Christopher John Reuel Tolkien (1924-2020)

30 janvier 2020 par Kazz → Non classé

« Well, here at last, dear friends, on the shores of the sea comes the end of our fellowship in middle-earth.
Go in peace ! I will not say: do not weep for not all tears are an evil. »
J.R.R. Tolkien, The Grey Havens, The Return of the King

Armoiries de Luthien par J.R.R. Tolkien © Tolkien Trust

Il est des héritiers ayant-droits des œuvres de leurs ancêtres qui se contentent d’en percevoir les rentes annuelles. Parfois ils en vivent confortablement. Certains ont même érigé en outil d’extorsion le droit moral d’auteur de tel aieul dont ils sont dépositaires par le mérite de leur naissance. Tel n’est assurément pas le cas de Monsieur Christopher Tolkien, troisième fils de l’auteur du Seigneur des Anneaux, récemment décédé.

C’est même le contraire : Christopher Tolkien n’est pas qu’un ayant-droit mais un continuateur et un développeur au point d’apparaître l’ouvrier central d’une œuvre qui l’attendait et le méritait bien. Un travail titanesque lui a permis de nous donner 17 livres de son père dont, entre autres, Contes et Légendes Inachevés, les Enfants de Hùrin (trente ans d’efforts) et bien entendu le Silmarillion, que je considère (très) personnellement comme le véritable chef d’oeuvre de J.R.R. Tolkien. J’ai lu le Seigneur des Anneaux, j’ai relu le Silmarillion. Livre prodigieux par son imperfection et son inachevé même, par les vastes ouvertures qu’il apporte à cette mythologie qui sert d’arrière-plan à l’épopée de l’Anneau. L’ensemble forme une collection de contes qui ne se comparent qu’à Homère. 

A l’époque où je découvre le Seigneur des Anneaux, choc que prolongea quelque peu Le Hobbit, on a avec ces deux ouvrages tout lu de Tolkien. Celui-ci est mort depuis près de 5 ans : il n’y a et aura plus rien. Désespoir dont Christopher nous délivre. Grâce au Silmarillion et aux ouvrages qui vont suivre, exhumés du vaste vrac des archives de Tolkien père, Tolkien fils a élargi cette oeuvre en un univers spatial et temporel comprenant foultitude d’histoires, dont beaucoup potentielles ou partiellement rédigées, contribuant sans cesse à magnifier la profonde beauté qui imprègne les pages du Seigneur des Anneaux. Christopher Tolkien nous a ouvert les accès à l’immensité splendide de Middle-Earth, de son histoire et de sa géographie changeantes du premier au quatrième âge, avec l’immense paquet de rêves qu’elle suscite. On lui doit la transformation d’un conteur génial en homme-monde.

Certes J.R.R. Tolkien a de son vivant (ré)introduit dans notre imaginaire contemporain les elfes, les dragons, les nains, les gobelins ou les trolls, y ajoutant les orcs, les hobbits ou encore les Nazgûls ou les Balrogs : matériaux dont Arneson et Gygax s’empareront pour créer le jeu de rôle médiéval-fantastique avec D&D et dont les définitions ainsi établies se sont imposées à pratiquement toutes les œuvres suivantes, qu’elles soient ludiques, filmiques, ou littéraires. Mais ce n’est pas là ce qui intéressait Christopher Tolkien. Il pensait plutôt, je crois avec raison, que l’originalité profonde et miraculeuse de l’oeuvre de son père ne pouvait véritablement s’apprécier que par la littérature. Tolkien père et fils sont des auteurs de livres : aucune autre forme ne peut pleinement transmettre l’ampleur, la profondeur, la beauté de cette oeuvre.

En 1968, J.R.R. Tolkien avait vendu les droits audiovisuels et dérivés du Hobbit et du Seigneur des Anneaux à United Artists, récupérés ensuite par le rusé Saul Zaentz qui y travaillait avant d’en faire la prospère Middle-Earth Enterprises, à qui l’on doit la consternante licence à I.C.E. pour créer l’un des jeux de rôle les plus injouables qu’on ait jamais inventés. C’est cette même Middle-Earth Enterprises qui, profitant grassement du nom et de l’oeuvre de Tolkien, fournit des licences pour d’oubliables jeux vidéos, des produits en tous genres et bien sûr la fameuse trilogie filmée par Peter Jackson.

A tout cela Christopher Tolkien n’eut guère de part, ni d’ailleurs de revenus, la cession de 1968 étant forfaitaire. Son père avait inventé un univers et des langages et lui-même était un éditeur de livres, dans le sens le plus élevé qu’on puisse donner à cette activité. Il détestait les ordinateurs et regardait avec tristesse la commercialisation galopante du Seigneur des Anneaux : « Tolkien est devenu un monstre, dévoré par sa popularité et absorbé par l’absurdité de l’époque. Le fossé qui s’est creusé entre la beauté, le sérieux de l’œuvre, et ce qu’elle est devenue, tout cela me dépasse. Un tel degré de commercialisation réduit à rien la portée esthétique et philosophique de cette création. Il ne me reste qu’une seule solution : tourner la tête. » déclarait-il en 2012 au journal Le Monde.

Oui.

Il faudra attendre sa sortie du trust familial, le Tolkien Estate, pour que ce dernier accepte de vendre à Amazon les droits d’une partie de l’oeuvre qu’il a exhumée et éditée : une histoire au cours du Deuxième Age de la Terre du Milieu, tirée des Contes et Légendes Inachevés, et donc très antérieure à celle des films.

Le résultat en sera épargné à Monsieur Christopher Tolkien. Il appartenait à cette fraction de plus en plus réduite de ceux qui n’ont nul besoin d’un film pour voir ce qui se passe dans la Terre du Milieu. Depuis 1975 ce distingué gentleman vivait en France, où il est paisiblement mort à 95 ans, dans son sommeil, le 16 janvier 2020. Selon le Guardian, il disait que les villes du Silmarillion lui paraissaient davantage réelles que Babylone.

Illustration d’Alan Lee pour les Enfants de Hùrin, l’un des plus grands succès de C.J.R. Tolkien, image qui me semble assez bien évoquer la sienne

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