’au bout de ce qu’il peut offrir, exige beaucoup plus qu’une somme de monnaie. Laquelle, comme chacun sait, ne fait (presque) pas le bonheur...
Jeu de rôle.
« Ah oui, le truc sur internet, là, oueurldo-ouarcraft ».
Non.
On pourrait s’interroger sur le concept de JdR dont les mécanismes comme les hit points, les niveaux, les attributs de personnages, skills, expérience etc… ont été repris par des systèmes aussi différents que Warcraft ou Pokémon. Ces éléments du jeu de rôle classique, de type D&D, WarH, CofC, Star Wars etc.. existent dans des systèmes aussi complexes que Rolemaster, aussi basiques qu’un shoot‘em up pour Nintendo DS, aussi populaires que WoW. C’est ce qui a amené certains puristes à les négliger pour des systèmes où priment l’expérience collective et la narration. Aujourd’hui, pour un vieux rôliste comme votre serviteur, cela finit par poser à nouveau des questions basiques similaires à celles qu’on s’est posé la première fois qu’une boîte de D&D est apparue en France, vers 1978. Par exemple : de quoi parle-t-on, aujourd’hui, quand on parle de JdR ?
1) Quoi
Je ne veux pas jouer le vieux ronchon qui ramène son Gygax mais il peut néanmoins s’avérer utile d’en revenir aux inventeurs quand on ne sait plus très bien de quoi on cause : je préfère les avis des créateurs de concepts aux opinions de ceux qui se les sont appropriés généralement sans vergogne, ou encore aux exclusives de gardiens du temple autoproclamés, ou surtout aux manœuvres de compagnies marchandes intéressées à la vente de suppléments souvent très supplémentaires.
E. Gary Gygax a toujours souligné, en particulier dès les années 70, cette définition numéro un qui est aussi une évidence : c’est un jeu, et rien que cela, et tout cela. Comme toute activité ludique elle a donc pour objectif premier et suprême que tous les participants y prennent plaisir (d’autant plus que dans le jeu de rôle le concept de « victoire » est assez particulier). Par conséquent, si tel est le cas, peu importe que ce soit ou non au mépris d’une orthodoxie quelconque : un jeu de rôle qui fait plaisir à ses participants a rempli son objectif, point final.
La seconde définition de Gygax et Arneson a trait à leur concept du jeu de rôle : système de règles mettant directement en interaction des personnes physiques qui incarnent toutes un personnage fictif représenté par voie de dialogue à l’exception d’une d’elles qui sert d’arbitre.
Ceci exclut notamment : les jeux par ordinateur, les jeux de cartes ou de plateau, les grandeur nature. Eh oui. WoW peut bien se considérer un (MMO)RPG, ce n’est en réalité pas un jeu de rôle. De même qu’un film sur Bérénice peut bien se proclamer du théâtre filmé, ça n’en fera pas pour autant une véritable représentation théâtrale de la pièce de Racine et il n’y a pas là de jugement de valeur : il s’agit seulement de deux choses différentes. A l’une la continuité temporelle et la réalité de chair et d’os, à l’autre la représentation duo-dimensionnelle et les boutons off ou reset. Un véritable jeu de rôle consiste donc à regarder, écouter et répondre à quelqu’un en face : ce n’est pas la même chose qu’écouter et regarder un écran en répondant par un clavier et une souris.
La troisième définition est certainement celle qui donne le plus de fil à retordre en pratique car elle a porte sur ce qui est produit par le JdR, ce concept qu’on appelle souvent aventure : l’aventure résulte de l’interaction des joueurs entre eux et avec un milieu partiellement préparé mais intégralement incarné par l’arbitre ayant à cet effet autorité et sur les règles et sur la réalité.
Cette définition n’est pas directement donnée telle qu’elle par Gygax ou Arneson mais résulte et du DMG AD&D 1e édition et de ce qu’il est convenu d’appeler OD&D (l’édition initiale). Elle résulte aussi des commentaires des dernières années de Gygax sous le nom deCol Pladoh (cf. Dragonsfoot) à propos de l’évolution du jeu de rôle.
Ceci exclut donc les systèmes où l’essentiel est déterminé à l’avance comme ceux où rien n’est préparé, les systèmes où les joueurs décident de tout comme ceux où ils ne décident de rien, les systèmes figés par les règles comme ceux qui les tiennent pour négligeables. Ainsi, le jeu de rôle est avant tout affaire d’équilibre et c’est pourquoi il est sans doute si difficile : équilibre entre les libertés nécessaires à l’accomplissement d’un jeu et les contraintes nécessaires au bon déroulement de ce même jeu. Equilibre qui plonge ses racines au sein même du joueur entre l’incarnation qu’il doit faire de son personnage et les choix qu’il ferait personnellement. Equilibres entre l’arbitre et les joueurs, entre la difficulté de l’aventure et les capacités des personnages, entre le fantastique et le réalisme, entre l’expression du caractère et la mécanique de gestion des situations etc…
La plupart des désagréments rencontrés dans les parties viennent d’une méconnaissance d’une de ces trois définitions fondamentales. C’est bien souvent qu’on oublie que ce n’est qu’un jeu censé plaire à tous, que ce n’est pas une simulation wargamique, que l’équilibre de ses composants doit prédominer sur les idées qu’on se ou s’en fait.
Ces exigences et équilibres sont irréalisables par un système mécanique ce qui a pour conséquence que le vrai jeu de rôle a un côté nécessairement et profondément humain.
C’est aussi et encore ce qui le rend si difficile : il exige une réponse quasi instantanée, et souvent imprévisible, à des situations qu’il a partiellement contribué à créer mais dont la variété est en pratique illimitée ; il se déroule dans un temps continu sans possibilité de retour à une case départ ; il opère un appel incessant à la capacité d’imagination de personnes différentes avec cette ambition presque insensée (du moins ainsi m’apparut-elle la première fois que j’ai abordé ce type de jeu) de les mettre en harmonie.
Alors qu’une partie, qu’un groupe, qu’une aventure ne « marche » pas, ne se déroule pas comme prévu ou comme on le voudrait, frustre certains, dissuade ou en énerve d’autres, est donc profondément normal. Ce n’est qu’avec énormément de patience, un certain travail, beaucoup de réflexion aussi, des interrogations, des échanges, qu’on parvient à établir, maintenir et développer une campagne, c'est-à-dire un enchaînement dans le temps de plusieurs aventures avec des personnages identiques se déroulant sur plusieurs mois puis années.
Ce qui amène à l'autre question essentielle : pourquoi ?
2) Pourquoi
Finalement, pourquoi tant d’efforts à s’adonner à ce jeu malpratique sinon aberrant ? Eh bien tout simplement parce qu’à ma connaissance il n’existe pas, en matière d’expérience culturelle, d’équivalent. Il n’y a rien de pareil. Le véritable jeu de rôle n’est pas un art, mais il est certainement aussi spécifique qu’un art. Ce qu’il apporte à ses participants ne peut procéder que de lui seul, comme seul le théâtre, seule la peinture, ou seule la cuisine peuvent nous apporter ce qu’ils nous procurent. Il n’est pas possible de recevoir ce que le véritable jeu de rôle procure autrement qu’en en faisant l’expérience ; ni le théâtre, ni la littérature, ni le conte, ni le cinéma, ni le dessin, ni aucun autre système ludique ne peuvent y parvenir. Car dans son caractère le plus profond et unique, la substantifique moelle du jeu de rôle consiste à vivre un (ou des) personnage(s) sur plusieurs années sans autre contrainte ou canevas que les choix du joueur. C’est donc ainsi qu’on entendra ici la finalité véritable du jeu de rôle, au-delà de l’aventure du moment et du plaisir de la réunion de personnes contentes de se retrouver ensemble : le développement continu de personnages sur plusieurs années.
On touche alors à la première différence fondamentale entre ce jeu de rôle et, par exemple, le théâtre ou le cinéma ou encore tous les jeux de rôles conventionnels, thérapeutiques, professionnels, où les attributs et missions d’un personnage sont fixés et délimités par avance. A chaque représentation de Hamlet, le comédien qui joue le rôle-titre dira un texte magnifique et mourra à la fin. Il ne pourra pas plus choisir de dévier de son texte que d’éviter de tuer Polonius. A l’inverse le personnage du joueur rôliste, lui, ne connaîtra pas deux ou cent représentations de l’aventure qu’il va vivre mais une seule, comme dans le temps réel, où ses choix, ses dires, son comportement influeront sur une histoire et un résultat qui ne sont pas écrits à l’avance mais demeurent inconnus de tous. Il n’y a pas d’écriture préalable déterminant le destin du personnage de jeu de rôle : il n’y a que le produit incertain de choix et d’aléas parmi des contraintes.
La seconde différence vient de ce que ce personnage va continuer d’évoluer avec le joueur. Nous savons tous ce qui advient d’Edmond Dantès, une fois sa vengeance accomplie, à la dernière page du livre : c’est fini. Il est vivant mais c’est fini : il a disparu. Il n’existe pas plus de tome où l’on découvrirait un Dantès septuagénaire que de possibilité pour Hamlet de survivre à la fin de la pièce. Toutes les représentations littéraires, cinématographiques, théâtrales sont des tranches, aussi immenses, aussi prodigieuses soient-elles ; quelque soit le génie de Balzac par son utilisation de personnages récurrents dans une Comédie Humaine qui contient la société comme les vies entières de Rumbempré ou de Louis Lambert, ces dernières sont définitivement délimitées par l’épaisseur des ouvrages qui les narrent.
Le personnage de fiction se termine ainsi à l’endroit où le personnage du rôliste, lui, continue. Son sort ne s’achève pas avec une aventure. Il n’apparaît pas avec une dernière page déjà écrite. Comme dans la vie et au contraire des livres ni ce personnage si son joueur ni personne ne connaît cette dernière page même si tous savent qu’il y en aura une. Et c’est peut-être ici, par cette similarité immédiate avec le destin de tout être vivant, que le personnage de jeu de rôle atteint une vérité qu’aucune autre expérience culturelle ne procure.
Cependant, avant sa fin, ce personnage va poursuivre son existence ; il va se développer avec le joueur et parfois même presque tout seul, certes par les aventures auxquelles il est convié, certes dans la logique de ces aventures comme de leur univers et toiles de fond, certes conformément à un canevas proposé par les règles, mais aussi et surtout par l’aléa du rapport entre le joueur, son personnage, et le contexte proposé.
Et c’est la là troisième différence, peut-être la plus subtile. Ce qui nous est exposé et proposé par un jeu électronique, un film, ou même un livre, est un personnage déterminé, fixé une fois pour toutes dans les mots, les sons, les images. Certes nous pouvons un peu nous approprier le D’Artagnan des Trois Mousquetaires mais dans cette limite que les actions et réactions de D’Artagnan sont écrites. Il n’y a pas place pour de l’imprévu ; d’Artagnan ne peut à aucun moment devenir autre chose que ce qu’en a écrit Dumas et dont le lecteur demeure tributaire. Nous savons bien que Holmes va résoudre l’énigme, que Bond survivra à ses épreuves, que Frodo n’entretiendra jamais une conversation avec un Nazgûl.
Mais dans le jeu de rôle à long terme, il advient souvent qu’à un moment le personnage échappe au joueur. De même qu’il n’est pas rare chez les écrivains, scénaristes, ou dramaturges qu’en cours d’écriture un personnage « s’échappe » de la sorte et se mette à suivre une espèce de logique qui lui est subitement devenue propre, certes en partie tributaire du thème de l’ouvrage ou de ses péripéties, mais comme étrangement autonome. De même, en jeu de rôle, au fur et à mesure qu’évolue un personnage il construit sa propre histoire, unique et autonome, qui finit par le déterminer au-delà ou autrement de l’intention de son créateur. Le joueur connaît et porte avec lui cette histoire vécue à travers ce personnage et qui finit par produire un comportement qui n’est plus seulement fonction des règles ou du contexte ou du déroulement de l’aventure ni de ce que je joueur avait l’intention « d’en faire » en termes de personnalité ou de pittoresque. Il faut bien sûr du temps pour que s’élabore et sédimente ce processus, mais lorsque cela advient, lorsque le personnage n’est plus seulement fonction de ce qu’en proposent les règles ou de la conception initiale qu’en a eue son créateur mais aussi de ce qui découle d’un passé particulier, unique et personnel, alors on peut sans doute parler d’une forme bien particulière d’oeuvre.
Et cette oeuvre m’apparaît tout à fait essentielle. Ce personnage n’est alors ni tout à fait un autre ni tout à fait son joueur. Dans un monde où nous créons si peu, où presque tout ce qui nous entoure a été fabriqué par d’autres selon des procédés qui nous sont le plus souvent mystérieux, le simple fait d’opérer ainsi une création si intimement liée à sa propre personne est déjà un phénomène très remarquable. Mais encore être aussi capable de se projeter durablement et avec cohérence dans un autre soi-même, l’entretenir et le faire évoluer en acceptant ou osant des comportements, règles, éthiques, caractères qui ne sont pas les siens propres, on se donne ainsi une mesure de ce que chacun nous pourrions aussi être, dans un autre temps, un autre monde, une autre histoire, sans dénier pour autant ce que l’on est en réalité. C’est là une liberté bien rare et même bien extraordinaire.
3) Comment
La dernière spécificité, pour moi la plus étonnante, se produit par cette création d’imaginaire éphémère, instantanée et partagée qui constitue l’essence même du vrai jeu de rôle en marche.
C’est sans doute pourquoi il attire si souvent les jeunes comédiens : le tempérament du comédien, avant même sa formation, l’incite à voir, sans décor ni costume, par la seule force de l’imagination, la scène qui se déroule ; il s’agit du même mécanisme que celui du lecteur ou de l’auditeur à qui l’on raconte et qui sur le seul fondement du langage, crée tout ce qui manque, tout ce qu’il y a « entre » les mots. Ce petit miracle de la représentation à partir du langage fait autant appel à la capacité du destinataire du message qu’à celle de son auteur pour créer ce fameux plaisir unique de la lecture qui consiste à s’imaginer « son » monde à partir des éléments transmis par la lecture, qu’il s’agisse des Terres du milieu, du salon des Guermantes, du centre de la terre selon Jules Vernes. C’est pourquoi on est si souvent, sinon toujours, forcément un peu déçu par l’adaptation cinématographique d’une œuvre qu’on aura lue auparavant : à sa propre vision vient se substituer celle du film et de l’équipe qui l’a fabriqué et cette vision, si fidèle soit-elle à l’ouvrage dont elle s’inspire, ne peut pas coincider avec celle toute personnelle que chaque lecteur aura préalablement élaborée.
Or c’est cette même vision, cette même représentation toute personnelle issue de la conscience comme de l’inconscient de chaque participant, qui se produit par le véritable jeu de rôle. C’est ce même type de rêve éveillé si semblable à celui produit par la littérature, mélange entre la réalité matérielle de l’action de lire et la réalité intérieure résultant de la lecture, que va produire le jeu de rôle. Ce qui confère une force particulière au véritable jeu de rôle que ne peut produire une représentation par l’image, fut-elle théâtrale : rien n’égale la profondeur de cette réalité intérieure, précisément parce qu’elle est intérieure, faite de et par soi, et par conséquent d’une authenticité absolue. Comme le dit Duchamp à propos même de la peinture : « ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». Grâce à quoi Monet, Miro, Rothko, Pollock, entre tant d’autres : l’image n’imposant pas de représentation mais qui, au contraire, en libère le regardeur. C’est à cette même ambition que fait appel le véritable jeu de rôle et c’est celle-là qu’assassine tout « jeu de rôle » incorporant une représentation sur écran, ou dite grandeur nature, ou encore sur plateau.
Mais là s’arrête l’analogie avec la peinture non figurative ou la lecture. En effet, deux éléments aussi essentiels que spécifiques caractérisent la représentation intérieure le jeu de rôle : l’éphémère et le partage.
L’éphémère constitue l’un des aspects les plus frustrants et les plus addictifs de ce type de jeu. Il n’existe pas de fixation du jeu de rôle. On ne peut pas le « relire », le regarder, l’éprouver à nouveau. Ce qui s’y passe est instantané et instantanément disparu, sauf dans le souvenir qu’en auront les participants. Ce déroulement demeure assujetti à un temps qui peut être accéléré ou ralenti selon les circonstances, les règles utilisées, le mode de gestion ou d’arbitrage du jeu, mais qui n’en demeure pas moins unidirectionnel et irrévocable comme l’est le temps réel à l’intérieur duquel il se produit. Pas de retour en arrière, rewind, replay, reset ; pas de préfixe « re ». Certes l’action pourra revenir en arrière si le jeu s’y prête puisqu’elle est imaginaire ; il peut advenir un miracle, des morts peuvent ressusciter, des événements vécus peuvent ne s’être jamais produits ; mais ce que les joueurs auront éprouvé ne pourra jamais être exactement reproduit. On peut relire le passage d’un livre, écouter à nouveau un disque, retourner revoir un tableau afin d’éprouver les mêmes sensations, ou de les approfondir, ou d’en découvrir d’autres à partir de la même matière. Cela n’existe pas dans le jeu de rôle. Ce qu’aura éprouvé un joueur est aussi fort, aussi définitif et aussi assurément passé qu’un souvenir. Le véritable jeu de rôle ne doit produire que cela et cela seulement : de l’instant et des souvenirs.
Ce qui peut apparaître un peu frustrant si l’on songe au nombre considérable de médias et de formes de distractions qui, de la littérature jusqu’au DVD, proposent exactement l’inverse : la possibilité de réitérations quasi-infinies. Mais c’est justement ce qui rend le jeu de rôle si précieux et si authentique : une proximité avec l’expérience que nous faisons de ce passage qu’est la vie grâce à la synchronisation de ce jeu avec notre rapport au temps.
Le partage représente l’aspect à la fois le plus miraculeux et le plus fragile du jeu de rôle. Le jeu de rôle, pour fonctionner, suppose que chacune des créations imaginaires formées par les individus y participant au même moment soient harmonisées. Cela ne signifient pas qu’elles soient identiques, mais seulement suffisamment semblables pour être compatibles entre elles dans le cadre du système de jeu choisi. Cet aspect forme la pierre d’achoppement la plus fréquente de ce jeu.
Supposons par exemple que l’arbitre décrive une salle contenant un tapis en omettant d’en préciser la couleur : peu importe la couleur que chaque joueur met à ce tapis dans la représentation qu’il se fait de la scène dans laquelle agit son personnage, en revanche il est absolument nécessaire que chaque joueur se représente un tapis dans cette salle. C’est cet équilibre qui fait toute la difficulté mais aussi toute la puissance du jeu. Puissance car les omissions de l’arbitre permettent au joueur de se représenter le contexte où évolue leur personnage avec toute la force et la liberté de leur propre imagination. Difficulté car rien n’est plus simple que de briser cette représentation fictionnelle : chaque joueur peut la contester, ou tenter d’imposer la sienne, affirmer par exemple que le tapis est rond ou rectangulaire si l’arbitre n’en pas précisé la forme ; car si jamais pareille lacune peut porter préjudice au sort d’un personnage alors la contestation se fait souvent jour. C’est ici qu’apparaît toute la fragilité du véritable jeu de rôle, revers de sa négligence de l’image : il n’en a pas l’incontestable absolutisme. On peut considérer qu’une chaise placée sur une scène de théâtre est mal choisie, mais on ne peut pas dire qu’elle ne s’y trouve pas ; au jeu de rôle, si.
Afin de pallier ce risque, le jeu de rôle institue la représentation de l’arbitre comme suprême à celles des autres joueurs ; mais ce n’est jamais qu’un pis-aller, une sorte de rappel à l’ordre. La rupture dans le partage d’imagination demeure ce qu’il convient d’éviter et cet évitement forme la plus lourde part de la tâche de l’arbitre : prévenir les interruptions, régler rapidement et efficacement celles nécessaires ou inévitables, rendre inutiles ou oiseuses les autres, et surtout faire sans cesse en sorte que chacun aie envie de continuer ou de revenir au jeu.
Le jeu de rôle en marche consiste ainsi à partager les créations imaginaires de chacun qu’un arbitrage efficace aura permis de rendre compatibles entre elles. L’aventure les met en harmonie les unes avec les autres afin que chaque participant puisse créer la même réalité fictionnelle au même moment que les autres de façon à agir par l’intermédiaire de son personnage en relation avec cette harmonie. Ainsi chaque joueur « voit » le même dragon, temple, fleuve, nuage suspect, aubergiste souriant, au même moment et positionne son imagination, sa réaction et sa pensée en fonction de cette vision au même instant. Création d’une puissance extraordinaire car ce n’est pas par l’évidence extérieure d’un écran, d’un tableau, d’un diaporama, qu’elle s’impose mais par ce seul fait que plusieurs personnes élaborent et partagent au même instant un même produit de leur propre imagination individuelle.
Or l’imagination n’a pas de limites, au contraire de la représentation, quand bien même la technique s’efforce de les reculer sans cesse. Il n’y a pas de limites aux terrains imaginaires du jeu de rôle, aux domaines dans lesquels il peut s’exercer. Tolkien n’a pas attendu la 3D pour inventer ses elfes. Gygax n’a pas eu besoin de l’internet pour mettre en place les mécanismes essentiels du jeu de rôle moderne. Mais surtout, ce que les miracles de la technologie ou la pression commerciale tendent à nous faire oublier, c’est que le véritable jeu de rôle demeure avant tout une affaire de relations humaines, une histoire qui s’élabore dans le temps et en commun avec des individus de chair et d’os nantis seulement de papier, crayon, et dés spéciaux. C’est une expérience sociale qui met en rapport des gens par les outils les plus simples et les plus fondamentaux de la société humaine : le langage et l’imagination.
En guise de conclusion
Créer, réguler, partager et expérimenter instantanément de l’imagination collective en temps réel peut paraître une gageure ; lorsque j’ai débuté le jeu de rôle, cela me paraissait si inconcevable que je me demandais quel pouvait bien être l’intérêt caché qui semblait tant enthousiasmer mon initiateur revenu tout droit des USA avec les premiers livres d’AD&D jamais ramenés en France. Le problème, avec ce qu’on entend désormais le plus souvent par jeu de rôle, vient peut-être de ce qu’on ne se pose plus cette question.
C’est qu’il faut pour y répondre certaines dispositions. Il faut accepter qu’il n’y a pas de final pré-écrit. Qu’on ne sache pas dans quoi on s’embarque ni même ce qui va être échec ou réussite ou ce qui va faire l’un ou l’autre. Il faut accepter de confronter et souvent borner son imagination à celles des autres et admettre que cela peut produire une contribution extraordinaire, une autre réalité dont on n’est pas le seul détenteur. Il faut recoller soi-même les détails qui ne collent pas, aplanir les anicroches, combler les vides de l’arbitrage ou de l’aventure, rattraper les erreurs des autres, subir la mise en évidence des siennes. Il faut sans cesse accepter l’autre, établir et conforter la confiance dans le jeu, ses règles, son arbitrage, l’aventure qui se déroule, les personnages et leurs avenirs.
Cela ne va pas de soi d’autant qu’il est bien plus simple d’allumer un ordinateur et de cliquer sur l’écran, bien plus facile de lire et s’inspirer d’un texte déjà écrit, bien moins risqué de fréquenter quelques heures ou minutes des personnes dont on ne connaît ni la voix ni le visage.
Cela ne signifie nullement que d’autres jeux ne puissent créer des liens sérieux et durables entre leurs participants, bien au contraire. Cela signifie seulement que pour créer les liens et l’enrichissement intime qui procèdent du véritable jeu de rôle, il faut satisfaire à des exigences qui apparaissent sans doute de moins en moins séduisantes au fur et à mesure que l’appellation jeu de rôle s’éloigne de sa vérité originelle.
Il est donc probable que ce que j’appelle ici le véritable jeu de rôle demeure à l’avenir une activité de plus en plus marginale et de moins en moins répandue. Je ne suis pas sûr qu’il faille s’en attrister. A partir de ce que Gygax et Arneson ont inventé et construit entre 1974 et 1978 est née un concept somptueux qui pour être réellement mené à bien, pour aller jusqu’au bout de ce qu’il peut offrir, exige beaucoup plus qu’une somme de monnaie. Laquelle, comme chacun sait, ne fait (presque) pas le bonheur...