Je ne saurais trop recommander la lecture en anglais de cet excellent et long article de Paul La Farge paru en 2006 : Destroy All Monsters. Non seulement l’histoire de D&D, en particulier originelle, y est remarquablement exposée avec concision et précision, mais ce n’est pas tous les jours que quelqu’un raconte une partie chez Gygax.
Cette lecture m’a inspiré quelques rapides réflexions sur l’inépuisable sujet de la genèse « Gygaxo-Arensonienne » du jeu qui nous tient depuis des années (ou décennies pour les pires d’entre nous).
Comme cela arrive assez souvent, il s’avère les deux ont eu en même temps des idées semblables, inspirées de notions trouvées ailleurs. Ainsi, le concept d’arbitre existe dès le Kriegsspiel prussien de 1876, où il est institué afin de fluidifier les parties et de trancher les points de règle. Le concept de pion-unité-individu est employé à la fin des années 60 par un ami d’Arneson : David Wesely, à Minneapolis, major de l’U.S. Army, dans ses règles de wargame maison (dénommées Brauenstein : difficile de ne pas voir une certaine descendance dans les noms de Blackmoor ou Greyhawk…). C’est également Wesely qui a l’idée d’assigner à une unité un rôle certes secondaire mais indépendant de ses fonctions de combat, ce qui implique et invite à une scénarisation, même embryonnaire. C’est encore probablement lui qui fait découvrir les dés polyédriques à David Arneson puis à Gary Gygax.
C’est donc un peu rapidement qu’Arneson, en 1978, époque où il se trouvait certes en plein litige avec Gygax et TSR, s’attribue dans une interview (The Spacegamer, n°21, p.5) l’idée d’avoir soudain peuplé son Blackmoor d’orcs pour le faire découvrir à des joueurs qui croyaient encore avoir affaire à un wargame sur figurines. Paradoxalement, c’est l’imperfection même des règles de wargame avec figurines d’alors, au premier rang desquelles ce Chainmail que les joueurs d’Arneson trouvaient plutôt emmerdant, qui va stimuler son inventivité et le conduire à élaborer des notions qu’il finira par présenter à un Gygax qui va les accueillir avec enthousiasme. Certes, l’étincelle géniale consistant privilégier le rôle du personnage sur la simulation matérielle provient sans doute d’Arneson selon Franck Mentzer (« exTSR ») qui était pourtant un proche du Gary. Mais la conceptualisation de l’ensemble d’un système de règles cohérent et efficient est sans nul doute l’oeuvre de Gygax.
Il apparaît en réalité plus que vraisemblable que c’est surtout la collaboration entre Gygax et Arneson, leur complémentarité menant à une vision commune, qui a dégagé le concept révolutionnaire d’un jeu partiellement dématérialisé, fondé l’inversion du rapport figurine – joueur, et permettant ainsi des aventures sans limite historique ou spatiale puisqu’ayant pour mécanique réelle l’imagination des participants. Ce système fonde non seulement le jeu de rôle « moderne » en ce qu’échappé des murder-party, simulations d’entreprises ou thérapies psychosociales, mais surtout les concepts-clé qu’il définit d’emblée et dont énormément seront repris par la suite dans des variantes et descendances : dés polyédriques importés du wargaming, points de vie, niveau et hit dice, classe d’armure, définition par des abilités physiques et mentales échelonnées, classes de personnages, interaction avec un arbitre central, scénario…
Ces bases verront ensuite l’évolution finale du concept de jeu de rôle sur table vers le récit, à quoi Gygax comme Arneson sont mal disposés, n’étant pas des créateurs d’histoire directe, tel l’écrivain ou le dramaturge, mais des bricoleurs géniaux dont l’œuvre permet la création d’une histoire collective. Cette étape finale incombera aux Jaquays, Greenwood, Hickman, et autres Monte Cook qui, eux, ont cette fibre-là.
La profusion créative des seventies initiée par Gygax et Arneson est aussi ce qu’un Bob Bledsaw, certes situé entre les deux mais plutôt proche du second, va reprendre en termes d’opportunités scénariques dans l’univers de Judges’ Guild qui se situe en filiation de Blackmoor ; ce qui sera à la base des side treks et autres micro-aventures qui font souvent le sel des méga-suites de type « adventure pack » et des mini-quêtes optionnelles de tant de jeux vidéos.
Mais l’œuvre de Gygax demeure décidément primale en ce qu’essentielle : il est le cœur, le centre de l’émergence du jeu. Un peu à l’instar d’un Steve Jobs, il n’est pas l’inventeur (en tout cas assurément pas le seul ) à mais c’est lui qui sait ce qu’il faut inventer, lui qui conduit la barque car lui seul a saisi avant et mieux que tout le monde vers où tout cela peut mener. Assurément, Gygax a de l’inventivité tout autant qu’il pompe l’imagination et la créativité d’Arneson et sans doute aussi de Kuntz, présent dès avant TSR, dans cette Castle & Crusades Society qui en est le creuset. Mais eux seuls savaient qui a fait quoi et il est en fin de compte d’assez peu d’importance que le Druide vienne d’Arneson ou le Sorcier de Gygax dès lors qu’il est certain que l’un sans l’autre n’aurait pu donner lieu à l’apparition de D&D. Ainsi, l’idée du voleur vient d’un fan californien nommé Gary Switzer, avec qui Gary Gygax discute en 1974 ; il reprend cette idée pour définir une classe entièrement nouvelle et dérogatoire de personnage introduisant le concept de skills qui sera réemployé par tant d’autres systèmes avec le succès que l’on sait : typiquement Gygax.
Toutefois, question prescience, Arneson était pas mal non plus : “Computer and video game are where the game industry is going, with vengeance” (David Arneson, 1978, in The Spacegamer, n°21, p. 7). L’ordinateur grand public d’alors n’existe quasiment pas (l’Apple II a 48K de mémoire : kilooctets, pas Mega ou Giga et on est trois ans avant le premier PC d’IBM, six ans avant le Mac) mais l’Atari 2600 vient de sortir et Arneson a déjà tout déduit et compris. La vengeance attendra certes encore un peu, mais elle sera ensuite totale.
Je ne peux finir ceci sans m’arrêter sur cette image d’un isocaèdre, notre bon vieux d20, en fait bien plus vieux qu’on le pensait puisque cet exemplaire, conservé au Metropolitan de New York, provient de l’Egypte ptolémaïque, période entre le IIe siècle avant JC et le IVe siècle. Enfoncés, nos vieux dés de plastique tout élimé qui ne remontent qu’au Basic Set de 1978. Il semblerait même que de tels objets aient servi à de la divination religieuse (Râ ou Isis survenaient-ils déjà sur un 20 naturel ?)
Quoi qu’il en soit, le lancer de d20 est donc une activité tout à fait multiséculaire. Ainsi, en fin de compte, nos jeux de rôle consistent aussi en la perpétuation d’une très antique tradition.