La mort du personnage (2/3)

21 septembre 2023 par Kazz → Non classé

La gestion arbitrale

La possibilité de la mort du personnage dépend de la règle de jeu, de la dangerosité du scénario, et de ce qu’en déroulent et font les joueurs. La règle fixe l’éventualité de cette mort et sa mécanique : le personnage dispose de tels moyens de l’éviter, y succombe à telles conditions, est ou non ressuscitable. Le reste repose sur le scénario et la conduite des joueurs dont celle de l’arbitre.

Mais si l’arbitre n’est pas l’auteur du déroulé événementiel qui constitue la partie de jeu de rôle, il en est en revanche le régulateur. Lui seul possède et connaît la totalité des paramètres du scénario. Or, au contraire d’une pièce de théâtre ou d’un scénario de cinéma, celui de jeu de rôle ne décrit pas ce qui va se passer mais seulement ce qui peut se passer. Il appartient donc à l’arbitre de veiller, tant en amont qu’au cours de la partie, aux conditions de son bon déroulement. Ce qui implique notamment de vérifier l’adéquation des forces des aventuriers à celles qui leur seront opposées.

Equilibrer le risque de destruction des personnages des joueurs est l’une des fonctions les plus essentielles de l’arbitre de jeu de rôle. C’est aussi l’une des plus difficiles. Elle exige non seulement une excellente préparation de l’aventure et une conduite du jeu sensible et intelligente mais encore cette denrée particulière qu’est l’expérience. Que l’arbitre qui n’a jamais sauvé de la mort ou laissé un mourir un personnage par erreur ou par stupidité ou par faiblesse ou par mauvaise appréciation de la situation ou des règles ou par pure volonté personnelle me jette la première pierre. Comme pour à peu près tout, il faut s’être un peu trompé avant de savoir bien faire.

Cette mission d’équilibrage par l’arbitre est d’autant plus nécessaire que l’immortalité de fait des personnages est aussi nuisible au jeu que la multiplicité de destructions injustifiées. Pour paraphraser Audiard, la mort du personnage c’est comme la Justice qui est elle-même comme la Sainte Vierge : si on ne la voit pas de temps en temps, le doute s’installe. A l’inverse, l’importance du trauma du joueur issu de la mort définitive d’un personnage qu’il a puissamment développé exige que l’arbitre ne l’admette qu’avec circonspection.
Par conséquent l’arbitre doit naviguer entre deux écueils opposés : la sous-protection et la surprotection des joueurs.

L’arbitre protecteur

La préparation par l’arbitre d’une aventure afin d’en identifier les points dangereux et se préparer en conséquence est donc indispensable. Cette préparation fixe le cadre de l’adversité proposée aux joueurs en vérifiant que ses challenges sont équilibrés. Selon les moyens à disposition des aventuriers dans leur état prévisible au moment de cette rencontre, la rencontre de leurs adversaires, leurs tactiques, dans le contexte, constitue-t-elle une opposition raisonnablement surmontable ? Est-ce qu’à la place des joueurs, j’aurais les bonnes idées, j’opérerais les bons choix ? Est-ce que trouverais tel dispositif injuste ou bien vu ? Compte tenu des règles, comment arbitrer de manière convaincante le comportement des opposants et au-delà les conséquences sur la suite de l’aventure ? La cohérence avec le contexte est-elle suffisamment respectée ? L’opposition, rapportée aux mécanismes de combat ou de magie, est-elle excessive ou au contraire sous-dimensionnée par rapport au niveau de difficulté ? Les personnages disposent-ils d’une échappatoire ou son absence est-elle justifiable ?

En s’interrogeant ainsi, l’arbitre anticipe et prévient l’éventualité d’un ennemi qui s’avèrerait trop fort pour les capacités des aventuriers alors qu’il n’était pas prévu ainsi. Cette éventualité n’est pas rare car elle peut découler de nombreux facteurs autres qu’une défaillance des joueurs, par exemple d’une inadéquation du scénario. Un cas typique est le boss intermédiaire situé au milieu de l’aventure qui dégage définitivement la moitié d’un groupe d’aventuriers normalement constitué et qui a joué correctement, ni particulièrement bien ni particulièrement mal. On le rencontre notamment dans les vieux modules où la progressivité du challenge était secondaire. On ne compte plus les arbitres qui se sont aperçus après coup que tel obstacle prévu par l’aventure était déséquilibré voire quasi-insurmontable, par design ou par la manière dont ils ont été arbitrés.

Cette vérification permet de dimensionner correctement les obstacles proposés aux joueurs, y compris en les allégeant ou aggravant, de façon à éviter qu’une éventuelle destruction de personnage puisse être imputable à une inattention de l’arbitre face à un déséquilibre du design.
Il se peut aussi que le groupe d’aventuriers n’ait pas la composition idoine de personnages pour affronter l’ennemi dans des conditions équilibrées. Parfois un joueur est absent et on joue quand même. Parfois de simples malchances survenues auparavant ont anormalement amoindri les ressources du groupe. Quelle qu’en soit l’origine, il appartient à l’arbitre de remédier à ce déséquilibre et d’éviter aussi de le susciter.

Cette préparation ne suffit cependant pas car l’arbitre est aussi responsable de l’agrément du jeu de rôle. Cet agrément nécessite que le jeu ne se réduise ni au déroulé d’un scénario préparé à l’avance ni à un massacre des innocents. Il doit donc savoir quand il lui faut sauver le personnage, voire le groupe des aventuriers, et avec eux l’aventure et le goût de celle-ci. Il doit donc aussi être en mesure de réagir pendant du déroulement du jeu.

D’autant qu’il arrive que l’arbitre crée, souvent involontairement, des sur-adversités en exploitant à fond les monstres ou le contexte et en exagérant ainsi le challenge proposé aux joueurs. Certains mécanismes de règles, notamment la 3e édition de D&D et ses dérivés comme Pathfinder, invitent les joueurs à « minimaxer » de leurs personnages. Les joueurs qiu développent des techniques de combat fondées uniquement sur les mécanismes de la règle plutôt que la simulation du personnage invitent implicitement l’arbitre à en faire autant avec ses monstres, ne serait-ce qu’afin de compenser ce qu’il n’a lui-même pas songé ni eu le temps de faire.
D’autre part, la wargamisation de la mêlée via figurines et plateau quadrillé met l’arbitre seul face à la collectivité des joueurs qui s’opposent collectivement aux « pièces » qu’ils contrôlent, soit la situation d’un jeu fondé sur l’affrontement tel les échecs ou le Risk. Cette situation peut entraîner inconsciemment l’arbitre à se comporter en adversaire des joueurs quand ce n’est que les monstres ou le contexte qui devraient l’être. Le pion ou figurine qui représente le personnage devient alors plus pion que personnage, effaçant provisoirement l’acquis et la valeur de sa personnalité pour le résumer à sa fonction d’élément combattant. Il faut donc que l’arbitre veille toujours à éviter toute tentation de vouloir personnellement éliminer en combat ce pion adverse dont il ne réalisera qu’après coup l’étendue de la disparition.

Enfin et surtout, la malchance seule ne devrait pas expliquer la mort définitive d’un personnage qui s’est comporté logiquement ; car cette malchance, mécaniquement, adviendra forcément à un moment ou un autre. Les parties et années s’accumulant, il devient pratiquement inévitable qu’advienne une voire plusieurs occurrences où les dés vont absurdement déterminer en défaveur du joueur.
Or, au contraire du coup de chance, il suffit d’un coup de malchance pour tout arrêter. Tant mieux si le joueur réussit 10 jets critiques sur 30 jets de combat mais au final ça ne change rien de fondamental, ça facilite seulement le parcours à cette occasion. Tandis que si le joueur rate les deux ou trois jets qu’il ne faut pas rater pour éviter la mort, la conséquence est à l’inverse permanente.
L’arbitre doit donc être toujours conscient que le jeu de rôle d’aventure dangereuse à progression de personnage, tel D&D, tend naturellement à la destruction de ce personnage. Il doit conserver à l’esprit que la pure malchance destructrice d’un personnage s’étant comporté logiquement et normalement et ayant correctement géré ses ressources (y compris en « points de chance » ou « de destinée » si les règles en prévoient) est statistiquement inéluctable et peut advenir à tout moment. Le doublé de 1 sur d20 finit toujours par arriver au moment il ne le faut absolument pas.
Or cela est sinon « injuste », du moins absurde au plan ludique, car n’étant que le résultat du système de résolution aléatoire servant aux à jeu dont le principe ne repose par sur ce système. Cette mécanique de hasard constitue certes une utilité nécessaire à certains aspects du jeu, mais elle n’est nullement garante de son intérêt. Or cette mécanique tend statistiquement à la destruction du personnage et donc, au moins pour son joueur, à celle du jeu. Car cette mort anéantit non seulement la création représentée par ce personnage mais encore l’agrément général du jeu et la narration collective de l’aventure. L’arbitrage doit donc dans la mesure du possible pallier, compenser ou réparer la survenance de ce hasard « injuste ».

La première action de l’arbitre pour éviter la survenance de la mort d’un personnage consiste dans ce que j’appelle le « lissage » des dommages. L’illustre par l’absurde cet exemple que j’ai personnellement observé.
Un groupe d’aventuriers de D&D affronte en ligne des monstres humanoïdes, mettons hobgoblins et bugbears. Le chaman gobelin lance un sort de Hold Person réussi sur un des combattants qui échoue au jet de sauvetage et se retrouve donc paralysé en étant debout. Dans le même round, un hobgoblin lui inflige un coup de grâce et l’occit. Voilà un exemple typique d’aggravation négative arbitrale.
C’est d’abord absurde : cette séquence implique en effet que le hobgoblin a réalisé que cet adversaire est paralysé par un sort lancé par un tiers à la même seconde et décidé dans le même temps de lui assener consécutivement un coup de grâce. En réalité, ce n’est que parce que l’arbitre contrôle ces deux personnages : le chaman et le hobgoblin, que cette séquence se produit ainsi.
C’est surtout épouvantablement mal arbitré. Les joueurs savent parfaitement que l’arbitre contrôle le hobgoblin et que c’est sur sa décision que le monstre va occire l’infortuné paralysé. Il leur sera alors difficile d’ éviter de penser que l’arbitre a délibérément tué le personnage. D’autre part, la paralysie d’un combattant suffisait déjà à affaiblir considérablement les aventuriers : quel besoin d’en rajouter ? Enfin, quelle raison à ce choix du hobgoblin qui aurait pu tout aussi logiquement s’en prendre aux autres aventuriers qui continuaient de représenter un danger pour lui ? Dans tous ces aspects, les joueurs ont raison et l’arbitre a tort de n’avoir pas lissé les conséquences négatives qu’ils subissent en n’allant paresseusement pas plus loin qu’une apparente logique tactique sans se soucier de son impact sur la conduite de l’aventure.

Le lissage par l’arbitre en pareil cas doit consister a minima à laisser s’écouler un certain temps afin de permettre aux aventuriers de tenter de protéger leur compagnon, avant qu’un adversaire ne s’avise d’occire le malheureux laissé exposé.
Plus généralement, le lissage s’entend comme la capacité de l’arbitre à refréner toute tendance à maximiser les conséquences négatives subies par les personnages ou à exploiter au maximum les adversités qui leurs sont opposées. Répétons-le : le combat en jeu de rôle n’est pas un affrontement de pièces d’échecs. L’arbitre doit simuler certes les forces mais aussi les incohérences et faiblesses des opposants aux personnages. D’autant qu’il n’est pas à la place des joueurs : il ne connaît pas les conséquences particulières de ce qu’il leur oppose ; ce qui lui apparaîtra bizarre de la part des joueurs pourrait lui apparaître parfaitement cohérent s’il était aventurier parmi eux. Et l’inverse est tout aussi vrai : la redondance d’une stratégie parfaitement coordonnée, cohérente et implacable d’adversaires qui ne commettent aucune erreur apparaîtra bizarre et même suspecte aux yeux des joueurs, sans doute à juste titre.

D’autre part, l’arbitre ne devrait pas faire obstacle au sauvetage du personnage en passe de mourir. Il est suffisamment désolant pour le joueur d’être en train de perdre son personnage : nul besoin d’appuyer là où ça fait mal.
Pourtant, combien de fois ai-je vu l’arbitre s’arc-bouter sur telle règle ou interprétation de la situation empêchant le personnage mourant d’être soigné par un compagnon d’aventure ! Ce ne devrait jamais être le cas. Dès lors qu’un personnage est incapable et en passe de mourir, il me semble élémentaire de lui appliquer de la manière la plus favorable aussi bien les règles que la conduite des événements.
Les premières règles de D&D avaient à cet égard le mérite de la simplicité : on est mort ou pas. La plupart des nouvelles prolongent avec une sorte de sadisme la phase mourante du personnage, parfois fort longtemps et il n’est pas rare que l’arbitre rende inexorable l’issue de cette prolongation. On arrive ainsi à ce paradoxe d’un personnage inconscient en train de glisser vers la mort alors que son joueur, lui, est parfaitement conscient qu’il se rapproche de la mort à chaque tour de jeu. Sachant l’importance de la mort du personnage, cela m’a toujours paru une mécanique très moche des jeux qui l’instaurent.

Enfin, il y a le bon vieux « fudge ». Nombre des premiers arbitres de jeu de rôle, parmi eux non des moindres, adhéraient à l’aphorisme en forme en forme de boutade d’Ed Greenwood (si je ne me trompe) disant que les dés sont juste là pour faire du bruit derrière les shields (les écrans).
Le fudge consiste à changer le résultat d’un jet de dés secret de l’arbitre. Il est admissible dans la mesure où il corrige la malchance injustifiée décrite ci-dessus et dans cette mesure seulement. Il revient en quelque sorte à faire bénéficier un personnage ou le groupe d’un « bonus de destinée », élément d’ailleurs prévu par certains types de règles, par une décision arbitrale motivée par des éléments que l’arbitre est seul à pouvoir observer et apprécier.
Le principe du fudge arbitral doit être admis parce que l’aléa, en jeu de rôle, s’exerce d’abord du côté des joueurs avant que du côté de l’arbitre. Les joueurs sont soumis à l’aléa de leurs dés, bon ou mauvais : ils le constatent, l’éprouvent et n’y peuvent rien. En revanche, ils ne peuvent ni ne doivent savoir ce qu’il en est du côté de l’arbitre ; ils ne savent pas, dans ce que leur révèle l’arbitre, ce qui découle réellement d’un aléa ou d’une décision de l’arbitre ou d’une prédétermination du scénario. Par conséquent les joueurs attendent implicitement une forme de « neutralité » de la chance du côté de l’arbitre, puisque cette chance les contraint déjà eux-mêmes de manière absolue. Rajouter la même contrainte absolue sur l’arbitre tend alors à faire du jeu de rôle un jeu de chance, ce qu’il n’est pas par nature. Pour l’illustrer, il suffit d’imaginer le groupe de personnages réussissant 4 coups critiques consécutifs sur leurs ennemis ; tout le monde est très content et on passe à la suite. Imaginons maintenant la même chose réussie par l’arbitre : il n’y a plus de jeu et tout le monde est consterné.

En résumé, l’arbitre devrait toujours faire en sorte que la mort d’un personnage ne repose pas sur une décision arbitrale, sur une malchance ou sur une mauvaise appréciation des difficultés de l’aventure, mais sur une cause que le personnage joué normalement a été en mesure de modifier.

L’arbitre surprotecteur

C’est dans cette direction que tire une certaine mode. Il suffit pour s’en convaincre de lire, par exemple sur le web, les récits d’arbitres, de designers, et bien sûr de joueurs scandalisés par la létalité d’anciennes aventures qui, effectivement, flinguaient pas mal de personnages car elles étaient conçues pour cela. Ces réactions révèlent l’écart entre les styles des joueurs ; certains s’attaquent à des aventures destinées à détruire leurs personnages, d’autres s’attachent à des aventures destinées à leur être racontées. Les premiers sont accoutumés à des protocoles de survie, les seconds à bien se marrer. Aucune de ces approches n’est illégitime mais il appartient à l’arbitre de comprendre à quoi s’attendent véritablement les joueurs des parties qui vont se dérouler.

Toutefois, quelque soit l’approche des joueurs et de l’arbitre, le vrai jeu de rôle entre humains implique d’abandonner l’espoir de reprendre en cas d’échec l’aventure à sa dernière sauvegarde. C’est bien là ce qui embête l’arbitre surprotecteur.

Bien des arbitres éprouvent une forte réticence à ce que les personnages des joueurs trépassent, que ce soit par culpabilisation ou par crainte de devenir le méchant à la place des monstres ou par désir de préserver l’aventure. Ce souci les conduit parfois à tordre les règles ou la réalité imaginaire, à inventer un deus ex-machina salvateur du groupe, ou à faciliter exagérément le parcours des joueurs. Certaines scènes deviennent des poteaux indicateurs : n’allez pas par ici, passez donc plutôt par là, le DM paraissant vouloir débarrasser les explorateurs des pièges et adversaires qu’il est pourtant là pour leur opposer.

C’est aussi le cas de l’arbitre qui cède aux joueurs. Il n’est certes pas rare qu’un arbitre subisse de multiples de pressions de la part de participants : telle règle n’est pas bonne, je voulais dire ceci et tu as compris cela, mon personnage est super-important il représente des années de jeu, tu ne m’as pas laissé faire ce que je voulais faire, l’arbitre a peut-être toujours raison mais ce n’est pas ce qu’il y a dans la règle, tu y vas fort avec tes monstres… Quel arbitre n’a pas entendu cela ?
En outre, l’arbitre est généralement celui des joueurs qui a le plus investi dans la partie, ne serait-ce que par son travail de préparation en amont, donc celui qui a le moins d’intérêt à ce qu’elle s’arrête. La tentation de céder aux pressions est donc grande, parce que c’est plus simple et plus consensuel, quitte à transformer le parcours du combattant en parcours de santé.

Toutefois, c’est le plus souvent inconsciemment que l’arbitre devient surprotecteur, généralement par l’effet du scénario. Sa rédaction l’exprime parfois ouvertement. On y lit des phrases comme : si les aventuriers n’ont pas réussi cela, alors proposez-leur ceci. Au cas où le groupe est vaincu, ils ne sont pas morts mais prisonniers dans la salle A99 et peuvent s’en sortir comme suit. Cet endroit est un havre de paix où les aventuriers peuvent récupérer en toute tranquillité. Si les joueurs n’ont pas trouvé X, n’ont pas eu l’idée Y, ne parviennent pas à vaincre Z… Un design multipliant les solutions de rattrapage signale à l’arbitre que les joueurs ne doivent pas échouer s’il désire connaître le merveilleux déroulé qu’on lui promet. A quoi l’arbitre, au moins implicitement, tendra à se conformer.

C’est en particulier le cas des aventures divisées en plusieurs chapitres qui forment autant de produits commerciaux. L’arbitre qui a acheté ses six livrets n’a pas vraiment envie de devoir en jeter 4 parce que le groupe des personnages trépasse au milieu du numéro 2 et dégoûte les joueurs d’une aventure consécutivement tenue pour infaisable. Dans ces sortes d’autoroutes narratives où chaque étape est plus que prévisible, il va implicitement de soi que les personnages des joueurs sont supposés ne pas défuncter avant, mettons, le milieu de l’avant-dernier chapitre au plus tôt. Dans de tels contexte le chef Bidule, boss intermédiaire du livret numéro 4, n’est pas le moins du monde placé pour réellement détruire le groupe mais pour lui donner la satisfaction de l’avoir vaincu et le moyen de continuer la narration. Ainsi, le groupe est à la fois forcé de vaincre Bidule et Bidule de ne pas vaincre les personnages.

Or tout brevet de survie consenti implicitement ou explicitement au personnage détruit l’intérêt du jeu de rôle humain. Personne n’a envie de regarder ou de participer à un mach de football où l’arbitre garantirait qu’une équipe n’encaissera pas de but. C’est l’un des différences majeures entre jeu de rôle sur ordinateur et vrai jeu de rôle. Le premier est un produit ludique conçu pour que son acheteur termine un parcours programmé indépendamment du nombre d’échecs qu’il connaîtra. Son paradigme de base c’est Super Mario : combien de temps mettras-tu pour atteindre le 20e niveau ? Le second est une simulation d’un personnage vivant et donc mortel. Son paradigme de base, c’est Hamlet : être ou ne pas être, telle est la question.

Les limites à la protection arbitrale : le rôle de la mort

La protection arbitrale contre la mort des personnages est une affaire d’équilibrage et c’est pourquoi l’expérience de l’arbitre est à cet égard précieuse. Equilibrage entre les difficultés du scénario, les compréhensibles erreurs des joueurs, la malchance des personnages, et l’essence d’un jeu qui implique de conserver la possibilité de la destruction du personnage et même de l’aventure.

Répétons le : l’intérêt fondamental du vrai jeu de rôle humain implique la permanence de la sensation chez les joueurs que leurs personnages peuvent à chaque séquence dangereuse disparaître définitivement. Cette sensation dépend principalement du scénario et de l’arbitrage. Par conséquent, l’arbitre doit être disposé à admettre cette perte, quel qu’en soit l’impact pour lui et les joueurs, afin que les joueurs puissent en être conscients et le ressentir. Cela ne signifie pas que l’arbitre désire la perte d’une personnage ou celle du groupe, ni qu’il ne s’en désolera pas si elle survient, mais que l’arbitre se soumet comme tous les joueurs à un système dont le principe et l’intérêt fondamental implique qu’il puisse se terminer.

C’est là la limite à la correction arbitrale de l’éventuelle malchance des joueurs. Si l’arbitre n’est pas en train d’opposer aux personnages un ennemi anormalement surpuissant, s’il n’a pas surjoué les capacités adverses aux joueurs, s’il a déjà compensé la malchance des personnages au cours de la même session, il peut encore « fudger » (modifier secrètement) un dé concernant un personnage ou le groupe au cours d’une séquence de l’aventure. Il peut à la rigueur en fudger un second dans la même séquence. Il ne doit pas en fudger un troisième. Sinon, la compensation arbitrale devient visible et le jeu perd alors toute valeur.

Le trauma de la perte d’un personnage développé fait partie de l’expérience du joueur. Elle rend effectivement compte dans le jeu de cette réalité commune à tous : la terminaison de la vie. Ce n’est peut-être être pas inutile dans une époque où les cimetières sont depuis longtemps passés du centre du village à la périphérie des grandes villes, écartant de notre quotidien cette preuve de la mort qu’est le cadavre étiqueté par la tombe, refoulement géographique qui nous la rend plus mystérieuse et inquiétante encore.

Surtout, le jeu d’aventure est aussi un jeu de chance. Shit happens. Dans la vie aussi, on peut se retrouver face à l’alignement négatif des planètes. Il y a des gens qui ont changé leur voyage au dernier moment pour prendre le Titanic, d’autres qui ont fait l’inverse. Si l’ensemble des conditions logiques conduisant à la mort du personnage sont réunies, si la malchance a été palliée plusieurs fois par l’arbitre et qu’elle n’est pas la seule explication du trépas qui advient, alors il doit laisser le jeu se dérouler même s’il conduit à la mort du personnage et même si ce dernier est développé depuis longtemps et même s’il en résulte la terminaison de l’aventure.

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