Comment je suis venu au jeu de rôle et y suis resté

31 octobre 2019 par Kazz → Non classé

C’est toujours avec intérêt, parfois avec sourire, parfois aussi avec stupéfaction, que j’ai lu des études de plus en plus nombreuses, sérieuses ou personnelles ou universitaires, au sujet du jeu de rôle et traitant de personnes et époques que je me trouve, parmi bien d’autres silencieux, avoir assez bien et de près connues. Petit à petit une sorte d’historiographie semble s’emparer de la période d’essor du jeu de rôle au cours des années 80, pour forger son histoire, ses canons et personnages, fabriquant des récits souvent justes mais parfois incomplets et parfois même réécrivant les faits. Alors, à l’occasion pile des quarante ans de ma pratique de ce type de jeu, il m’a semblé pouvoir apporter, pour cette fois, le grain de sel de mes souvenirs personnels.

L’âge héroïque

Comme beaucoup des premiers rôlistes, j’ai été amené à ce jeu par le wargame, que je pratiquais alors avec une prédilection pour l’époque napoléonienne ou le XVIIIe siècle (guerres de Sept Ans ou de la Succession d’Autriche). J’ai toujours apprécié ce contexte où prévaut un équilibre entre les trois armes : infanterie, cavalerie, artillerie, qui me semble une caractéristique particulière à cette époque. Il n’y a guère alors d’unité « démiurge » par nature comme pourront plus tard le devenir les blindés ou l’airpower. Chacune des trois armes a ses forces et faiblesses de sorte que leur emploi harmonieux en fonction des circonstances est une clef indispensable à toute bonne conduite des opérations.

Comme un certain nombre d’aficionados de cette niche ludique, je joue donc, depuis environ 1976, outre au célébrissime Diplomacy d’Avalon Hill, aux autres jeux publiés par cette excellente maison et à ceux d’OSG, SPI, ou Game Designers Workshop, alors seulement trouvables que dans quelques boutiques spécialisées qui, à Paris, sont principalement : Jeux Descartes, Jeux Thèmes et l’Oeuf Cube.

Dans l’une de ces boutiques, un jour d’octobre 1979, est posé un gros carton qu’on vient de livrer ; le dessus en est ôté, on va commencer de ranger son contenu : des boîtes avec une tête de dragon sur la couverture qui porte l’intitulé DUNGEONS & DRAGONS en lettres tarabiscotées. Je pense à un jeu pour enfants, conjecturant que la boutique en question envisage de se diversifier vers un marché un peu moins restreint que le wargame. On m’explique alors que pas du tout, c’est un tout nouveau jeu sans pions ni « counters » et néanmoins destiné notamment aux wargamers qui l’apprécient beaucoup outre-Atlantique. Je me récrie : allons donc ! un wargame sans pions ? Et pourquoi pas un jeu d’échecs sans pièces ou un scrabble sans jetons ? Mais la boutique est tenue par un commerçant aussi avisé que tenace qui veut absolument forcer mon scepticisme : une discussion s’engage au terme de laquelle j’accepte d’acheter le jeu en question sous promesse de remboursement si je ne parviens pas à y jouer.

Trois jours plus tard, je reviens à la boutique et demande à être remboursé : je n’ai strictement rien compris à ce truc. Je ne comprend pas le jeu. Je ne vois pas sa mécanique, son but, son intérêt. Je ne vois rien. Sans désemparer, le commerçant propose de surseoir au remboursement et de prendre rendez-vous avec un proche qui y a joué aux Etats-Unis afin qu’il m’explique comment ça marche. Je sais de qui il s’agit : un type très sympa qui organise aussi des parties de Diplomacy auxquelles j’ai d’ailleurs participé. Donc j’accepte.

Quelques jours après, je suis debout face à cet excellent homme qui tente avec passion de m’enseigner depuis un bon quart d’heure les principes ludiques de D&D quand soudain, à force, une lampe s’éclaire dans la brume qui me sert d’intellect : j’envisage d’un seul coup à quoi ça pourrait bien ressembler. Je comprends qu’en fait tout est basé sur la narration et l’interaction entre les participants tandis que le matériel, si fondamental aux wargames ou au Diplomacy, est devenu accessoire. Mais à quoi servent alors les règles ? De cadre pour résoudre les situations auxquelles sont confrontés les personnages, rien de plus ; c’est un jeu qui devient ce que les joueurs en font.

Je doute fort que pareil concept fonctionne mais il y a là quelque chose de si novateur qu’il faut tenter le pari. De retour chez moi je relis les règles du Basic Set (que j’apprendrai plus tard être le « Holmes » version 4) à la lumière des concepts qui m’ont été expliqués et j’organise ma première session de D&D avec des amis qui, pour faciliter les choses, utiliseront les personnages pré-tirés proposés avec le jeu. Brandon, Norrin, Meslow, Dorham, et Sho-Rembo sont ainsi les cinq premiers aventuriers qui vont, en 1979, explorer non point tout de suite « In search of the Unknown » (module B1, de Mike Carr) mais le mini-complexe du sorcier Zenopus inclus à titre d’exemple à la fin du livret des règles écrites par Gygax et Arneson.

L’étincelle prend immédiatement. Elle n’a pas cessé depuis.

Quelques mois plus tard, dès leur parution en France, j’achète le Players Handbook puis le Monster Manuel des règles dites Avancées ; je passerai l’été 1980 à les lire et relire et rerelire et apprendre quasiment par cœur. Le nom d’Arneson en a disparu, laissant la place au seul Gygax. Je pense alors ce que je vais penser pendant encore très longtemps : Gygax est le véritable inventeur du jeu et a été aidé par un comparse pour ses versions préalables.

Je me suis rendu deux fois à Lake Geneva, Wisconsin, USA, pour assister à Gen Con, alors « la » convention des joueurs de D&D. J’ai pu parler avec plusieurs designers mais non avec Gygax que je n’ai aperçu qu’une seule fois au centre de nuées d’admirateurs typiques des stars hollywoodiennes. Curieusement la pratique du jeu américain m’a alors paru beaucoup moins amicale et nettement plus individualiste que la française. Je découvre ainsi à Lake Geneva l’existence de modules de compétition, idée qui semblait enthousiasmer pas mal de monde bien qu’elle me semblât participer d’un contresens avec les fondamentaux d’AD&D. Mais il y avait aussi quelques doux rêveurs, en particulier Bob Bledsaw, qui me confortèrent dans l’opinion du primat des idées de liberté et de simplicité attachées à ce jeu.

Pendant ces premières années, je créerai et réaliserai une petite dizaine d’aventures, parfois regroupées plus tard en campagnes ou modules de grande taille (Mezeler, les 7 points, Gund, Starstone, Harwind) moins par plaisir ou par goût que parce qu’il n’y avait alors tout bonnement pas assez d’aventures publiées pour alimenter le jeu au rythme auquel on jouait. En 1979, en France, à peu près personne ne savait ce qu’était le  jeu de rôle ; pendant les deux ou trois années qui suivirent on n’était pas bien nombreux et le matériau nécessaire aux aventures de D&D faisait souvent défaut. Le moindre module de TSR, Judges’ Guild, ou paru dans le Dragon Magazine (Dungeon Magazine n’apparaît qu’en 1986) était instantanément exploité par un des arbitres qui se répartissait par avance ces précieuses ressources.

D&D Basic Set, dit « Holmes », ©TSR, 1977 – le point de jonction entre D&D et AD&D

L’âge d’or

Dès les premières parties que j’arbitre je me revendique « campaigneer », c’est à dire cherchant à inscrire  le jeu dans une histoire à long terme, ce qui n’allait alors pas de soi. Certes Gygax en fait la spécificité du jeu qu’il invente (cf. AD&D1 D.M.G., p.86) mais il en réserve principalement l’invention et la gestion aux arbitres. Pour beaucoup de joueurs de cette époque, une partie de jeu de rôle restait naturellement épisodique, l’affaire d’une à trois sessions, un peu comme on va voir un film. L’idée de suivre et poursuivre un personnage pour le développer à part entière sur plusieurs années via un canevas d’aventures successives n’allait pas de soi et il fallait convaincre ou entraîner les joueurs dans cette perspective. Le personnage-outil s’opposait au personnage-but — et je ne suis pas sûr que ça ait tellement changé depuis.

J’ai à cette époque essayé de nombreux autres jeux (RQ, Call of Cthulhu, Chaosium System, MERP, GURPS, Traveller, Tunnels & Trolls…) mais les exigences de (A)D&D, qu’il m’arrivait d’arbitrer jusqu’à trois fois par semaine, m’empêchèrent de m’y intéresser beaucoup. J’ai reçu des journalistes, des psychologues, des curieux de toute sorte venus voir comment se pratiquait cette étrange activité. Leur intention bienveillante n’empêchait pas qu’ils n’y comprennent en général à peu près rien, comme moi-même la première fois devant la première boîte de D&D.
Je suis aussi allé à des clubs, des conventions, des manifestations diverses, le D&D étant à cette époque ce qu’on pourrait qualifier de phénomène générationnel. Ces expériences m’ont aussi montré combien était fréquente, chez nombre d’arbitres de jeu de rôle, la démonstration d’à peu près tout ce qu’il ne fallait pas faire.

Il est difficile de décrire l’engouement, le mot est faible, que suscitait alors ce jeu auprès de ceux pour qui « ça marchait ». J’ai souvent entendu des joueurs m’expliquer qu’ils rêvaient de leurs personnages toutes les nuits. Pendant les premiers mois, voire la première année de jeu, le néophyte éprouvait une véritable fascination envers l’univers qu’il se révélait à lui-même. Pour la première fois, le destin d’un personnage lui était confié et dépendait de lui seul. Toutes ces histoires racontées, lues, regardées, entendues, il pouvait enfin se les approprier ou les écarter pour faire la sienne. Cela au sein d’une collectivité réunie pour partager avec lui les mêmes perspectives. Se déployait alors pleinement la force extraordinaire de ce jeu amplifiée par la pratique encore intacte aujourd’hui de librement devenir son propre héros en étant délivré de l’imposition d’un scénario dont d’autres ont décidé les péripéties, le début et surtout la fin.

Cet enthousiasme chargeait l’arbitre, que j’étais le plus souvent, d’une lourde responsabilité : être le conservateur des rêves des joueurs. Or ces joueurs jouaient en général assez mal, l’exaltation ou la fantaisie prenant souvent le pas sur la cohérence et le réalisme des actions de leurs personnages dont il était bien difficile de ne pas traduire des conséquences logiques qui s’avéraient souvent consternantes. Mais les joueurs étaient si nombreux que, finalement, une sorte de sélection naturelle s’effectuait : il était en effet alors fréquent d’arbitrer des tablées de sept joueurs et parfois même jusqu’à neuf — je refusais qu’il y en eut davantage.

Ce n’est pas la moindre des beautés du jeu de rôle que de mettre en présence des personnes pouvant s’avérer très différentes, réunies pour et dans un jeu imposant un but commun à la collectivité de leurs personnages individuels. On y apprend beaucoup des autres et de soi-même, sans danger puisque tout cela n’est après tout qu’un jeu. Je crois que la plupart des vieux que sont devenus les joueurs de ce temps-là ne nieront pas que cela nous apporta beaucoup et sans doute beaucoup plus que si nous avions dû en passer par l’intermédiaire d’écrans électroniques.

Cependant lorsque j’apprends en 1984 que Gygax-notre-dieu se lance, et sa boîte avec lui, dans le cinéma ou l’audiovisuel, je pressens aussitôt qu’il commet une erreur.
D’une part, je ne vois pas l’intérêt de casser ce qui marche : Gygax est un inventeur génial et personne ne pourra mieux que lui s’occuper de son bébé le jeu de rôle. Le fait qu’il l’abandonne pour une autre activité me semble de mauvais augure pour les deux.
D’autre part, je sais d’expérience que le cinéma est un métier bien particulier où un néophyte comme Gygax n’a que fort peu de chances de percer mais en revanche toutes celles de se faire plumer. Par surcroît, le bonheur du jeu de rôle ne repose pas sur l’imposition d’une réalité portée par une image animée et sonorisée comme le cinéma la produit, mais sur l’imagination suscitée chez ses participants comme y invite le conte ou la littérature. Le plaisir qu’il procure provient principalement d’une source interne aux participants, leur imagination produisant une réalité subjective à partir de l’assemblage de mots. Par conséquent, l’adhésion de la base de fans du D&D à une conversion cinématographique ou audiovisuelle ne va pas de soi. D’autant que la qualité d’un film est totalement indépendante d’une histoire provenant d’un jeu de rôle plutôt que de la mythologie grecque, d’un fait divers, ou des fruits de l’imagination d’un scénariste.

Après le départ de Gygax de TSR en 1986, j’adhérerai à la thèse en faisant la victime de méchants capitalistes qui l’ont évincé avant de conduire cette société à sa ruine parce qu’ils ne connaissent rien au jeu de rôle. J’ai aussi longtemps cru au lieu commun de D&D descendant directement du wargame Chainmail. J’ai enfin pensé que la créativité de Gygax avait été brisée avec lui-même par l’interdiction de se servir de son matériau fictionnel devenu l’exclusive propriété de TSR : Greyhawk, ses personnages, ses aventures. Or les faits étaient inexacts, mais non les leçons à en tirer.

Ce constat m’a recentré sur Derenworld. J’ai compris que Greyhawk, comme tout ce que produisait TSR hier et Wizards of the Coast ensuite, était à la merci de ses investisseurs dont l’intérêt consistait évidemment à renouveler autant que possible le matériau afin de commercialiser de nouvelles versions, alors que le D&D « gygaxien » est par essence un jeu de long terme. Le soubassement, le monde-contexte, est donc primordial à ce type de jeu. Me consacrer essentiellement à Derenworld, c’est à dire au monde et aux aventures d’abord, permit d’ancrer et ainsi garantir le jeu à temps long dans un contexte indépendant des variations de règles, des choix commerciaux, des modes du moment. 

Logo originel du site web de Derenworld, mis en ligne en 1997

Le déclin

On sait comment se termine l’âge d’or d’AD&D. Le déclin vint d’abord de la réaction, au sens le plus rétrograde de ce terme, d’une partie de la société, qui crut voir dans cette activité à laquelle elle ne comprenait rien un satanisme pour les uns, une aliénation mentale pour les autres ; ce qui peut prêter à sourire lorsqu’on voit les titres et thèmes de certains jeux vidéo parus depuis.
Cependant cette réaction, depuis largement documentée, fut alors d’une grande violence. Il est difficile d’expliquer, au XXIe siècle, ce qu’était la pesanteur accablant en France les premières générations n’ayant pas eu le privilège de pouvoir acquérir les lettres de noblesse d’une bonne guerre (au choix 39-45, l’Indo, l’Algérie) ou d’un défi adressé au quasi-dictateur de Gaulle. Nombre de ceux-là mêmes qui avaient fait la Résistance, qui avaient dénoncé la torture en Algérie, qui avaient dressé des barricades devant les CRS, stigmatisaient la BD post-1960 quelqu’en soit le trait ou le sujet, le rock post -1970 d’un David Bowie ou d’un Pink Floyd, les élucubrations infantilisantes d’un Asimov, Simak, Tolkien. Alors le jeu de rôle, ces jeunes qui se prennent pour des sorciers ou pire encore des prêtres de Zeus, pensez donc !

Aux USA, la machine médiatique et la pression de ce qu’on appelait alors la majorité morale, autre nom d’une éternelle bien-pensance aussi satisfaite qu’intolérante quel qu’en soit le bord, assimila des joueurs de D&D à des satanistes en puissance doublés de dangereux pervers, sans la moindre preuve mais avec cette légitimité particulière que la société confère aux putassiers intellectuels ayant réussi à se faire remarquer. Une presse aboyeuse embraya sur les chapeaux de roue : le lynchage était lancé. TSR en fit dans son froc et réagit en stérilisant son jeu dans sa 2e édition d’où les mots diables, démons et assassins étaient bannis.  En France, la saloperie alla jusqu’à imputer aux rôlistes la profanation du cimetière juif de Carpentras.

AD&D2 affadit le jeu sans le renouveler. Or, à compter de 1990, alors que les succès de Dragonlance ou des Forgotten Realms commencent à dater et que le centre de profit de TSR dérive du jeu vers la littérature, apparaît la concurrence du jeu de cartes qui précède de peu celle du jeu vidéo, c’est à dire le triomphe du personnage-prétexte ou du personnage-outil. Cette concurrence va attirer la masse des joueurs légitimement rebutés par un jeu où presque tout repose sur la qualité du meneur de jeu alors que son système ne permet pas de remédier aux mauvais arbitres. Le momentum social a changé et pousse désormais les joueurs vers l’écran : Doom sort en 1993, Myst en 1994, Warcraft II en 1995, Diablo en 1997… L’ordinateur ne vaut certes pas un bon DM mais où trouver un bon DM ? Pour le JdR, le temps de l’hiver est venu.

Il serait cependant injuste d’attribuer le déclin d’AD&D à des facteurs uniquement exogènes. La décennie 80 fut aussi celle d’une arrogance et d’une désinvolture pareillement regrettables qui émanaient, il faut le dire et l’admettre, de l’exemple TSR. Au lieu d’entretenir, d’expliquer et de répandre le merveilleux concept créé par Arneson et Gygax, de grands et petits marquis de ces temps-là adoptèrent l’attitude inverse, enfermant le jeu dans un cercle de moins en moins étendu au sein duquel l’intérêt réel des joueurs était de moins en moins respecté. Chacun voulait sa petite chapelle, son petit système de règles, son groupuscule de fans. L’avenir du jeu de rôle se retrouva broyé entre visées purement mercantiles et egos grotesquement boursouflés, alors qu’il s’agit d’une discipline en réalité ardue à vraiment bien pratiquer.

J’ai dans les années 80 effectué des dizaines de démonstrations-initiations du jeu à la demande d’une boutique qui y consacrait des soirées ou après-midis. Tous les publics de tous âges étaient intéressés et venaient voir, des préadolescents jusqu’aux retraités. Le jeu de rôle en D&D basique est très facile d’accès. L’explication des concepts et mécaniques des règles suivie de la création d’un personnage n’exige guère plus d’une demi-heure. Pratiquement tout le monde peut jouer, de prime abord, une première fois.
Mais bien jouer au jeu de rôle, à la fois en y prenant du plaisir et en progressant dans le jeu, l’aventure et le personnage, est beaucoup plus difficile et exige des qualités et même une forme de travail que le premier abord ne laisse guère prévoir. On peut même considérer que pour l’arbitre il y faut en plus une forme de talent. Pas plus d’un joueur sur dix, en mettant les choses au mieux, n’avait alors le potentiel de devenir un bon arbitre. Grâce aux exemples sévissant dans les clubs et autres cénacles « officiels » du D&D d’alors, ce potentiel se réduisait plutôt à un sur cent.

On peut conjecturer que l’arbitrage de cette époque a puissamment contribué à la déchéance non du jeu de rôle tout entier mais en tout cas d’AD&D et, implicitement, à la naissance de la 3e édition en tant que système visant à encadrer strictement l’arbitrage. Si, comme je le pense et l’ai appris, l’arbitrage d’un jeu de rôle doit se définir prioritairement comme au service des joueurs, alors je me souviens avoir bien trop de fois vu l’illustration de l’exact contraire. J’ai plusieurs fois vu le contraire d’arbitres au service des joueurs et le contraire de joueurs agents de leur propre histoire ; c’est à dire un arbitre agent de sa propre histoire et des joueurs à son service. Et je dois aussi convenir que la modestie et l’intelligence d’un Steve Jackson, Ian Livingstone, Bob Bledsaw, Greg Stafford, Sandy Petersen, pour ne citer qu’eux, contrastait terriblement avec l’arrogance et la prétention de ceux qui gravitaient dans les « hautes » sphères de D&D.

Enfin le départ de Gygax fut un tremblement de terre dont AD&D ne s’est jamais vraiment remis. L’aura d’inventeur d’Ernest Gary Gygax  s’étendait certes sur l’ensemble des jeux de rôles mais il personnifiait, sans doute exagérément, peut-être même à tort, mais certainement de fait, (A)D&D dont il était le co-créateur. La rupture entre lui et TSR qui conserva seule les droits de ce jeu en décrédibilisa profondément la pratique. Ces règles, même s’il fallait certainement les toiletter, étaient aimées et pratiquées par une considérable base de joueurs habituels. Or elles se trouvaient désormais entre les mains d’une société commerciale et non plus d’une prestigieuse figure de laquelle on aurait voulu apprendre et à qui on pouvait s’identifier parce qu’il était avant tout quelqu’un comme nous : une personne physique, un joueur, un DM. L’AD&D gygaxien fut le roi des jeux de rôle parce que lié à l’inventeur de ce jeu et de ce type de jeu ; ce lien rompu, il n’était plus qu’un jeu parmi d’autres.

Gygax & the creation of D&D — ill. K. Shadmi, © Bold Type Books 2017

Le prolongement

Laissé à lui-même, sans garde-fou et sans son phare, AD&D ne pouvait que sombrer. Une sclérose s’empare de la mécanique du jeu à compter de la fin des années 80 et s’aggrave tout au long des années 90. Des règles optionnelles qui ne changent ni n’apportent grand chose servent à vendre des manuels sidérants d’inutilité. Rien ne pallie l’omnipotence de l’arbitre qui devient la cible des autres joueurs, le décideur universel, le responsable de tout. Le DM est trop ceci, pas assez cela, il a résolu de flinguer/ne pas flinguer le groupe, il préfère machin, il ne comprend pas bidule… Sincèrement, qui a encore envie de jouer à cela, de jouer cela ?

Il faut alors réamorcer AD&D sur de nouvelles bases. Il faut recréer les conditions d’une mise en commun d’imaginaires partagés et compatibles. Il faut rappeler que c’est un jeu coopératif, que l’arbitre peut se tromper et qu’il n’est qu’un élément de la mécanique ludique, comme les dés, au service du jeu, demeurant aussi faillible que tout autre joueur. Il faut refonder ce jeu sur des confiances réciproques, admises d’emblée et par nature irrévocables sans quoi le système entier s’effondre. Sur ces bases, on peut repartir vers une système rénové en agrégeant des règles nouvelles à condition qu’elles apportent utilement ou réparent les défauts de la mécanique ludique, tout en demeurant compatibles avec les précédentes et convenant aux joueurs.
Je crois y être parvenu à compter de 1995 tout en me focalisant d’abord sur le contexte scénaristique, c’est à dire, pour ma part, le monde de Derenworld. Je suis resté fidèle durant ces décennies à l’AD&D non parce qu’il serait intrinsèquement meilleur que les autres systèmes, ce qui n’est ni démontré ni démontrable, mais parce qu’il supporte remarquablement bien l’adjonction ou la modification de règles tout en restant particulièrement propice à l’épanouissement des vertus fondamentales de ce type de jeu grâce aux principes non-commerciaux ayant déterminé sa conception. 

Mais du point de vue des éditeurs, ce genre de démarche ne vend pas de livres ni de produits dérivés. Pour remédier aux déficiences d’AD&D, Wizards of the Coast et Hasbro créeront plutôt la 3e édition. Son succès et celui de ses dérivés, d20 system, Pathfinder, et surtout la réussite commerciale qu’est D&D5, justifie ces choix. Mais de quel succès et au fond de quoi parle-t-on ? 

Le jeu de rôle n’est pas plus une fin en soi que le théâtre, le poker ou le football. Beaucoup de personnes peuvent certes tirer un profit pécunier de ces activités. Mais quelque soit ce profit, il provient d’activités qui n’existent que parce qu’elles nous distraient en nous faisant voyager dans le contexte ou le système qu’elles proposent. Ce voyage consiste à rediriger sa conscience toute entière dans la pièce de théâtre ou le match de football ou la partie de poker qui se joue ; cette redirection nous « évade » temporairement de notre contexte général usuel et réel. Ce voyage est donc bien la première et véritable finalité qui nous apporte ce que nous recherchons profondément. Le parieur sur un match de football s’enrichira bien moins que le spectateur passionné parce que le premier pourra parier le lendemain sur n’importe quoi d’autre tandis que le plaisir qu’y trouve le second ne sera renouvelé que par un autre match de football.
Ainsi ce qui constitue l’intérêt véritable et fondamental du jeu de rôle n’est pas la maîtrise de la technique de tel système de règles, la commercialisation de tels produits plus ou moins bien faits ou opportuns, l’étendue de telle collection de figurines ni même la superbe qualité de tel module de jeu ou supplément de règles : ce qui fait l’intérêt du jeu de rôle est le rôle est l’incarnation du contexte par l’arbitre et des personnage par les joueurs, le moment où leurs interactions se produisent avec les joies et les souvenirs qui en restent. Aucun manuel ou supplément à x euros ne se compare au souvenir d’avoir réussi telle expédition, tué tel dragon, survécu à telle situation délicate, vécu telle cagade ou tel exploit, d’avoir tremblé, craint, exulté, rigolé… Et ce qui résulte de ces moments et souvenirs partagés fait la force particulière de ce jeu car ce résultat est aussi et surtout une collectivité humaine.  

Or n’en déplaise aux affreux pisse-froid qui démolirent AD&D dans les années 80, le jeu de rôle exige certaines qualités pas si fréquentes, à commencer par l’imagination, la volonté de respecter autrui et un système de régulation collective, ainsi que pas mal d’astuce intellectuelle pour résoudre les embûches du scénario. La réalisation de l’harmonie d’un groupe de jeu de rôle consiste à rendre complémentaires plutôt qu’antagonistes les personnalités qui le composent, à quoi invite directement le principe du jeu gygaxien en fournissant un très bon laboratoire de relations humaines et sociales. Je crois cela un peu plus compliqué ou subtil que bien des jeux rivant les joueurs à leurs écrans. 
Beaucoup de ceux qui me firent l’honneur de leur confiance pour les arbitrer, certains depuis quarante ans, sont parmi les personnes les plus dignes d’estime et d’affection que j’aie connu. Pratiquement tous présentaient — et, pour ceux qui n’ont pas disparu, présentent toujours — des qualités de culture, d’intelligence, d’humanité ou de curiosité très remarquables. Ainsi ce n’est pas tellement à AD&D ou toute autre mécanique de jeu que je dois d’abord d’être resté un vieux rôliste chargé de quarante ans d’expérience : je dois ce bonheur à ceux sans qui il n’en serait pas resté grand-chose. Ces lignes sont donc pour Olivier (au pluriel), François, Thierry (au pluriel aussi), Martial, Patrick, Vincent, Guillaume, Bertrand, Dominique, David (au pluriel encore), Laurent, Didier†, Pierre, Marc, Fabrice, Julien, Mathieu, Eric, Alexandre, Samy, Elie, Tristan et tous autres dont les prénoms échappent à ma mémoire ou qui se reconnaîtront…

Logo des vingt ans de Derenworld, mis en ligne en 1999

Laisser un commentaire