Lire la presse expose à un nombre impressionnant de conneries révélées dès que ladite presse se pique d’évoquer ou d’expliquer un sujet, n’importe lequel, qu’on maîtrise bien personnellement. Quelque soit le domaine traité, par exemple aérien, judiciaire, diplomatique, social, c’est toujours avec effarement qu’un lecteur réalise pour la première fois que tel journal écrit ou audiovisuel raconte n’importe quoi au sujet de faits et causes relevant d’un domaine que ce lecteur se trouve, pour une fois, bien connaître, devenant ainsi capable d’appréhender le fond du sujet, de distinguer le vrai du faux, de discerner l’imprécis, l’inexact, l’incomplet. Cet étonnement initial agit souvent comme un vaccin ; ensuite, on s’habitue.
Le jeu de rôle ou le médiéval-fantastique représentent un domaine idéal pour ce genre de papiers principalement fondés sur l’incompétence de la personne du journaliste et l’ego de celles qu’il interroge. Dès lors que quelque rumeur ou fait nouveau vient remettre ces thèmes dans le viseur de l’actualité, ces parutions ne font jamais défaut.
C’est dans cette lignée que paraît le 10 avril 2023 Donjons et Dragons: le virage woke et inclusif du seigneur des jeux de rôle, sur le site internet du Figaro.
J’ai alors, pour une fois, décidé d’accomplir mon devoir de vieux rôliste en répondant point par point aux assertions ainsi parues. Voici donc cette réponse (les citations de l’article en question figurent en italiques).
Regardé d’un œil suspect dans les années 1980 – il était soupçonné de pervertir la jeunesse et de la pousser dans le satanisme[2] -, Donjons et Dragons (D&D) caracole aujourd’hui sur des millions d’écrans et de rutilants plateaux. Fin de la cabale ? Pas vraiment. La licence a été étrillée ces dernières années pour son contenu jugé raciste et sexiste.
On ne saurait s’étonner que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le principe n’est pas que D&D présente tel aspect contrevenant à la mode journalistique du moment mais l’intérêt de stigmatiser ce à quoi on le résumera.
D’autres choix plus symboliques transforment les orcs[10] – des «méchants» historiques communs à de nombreux univers fantastiques[11] – en personnages jouables par défaut – ce qui n’était pas auparavant le cas.
Les orcs ont été inventés, de toutes pièces, par J.R.R. Tolkien, probablement dans les années 1920, avant d’être repris et adaptés par E. Gary Gygax en 1974 pour les insérer dans son jeu de jeu de rôle en tant que monstres parmi d’autres, tels le dragon ou la chimère dont le caractère historique semble plus affirmé.
La description traditionnelle des races non humaines n’est effectivement pas sans quelques déterminismes : les hauts elfes sont beaux, les orcs sont simplets et brutaux, etc. «Il y a eu un réveil des consciences aux États-Unis», explique l’auteur et animateur de jeux de rôle Fibre Tigre (Aria, Stars). Le public s’est soudainement demandé pourquoi les elfes noirs sont cruels et méchants, alors que les elfes non-noirs ne le sont pas. Il y a une raison historique, bien sûr, puisque ces choses s’expliquent par l’assimilation de la mythologie nordique [14]par Tolkien puis par les créateurs de D&D ; mais sémantiquement, aujourd’hui, cela ne passe plus.»
Non seulement les hauts elfes ne sont pas les seuls, elfes ou autres, à pouvoir être beaux, mais la beauté n’est pas une caractéristique d’un personnage de D&D prévue par les règles ; le charisme y ressemble un peu mais diffère sur de nombreux aspects et Gygax s’en explique dès 1980, notamment dans le Dungeon Masters’ Guide.
D’autre part, les orcs sont en général brutaux mais loin d’être simplets ou idiots ; cela rendrait d’ailleurs certaines aventures bien trop faciles.
«La diversité fait la force», proclame l’éditeur qui s’engage à mieux représenter les races jusqu’alors vilipendées, à davantage travailler avec des créateurs de couleur et à faire appel à des «sensitivity readers» [15], des consultants extérieurs chargés de débusquer les passages offensants dans les parutions à venir.
La diversité a toujours fait la force dans D&D. Dès leur première parution les règles et le système de jeu impliquent qu’un ensemble de personnages sera toujours meilleur s’il est composé de plusieurs races, à l’instar de la Fraternité de l’Anneau, modèle évident du groupe d’aventuriers suggéré par ce jeu. Le même reproche pourrait donc être adressé à Tolkien qui n’a pas prévu de faire accompagner Gandalf et Aragorn par des orcs ou des trolls plutôt que des hobbits, nain et elfe.
Il s’agit en réalité de ce processus de destruction culturelle connu sous le nom de « sensitivity readers » qui a déjà frappé de grands auteurs tels dernièrement R. Dahl ou A. Christie, et, au delà, d’un pur argument commercial.
L’article relate ensuite une prise de conscience par l’éditeur Hasbro, géant mondial des jeux, de la nocivité de D&D, qui daterait de l’affaire George Floyd. Pourtant, les meurtres racistes n’ont auparavant pas manqué aux USA ou ailleurs, sans que Tolkien, Gygax ou TSR (le précédent éditeur) s’avisent du caractère insupportablement offensant de leurs œuvres. Celui de M. Floyd, qui n’apparaît pas avoir été perpétré par des joueurs de D&D, a donc eu davantage d’influence sur l’évolution et le commerce du jeu de rôle que ceux du Pasteur Martin Luther King ou de Malcolm X, pour ne citer qu’eux. Peut-être qu’un jour les noms de Myriam Monsonego ou de Samuel Paty parviendront aux oreilles d’Hasbro, auquel cas la classe de cleric aura du souci à se faire. Mais pour le moment, Minneapolis reste le centre du monde et Hasbro son phare intellectuel et culturel.
Julien Pirou, concepteur de jeux et auteur de La Grande aventure du jeu de rôle (Ynnis Éditions) : «En 1977, une ancienne édition de D&D a limité la force maximale des femmes, en reprenant ainsi un stéréotype de genre [19]». L’invention ne fera pas long feu. Si, TSR, l’éditeur de D&D à l’époque, fait marche arrière, cette règle éphémère est bien connue des cercles des joueurs qui l’évoquent aujourd’hui à la manière d’une curiosité un peu honteuse.
Il s’agit de l’édition AD&D dite n°1, qui comporte 370 pages en deux volumes (PHB et DMG). Cette limitation figure exclusivement au premier de ces volumes, page 9, et exclusivement au sein de la table I relative à la statistique de force physique qui est l’une des six déterminant un personnage. L’article ne mentionne ni cette relativité ni qu’il s’agit de force physique, tendant ainsi à faire croire qu’il s’agirait de la force au sens général des femmes au sens général. Il ne précise pas davantage que cette table I limite également la force des mâles car elle ventile en réalité selon la race du personnage ; ainsi, elle prévoit par exemple qu’une femelle demi-orc pourrait être plus forte qu’un hobbit mâle. D’autre part l’article et l’interviewé évitent de rappeler que deux pages plus haut dans ce même volume, l’auteur Gygax écrit mot pour mot qu’aucune différence ne doit être fondée sur le sexe en matière de fantastique, avant de souligner que le jeu et son interprétation s’imposent aux règles (DMG, p.9). La nuance, voilà l’ennemi.
En 40 ans de jeu de rôle dont plusieurs passées à pratiquer cette édition, je n’ai pas souvenir de l’emploi ou même d’une référence à cette règle, moins encore d’une manière « un peu honteuse ». Elle n’a cependant rien d’absurde : il est de fait que les femmes courent ou nagent moins vite que les hommes, lancent le javelot moins loin ou soulèvent des charges moins lourdes. L’existence de compétitions sportives différentes suffirait à démontrer la réalité d’une différence de force physique maximale entre femelles et mâles humains dont cette limitation visait à rendre compte. Mais elle est demeurée en pratique inemployée simplement parce qu’elle peut dissuader de jouer des femmes combattantes, ce qui appauvrit le jeu. Moyennant quoi le D&D a permis des Brienne de Tarth bien avant que Martin n’imagine la sienne, soit l’exact contraire de ce que l’article tente d’accréditer.
Donjons et Dragons n’est pas l’unique licence merveilleuse à l’héritage encombrant. Le phénomène touche le vaste archipel des imaginaires fantastiques. C’est le cas, en France, du Donjon de Naheulbeuk. Lancée en 2001, cette parodie de jeu de rôle ponctuée de touches d’humour gras passe moins facilement qu’autrefois auprès des jeunes.
Ici l’on comprend que l’auteur de l’article ne sait pas de quoi il parle, puisqu’il confond système de règles et univers de jeu.
Tout jeu de rôle se compose nécessairement d’un système de règles encadrant nécessairement un univers (ou monde) dans lequel se déroule l’action. Ce monde est la véritable scène des événements et il compose les sociétés où évoluent les personnages. Or il peut toujours déroger au système, voire s’en abstraire en partie, et c’est souvent le cas. Ça l’est en particulier de Naheulbeuk, système de règles basé sur un monde préexistant, précisément parce que ce monde dérogeait énormément aux autres systèmes.
Il existe un nombre incalculable de tels mondes, dont bon nombre ont été inventés par les joueurs eux-mêmes, et où les exemples de dérogation ou d’incompatibilité avec des règles de jeu de rôle sont légion. Pour rester dans le seul médiéval fantastique, Harn, Glorantha ou Middle-Earth présentent tellement de différences qu’il devient impossible (ou malhonnête) de généraliser afin d’évoquer quelque encombrant héritage commun.
L’article feint pourtant d’omettre l’existence des mondes imaginaires pour les assimiler au jeu de rôle lui-même assimilé à D&D. En d’autres termes, il procède par amalgame.
«Pratiqué des années par une majorité de geeks masculins, le jeu de rôle s’est rééquilibré et s’est ouvert aux femmes – notamment au sein des équipes éditoriales- à la faveur d’un renouvellement des générations», constate Anthony Bruno, responsable marketing et communication chez Black Book, l’un des éditeurs français de référence pour le jeu de rôle. Résultat : les ouvrages de D&D et ceux de nombreux autres jeux représentent désormais les femmes d’une manière moins sexualisée ou stéréotypée. Cette évolution crève un abcès qui gonflait depuis des années autour de l’héritage misogyne du jeu. «Comme D&D est en situation de quasi-monopole, il s’est reposé sur ses lauriers et a tardé à remettre en question certains boulets qu’il traîne depuis longtemps», observe Julien Pirou.
Il est tout de même un peu embêtant d’affirmer que ce serait principalement au sein d’équipes éditoriales que le jeu de rôle s’ouvrirait aux femmes ; cela pourrait en effet indiquer qu’elles ne s’intéressent pas à cette activité pour la pratiquer mais pour l’encadrer en en étant rémunérées. Or on encadre toujours mal ce qu’on ne connaît pas d’expérience personnelle.
Surtout, ce passage avoue (et affirme) l’importance du mépris envers les joueurs, pourtant leurs clients et leur gagnepain, qui imprègne tant de décideurs ou d’acteurs professionnels en matière de jeu de rôle. On ne le répétera jamais assez : pour la plupart des personnes qui en parlent ou qui en vivent directement ou indirectement, le jeu de rôle est une activité de gens bizarres qui prennent un plaisir que ces personnes ne comprennent ou ne partagent pas, mais qui représente un attractif facteur de profit, de rémunération, ou d’avantage social. Il en va ainsi constamment depuis la fin des années 1980 où ce phénomène débuta avec le départ des meilleurs créateurs pour le jeu vidéo.
On retrouve donc le geek masculin misogyne, déjà sorti mot pour mot à l’encontre de cette vaste frange qui osait ne pas apprécier la commercialisation par Amazon d’une parodie audiovisuelle du monde tolkienien. L’adjectif purulent n’est pas loin car ces sombres sinistres individus formaient apparemment un abcès qu’il serait donc temps d’inciser.
Quant aux éditeurs de Warhammer, Call of Cthulhu, Star Wars, Shadowrun et autres Pathfinder, ils seront ravis d’apprendre qu’ils n’ont en rien entamé le prétendu « quasi-monopole » (bien qu’il existe des dizaines de jeux de rôle…) de D&D malgré un demi-siècle d’efforts et un rival lesté de boulets. On se demande comment cet abcès purulent a néanmoins pu récolter tant de lauriers et maintenir si longtemps une situation aussi avantageuse.
«Nos seize auteurs sont des personnes de couleur qui parlent et s’inspirent de leurs expériences vécues, de leurs cultures, de l’histoire de leurs familles, de leurs mythes ; en somme de leur vie», présente en vidéo le responsable du projet Ajit George. Game designer[22], ce dernier s’était intéressé en 2014, dans un post de blog[23], au «problème racial des jeux».
Rappelons, entre autres, que dès les années 1980 Mystara (le monde de basic D&D) s’inspirait par exemple de la Grèce, que Forgotten Realms incluait des équivalents de la Mongolie et de l’Egypte, qu’Oriental Adventures incluait l’Arabie ou l’extrême orient (Chine, Japon)…. Ce n’est pas d’aujourd’hui que D&D s’inspire de cultures autres qu’occidentales, tokienniennes, howardiennes ou nordiques.
Au fond, la fatuité sous-jacente à cette citation indique qu’il s’agit surtout de trouver motif à rémunérer le préoccupé de la tarte à la crème du «problème racial des jeux». Ca paye certainement mieux que de s’offusquer de ce que dans la quasi-totalité des jeux de cartes le roi soit supérieur à la dame (qu’on n’appelle même pas « reine », rendez-vous compte !).
Après un tollé, Wizards of the Coast s’est excusé en septembre d’avoir présenté, dans un supplément, une race simiesque dont l’histoire pastichait celle de La Planète des singes [24]- des animaux esclavagisés qui accèdent à l’intelligence. Pire, leurs illustrations évoquaient les minstrels shows [25], des spectacles racistes du XIXe et XXe siècles. La présence théorique, depuis 2020 du moins, de «sensitivity readers» auprès de l’éditeur n’aura pas empêché la bévue.
Le fond du problème étant que c’est en réalité toute La Planète des singes, livre et film, qui constitue une bévue qu’il faudrait vite interdire. On pourrait même élargir à l’extermination de l’intégralité des singes de cette planète-ci dont la seule existence devrait bientôt insupporter les plus affûtés des « sensitivity readers » (je ne me lasse pas des guillemets dont tous entourent cette appellation).
Comme toujours, serait-on tenté de dire pour terminer. Comme hier la majorité morale, avant-hier la censure, avant-avant-hier les autodafés… Parce que le vrai jeu de rôle est à la mode, parce que son éditeur cherche un buzz pour vendre sa nouvelle édition, parce qu’un film estampillé D&D va sortir… De même qu’on va chercher Agatha Christie pour la charcuter parce que tout le monde se contrefout du racisme de l’écrivaillon qui tire à trois cent exemplaires. Seuls déterminent et comptent le succès, la notoriété, et le fric dont on pense qu’il va avec.
Tout cela est totalement vain et on le sait. Les règles de D&D ou d’autres existent, elles suffisent ; la sanction sera le rejet des nouvelles, ou bien leur acceptation si elles sont vraiment bonnes. Pour le reste, commerçants et commentateurs continueront de n’avoir d’autre intérêt pour le jeu de rôle que celui du service de leur intérêt personnel.