Le guerrier victorieux remporte la bataille, puis part en guerre.
Le guerrier vaincu part en guerre, puis cherche à remporter la bataille.
Sun Tzu
Au cours de l’hiver 4865-4866, tout est enfin prêt. Dans la nuit du 4 Aries 4866, des centaines de créatures se rassemblent dans un grand arc de cercle au creux des collines proches de Gorsh. Il y a là tous les hiérarques de Meganarkia ou leurs héraults, des ambassadeurs de Vizan, d’Okhpuhr, de maisons drows, de tribus Icefolk, des représentants de clergés et de guildes et de centaines de clans orcs, duergards, géants, gobelins, yuan-tis, trolls, kobolds, gnoll, lizardfolk, et de bien d’autres dizaines de races. Tous sont là grâce à Keraptis. Il les a tous amenés ici, l’un après l’autre, patiemment et opiniâtrement. Ce moment est un zénith qui récompense des décennies de travail et de talent.
Mais il n’est pas là. Grsk, Loki Hellson, Holghing, Niush, Trollvak, sont présents ; pas lui.
Au centre, celle qui énonce le pacte par lequel tous se donnent allégeance à tous, c’est la Reine-Mère Onerra N’Sadranna, ce qui explique pourquoi la Great Evil Coalition est généralement considérée comme l’oeuvre des drows. Car il s’agit bien de renverser l’ordre du monde établi par les elfes et pour cela, aucun peuple n’apparaît plus légitime que les elfes noirs, ces inverses des elfes premier-nés, parias rejetés dans les profondeurs terrestres depuis des millénaires. Elle est approuvée par les prêtres des nombreux clergés, au premier rang desquels Gruumsh, Maglubiyet, Surtur, Kurtulmak, Thrym, Kurtulmak, Lolth, Vapraak, Baalzebul, Yeenoghu, Loki, Arioch, Set, Hadès, qui bénissent le Pacte.
Keraptis, lui, a disparu. Comme si son oeuvre était achevée.
L’invasion progressive
Au printemps suivant commence l’exécution du plan de Keraptis. La réalité est diamétralement contraire à l’image qui sera plus tard donnée d’une vague submergeant Derenworld : la G.E.C. débute avec discrétion, par l’apparition dans le monde entier de raids de monstres et humanoïdes apparemment isolés et sans rapport entre eux. Ces raids occupent toutefois suffisamment les diverses puissances civilisées qu’ils visent pour qu’elles accueillent avec une certaine indifférence la subite déclaration de guerre du Vizan à Dere, indifférence qui persistera au cours des batailles qui s’ensuivront. Personne ne remarque que les Derans sont eux aussi fort occupés par des raids qui vont se transformer en une succession de gobelins, bugbears ou trolls surgis comme de nulle part à la lisière de leurs forêts. Et l’on a encore moins remarqué les souterrains soigneusement dissimulés qu’ont fait creuser les drows depuis l’Underdark jusqu’aux lisières du Deran Taur, par lesquels s’acheminent des centaines d’humanoïdes qui mobilisent les forces deranes au nord tandis que le Vizan attaque au sud. Après tout, quelque bonne fessée par des humains et des orcs mettra peut-être dans la tête des sindars le plomb que mérite leur légendaire arrogance et leur obstiné refus d’admettre que le temps des elfes est passé.
Au cours de l’été 4866, le centre-est de l’Empire (Angwäven, Ephrys, Biantey..) affronte des raids d’orcs de plus en plus fréquents issus principalement de la forêt d’Obsidienne tandis que des armées gnoll et troll s’en prennent à l’Arkandahr et que des géants multiplient les incursions en Bervikelt. De vastes soulèvements de gobelins et kobolds sont rapportés en Tangut oriental et aussi dans le Marner méridional. Affairées à combattre de tels ennuis, les grandes puissances laissent s’opérer l’éclatante victoire du Vizan qui va entraîner la chute et le sac de Dere, avec la mort du Haut-Roi Belgon et la Malédiction de Celebengrin la même année.
L’Empereur Namrodd II, comme son père, Irwin VI l’Eclairé, n’éprouve aucun intérêt pour la politique étrangère et le roi Ereykard de Marn règne sur un pays guère elvophile. Or ils sont les deux monarques le mieux à même d’intervenir rapidement pour sauver Dere. Le Farxel Ritterland pourrait attaquer le Vizan à l’est, c’est à dire dans le dos, mais n’a pas ni frontière avec lui ni le soutien d’alliés qui, tel Avros ou le Thûzzland, permettraient de former une masse critique contre un si puissant adversaire. Seul parmi les souverains, Luckshyn XI de Wejlar comprend qu’il se passe quelque chose de grave mais il ne réussit à convaincre personne, pas même Alërerië, la Grand-Duchesse de Lowenland, pourtant demi-sindar, d’entreprendre quoi que ce soit.
Le roi wejlan est toutefois loin d’imaginer que Loki Hellson a réussi à faire boire à Ereykard III de Marn un sang empoisonné qui le soumet à une créature démoniaque elle-même à son service ; par ce truchement, il contrôle le royaume de Marn, réalisant ainsi le plan qu’Iliokè avait ourdi contre l’Empire. Marn fait donc savoir qu’une alliance wejlo-evriander soutenue de tout ou partie de la Confédération 1 sera considérée comme hostile à ses intérêts et entrainera une guerre par ailleurs parfaitement inutile. Or seule une telle alliance dégagerait la même masse critique qui manque au Farxel pour menacer sérieusement le Vizan.
Or de l’autre côté du monde, le roi Astremo VIII d’Arkandar, fortement influencé par un ambassadeur de Vizan qui lui fait miroiter la même gloire que celle dont vient de se couvrir son maître, décide de s’en prendre à Ariacandre et aux elfes d’Ariandor, pourtant ses plus traditionnels soutiens. L’ambassadeur a promis qu’en échange l’Arkandahr serait à l’avenir épargné par ces humanoïdes dont les raids incessants sont la plaie du pays. La promesse est en effet tenue et en quelques semaines, l’Arkandahr reprend possession de ses marches que gnolls et trolls occupaient depuis des décennies, tout en conquérant sans coup férir ou presque un Ariandor pris par surprise jusqu’à arriver devant Ariacandre. La popularité d’Astremo, qui a pratiquement augmenté de moitié le territoire de son royaume, est à son comble et le siège d’Ariacandre commence.
Les monstres qui attaquaient auparavant l’Arkandahr ne restent pas inactifs et, recevant le renfort de forces commandées par Trollvak, s’en prennent dès l’année suivante au Bervikelt où le régime républicain s’effondre après une suite de défaites cinglantes dues à la défection presque systématique des peuplades barbares Uirs et Berviks, qui rejoignent Trollvak. A la fin de l’année, les trois quarts du Tangut ne sont plus qu’un agglomérat de clans humanoïdes qui vont fêter leurs triomphes à Tarantis et au milieu duquel surnagent des cités-états comme Valon, Starstone ou Viris. Sous terre, les drows entament une succession d’attaques générales contre les zones contrôlées par les nains, avec des succès divers : échec contre les Krynn, enfermement des Thûzz, Norhazadims, et Dzîrmeshs, succès contre les Olges et les Naugs, qui affrontent l’essentiel de l’effort ennemi. Car les Olges et les Naugs couvrent le centre du continent et la possession de leurs routes souterraines est un enjeu majeur de la stratégie pensée par Keraptis.
La combinaison en deux ans d’éléments aussi surprenants que la chute de la République maritime de Bervikelt, la présence de géants en Ghinor (Tangut), l’étrange bellicisme d’Astremo VIII et le sac de Dere conduisent alors plusieurs sénateurs d’Avros à penser, comme Luckshyn XI, que quelque chose de grande envergure est peut-être en train de se tramer, mais ils ne trouvent d’écho ni chez eux ni à l’étranger, hors le trop lointain Wejlar et certains clergés. Quant aux Derans, ils sont hors jeu aussi bien volontairement que de facto.
L’année suivante s’avère contrariante pour la G.E.C. car Astremo VIII meurt assassiné. Le ou les auteurs, coupables, commanditaires éventuels, ne seront jamais retrouvés. Jubal IV, son frère, lui succède, fait aussitôt la paix avec les elfes d’Ariandor et conclut une alliance avec l’Empire Naëmbolt. A Ilnaëmb comme Avros, on commence à penser que l’année précédente n’était qu’une sale période comme il en advient parfois.
C’est alors que l’Okhpuhr choisir d’entrer en scène de façon hâtive et inopinée. Izar II n’était assurément pas éternel mais il a défuncté plus tôt que ne l’avait prévu ou espéré, Keraptis. Or son fils, Izar III le Téméraire, a uni ses forces aux gobelins ralliés à et par son père, pour les lancer tout de go contre Zevjapuhr, au grand dam de l’Empire, du Vizan, et de la Great Anarchy. Liftipyge de Vizan2 a beau calmer l’Empereur Namrodd II en lui affirmant qu’il va s’en occuper, envoyer plusieurs lettres amicales à son cousin bien aimé d’Okhpuhr, puis un rappel à la raison, puis une mise en garde, puis une mise en demeure : rien n’y fait.
C’est Loki Hellson qui va sauver la mise d’Izar III et probablement avec elle la G.E.C qui se trouvait au bord de la dislocation. Le Maître de Blood-Isle va ouvrir à l’impétueux sultan la moitié sud du royaume de Marn, que gobelins et guerriers okhpuhrans envahissent d’autant plus aisément qu’Ereykard III demeure évidemment dans la plus totale inaction. Les réactions isolées de quelques grands féodaux : ducs et barons du Vogelberg, du Kalbrander, du Maelner, sont trop désordonnées et localisées pour être efficaces. Au cours de l’hiver 4871, Izar III s’installe à Tangrune et, grisé de ses succès, prépare des plans audacieux pour le printemps prochain, alors que les yeux de toutes les cours de Derenworld commencent à se tourner vers lui.
Onerra N’Sadranna, bien renseignée par son réseau d’espions, comprend le parti que peut en tirer la G.E.C. et qu’avait prévu Keraptis. Tout le monde est en effet en train d’oublier le Tangut et le nord-est du continent. Pendant que les trois quarts des puissances qui comptent : Empire, Vizan, Lowenland, Marn, Wejlar, Evriand, Avros, Confédération, essaient de faire entendre raison à Izar III en alternant intimidations et promesses, menaces et concessions, Niush passe subitement à l’attaque à l’autre bout du monde.
L’invasion a été minutieusement organisée depuis 10 ans sur des territoires parfaitement connus et cartographiés au cours des guerres des années précédentes. Dans les trois premiers mois de 4872, les armées de Niush, préparées et entraînées depuis des années, pulvérisent quasiment tout sur leur passage : elles prennent Irquewihr, Iolbec, Rwandel, et arrivent devant Ariacandre.
Pourtant, même alors, l’Empereur Namrodd II ne comprend toujours pas l’étendue de ce qui est en train de se passer et sa placidité contamine les autres cours de Derenworld. Situé au centre du monde, l’Empire Naëmbolt joue de facto un rôle de tampon isolant les autres parties du continent les unes des autres. Ce qui advient au nord ne saurait inquiéter le sud qu’au seul cas où l’Empire ne pourrait y faire face. Or l’Empire a justement une longue tradition d’intervention ou de résistance envers ces territoires traditionnellement turbulents et dangereux du nord et du nord-est dont il protège géographiquement le reste du continent qui ne s’inquiète donc pas plus que ça malgré les vitupérations de Luckshyn XI de Wejlar, malgré les prédictions alarmistes des prêtres de Heimdall ou d’Isis, malgré l’étrange durée du jeu de dupes entre Vizan, Okhpuhr et Marn, malgré la disparition de Dere, brisée, du rang des puissances.
L’obtention de cette atonie, qui a été décisive dans le succès de la G.E.C., est le chef d’oeuvre de la diplomatie menée pendant des années par Keraptis. Lorsque l’Empire et le monde réagiront, il sera bien trop tard.
Après le Wejlar, Avros est la première à comprendre qu’un péril grave menace son existence pour la première fois depuis des siècles. Avros étant une puissance principalement maritime elle ne saurait compter sur l’Empire, puissance principalement terrestre, pour sa protection directe ou indirecte.
Or la conquête d’Irquewihr a apporté aux gnolls, orcs, et humains non seulement les cartes maritimes de l’ancienne république soeur de celle d’Avros, mais encore l’emploi des très remarquables compétences navales des Berviks. Ils y ont fabriqué à toute allure des skeïds, ces longs bateaux berviks à voile et rame, simples, solides, et rapides à construire, et même des snekkeïds, leur variante de grande taille, capables d’emmener cargaisons ou montures. Ils les lancent sur la Falathmoon Sea dont ils infestent les côtes, s’alliant avec tout ce que qu’elles comptent de pirates et d’aventuriers louches, posant rapidement un grave problème aux marines « civilisées » de l’Empire, d’Avros et du Farxel, habituées depuis des siècles à se partager tranquillement le commerce maritime. Ces puissances vont pendant des décennies devoir composer avec la révolution navale alors menée par de fameux capitaines comme le bervik Braggnar’h Harsashik, l’orc Tuarogguk et le célèbre minotaure Zbiledos.
Le même phénomène se produit en Tangut, en particulier dans la Sea of Five Winds : la technologie des skeïds est importée depuis le Bervikelt et réemployée par orcs ou gobelins auxquels s’allient les nombreux groupes de pirates traditionnellement implantés dans ces eaux, le tout sous la conduite des flottes de Tarantis menée par le Roi marin Ghildo et de Viris menée par l’Amiral Gilibert Szeiheitt relayé sur terre par le sorcier-prêtre yuan-ti Sissipish.
Dès la fin 4872, les avrossians réalisent que l’éventuelle coordination de ces agrégats de flottes ou flottilles pourrait non seulement aboutir à priver la République Maritime de tout commerce mais encore à des débarquements d’armées hostiles sur ses terres, ce qui pourrait signer sa fin. La République adopte aussitôt le plan drastique prôné par son amirauté : au moins la moitié des navires de guerres demeureront en vue des côtes du pays jusqu’à nouvel ordre et aucun commerce autre que de haute mer ne sera autorisé. Cette mesure a probablement sauvé le pays, mais au prix d’une terrible perte de prestige diplomatique et de nombreuses défaites navales en dehors des eaux avrossianes qui laissent concrètement les mers aux mains de la G.E.C. Soit précisément ce que voulait Keraptis.
En 4873 la G.E.C. se déploie enfin pleinement. Cette année voit la grande attaque depuis le nord-est, menée par Niush et Klagruj, vers le centre et l’est du continent, c’est à dire l’Empire, et celle, plus traditionnelle, qui s’élance depuis la Great Anarchy vers le nord-ouest, c’est-à-dire le Wejlar, menée par Gorgrodd, ogre-mage formé par Holghing, et vers le Naùlan en Empire, menée par Parhuskol épaulé du yuan-ti Zok’r’Tio. Sous terre, la première est appuyée par les Eilservs, la seconde par les Xanishals et leurs nombreux alliés qui avancent rapidement jusqu’en Thûzzland pendant que les duergars encerclent Norhazâd. L’Empire réagit enfin, envoyant quatre légions menacer par le sud sur les forces de Great Anarchy attaquant le Wejlar et cinq au nord-est afin reprendre l’Eriendel et soulager Ariacandre. C’est le moment de vérité de l’histoire militaire de la G.E.C.
Le 20 Virgo, Trollvak, Borgpht et Holghing débarquent au coeur de l’Empire depuis la Kelnessea, qu’ils ont traversée sans encombre sur une myriade de skeids. Holghing a pour objectif Gelkard, puis l’arrière des armées impériales engagées contre Niush. Borgpht et Trollvak visent respectivement Naù et Bluwald. La surprise et la réussite sont totales. L’ennemi est vaincu stratégiquement mais aussi tactiquement, les forces méganarkiennes, parfaitement emmenées par leurs généraux, s’avérant supérieures aux impériales y compris à effectifs comparables. Cette phase cruciale gagnée par le G.E.C. exemplifie ce qui va suivre.
Pendant dix ans, la G.E.C, va ainsi voler de victoire en victoire, usant de tactiques et de stratégies qui semblent toutes avoir anticipé celles de ses ennemis. Son seul accroc, qui va profiter au Vizan, viendra de la personnalité du sultan d’Okhpur.
En 4874, Izar III, maître depuis plusieurs années de la moitié de l’ex-grand royaume de Marn se sent suffisamment fort pour voler de ses propres ailes. Négligeant à nouveau à la fois ses accords particuliers avec ses voisins et le principe de concertation qui fait la particularité de la G.E.C., il décide de se porter sur Zevjapuhr. Cette fois la mesure est comble pour Liftipyge, d’autant que l’okhpuhran lui offre sur un plateau l’opportunité se poser en sauveur de Zevjapuhr et en rempart de la diplomatie conventionnelle.
Menée par le Thron-Khan Brahimun Ialar, glorieux vainqueur de Dere, l’armée du Vizan ne fait qu’une bouchée des Okhpurans pris à revers pendant le siège de Zevjapuhr. L’autre moitié des forces okhpurannes met plus d’un mois à se concentrer près de Tangrune avant de s’avancer à la rencontre des vizaners, ce qui laisse amplement le temps à Brahimun Ialar de recevoir ses propres renforts pendant que Liftipyge obtient de Loki Hellson qu’il sonne la fin de la récréation. La bataille de Bruk’n’shamalweden, petit village frontalier entre Zevjapuhr et l’actuel Isenheim, voit la défection des unités gobelines et variks alliées aux okhpurans, qui passent tranquillement à l’ennemi dès le début des combats. L’affaire est dès lors jouée et il suffit d’une charge d’éléphants combinée à un mouvement tournant de cavalerie pour réduire en miettes l’armée et l’orgueil d’Izar III. Celui-ci, qui a personnellement combattu avec bravoure au milieu de ses troupes, parvient toutefois à s’enfuir, pour être assassiné mystérieusement la nuit même de son retour à Okhpuhr en son Palais des Milles Pierreries.
Le nouveau sultan est le fils qu’il a eu l’année précédente d’Olberisoum, sa dernière concubine, qui devient du même coup régente du très jeune Izarmekht dit le Pudique car très économe de ses apparitions. Le premier acte d’Olberisoum es-qualité de régente consiste à faire la paix avec Liftipyge qui renonce magnanimement à tout tribut mais récupère en échange les droits de l’Okhpuhr sur les territoires marners que lui a concédé Eymerand III. Pour faire bonne mesure, le Vizan en profite aussi pour annexer Zevjapuhr et ses terres, ce qui suscite chez l’empereur Namrodd II une fureur d’autant plus intense qu’il n’est plus en mesure de l’exprimer autrement qu’en imprécations.
Mécaniques de la victoire
Les exploits de la G.E.C sont sans équivalents dans l’histoire. En quelques années, elle se rend maître de la quasi-totalité de Derenworld : le cas est unique. Il n’est en effet jamais arrivé auparavant ni depuis qu’une même entité politique contrôle à elle seule plus de la moitié des terres et obtienne accès à toutes les façades maritimes. Or, avec ses alliés, c’est quasiment les trois quarts du continent que la G.E.C., à son apogée, occupera tout en encerclant ou assiégeant les quelques contrées ou fiefs qui résistent. Pendant près de vingt ans, la Great Anarchy est devenue le monde.
Ce que même Horsnt n’avait pas imaginé, c’est une mise d’emblée à l’échelle mondiale des plans et ambitions des Seconds Héritiers. Et ce qu’il aurait encore moins imaginé, ce sont les bénéfices tirés de la capacité de délégation des hiérarques de la G.E.C. envers ces races que les autres tiennent souvent pour inférieures sinon incapables : orcs, trolls, yuan-tis, hobgoblins et autres sahuagins… La G.E.C. est en effet d’emblée multiraciale ; certes la loi du plus fort, du plus malin, ou du plus salaud y prévaut, mais personne n’en est a priori exclu par le seul effet de sa race, de sa condition sociale, ou son état. Il y aura des gnomes et même des hobbits aux côtés des géants, ettins ou ogres de la Great Evil Coalition, qui permettra à chacun d’espérer et trouver sa place.
La G.E.C. n’a pas eu de chef individuel mais un conseil formé de ses hiérarques, ces derniers étant non les plus forts ou agressifs, mais les plus désireux, les plus compétents et les plus aptes à contrôler la collectivité qu’ils représentent. Soigneusement pensé par Keraptis, le conseil des hiérarques conserve la souplesse typique de chaotiques qui ont librement consenti à quelques règles contraignantes pour le bien commun en général et pour leur en particulier. Tous les représentants militaires ou politiques ou claniques ou religieux ayant conclu le Pacte de la G.E.C. sont admis dans ce conseil qui se réunit au moins une fois par semaine pour toutes affaires militaires, diplomatiques, économiques ou politiques en un lieu qui change à chaque fois. Un corps de mages spécialement équipés pour la téléportation est chargé de transporter les principaux hiérarques.
Keraptis, Onerra N’Sadranna, Niokas sont les trois arbitres finaux, avec Loki Hellson et Besandra Xanishal pour suppléants. Tous les plans et décisions sont pris à la majorité du conseil et à l’unanimité des parties intéressées par des mesures ou conséquences directes. La règle de l’unanimité des arbitres finaux est requise pour toute décision importante non prévue auparavant. Le secrétariat est tenu par le Pit Fiend Géhomoguavain, duc infernal en Nessus et protégé personnel d’Asmodée, secondé par des sous-secrétaires qui font office de témoins composés de deux prêtres d’Oghma et d’Orcus et de deux shamans de Gruumsh et Bargrivyek. Géhomoguavain est très grassement payé pour faire respecter les prescriptions de Keraptis et pour faire payer les éventuelles entorses de quiconque aux décisions collectives.
Grâce à cette souplesse, Sissipish aussi bien que Hellson, ou Keraptis aussi bien qu’Eclavdra passeront des alliances, recruteront des cadres militaires, convaincront des alliés sur le monde entier, y compris dans les montagnes ou les marais, sous et sur la terre, dans et sur les mers ; Niokas Vraxeri organisera l’intendance, Holghing les armées, Niush la stratégie, Iauwë les relations avec le divin ou surnaturel, mais sans jamais empêcher quiconque de plus compétent localement ou ponctuellement d’empiéter sur leurs prérogatives; Onerra N’Sadranna et Besandra Xanishal seront des agents de coordination et de renseignements d’autant plus inépuisables qu’elles ont le sentiment d’être à la tête de la G.E.C.. Et pour toutes les races non humaines de la G.E.C., l’impression exaltante de bouverser enfin l’ordre établi et la hiérarchie morale et matérielle des « civilisations » , annoncée dès la chute de Dere et confirmée par une suite de succès renversants, l’emportera sur toute autre considération, renforcera tout au long de cette aventure leur coopération mutuelle.
La G.E.C bénéficie aussi de l’apathie généralisée des elfes de Derenworld consécutive à la chute de Dere. Il est coutume de dire qu’il n’est pas un elfe au monde qui n’ait ressenti une blessure à cette nouvelle. Certes, il s’en faut de beaucoup que les Derans aient été unanimement appréciés de tous les autres elfes. Mais ils représentaient, pour à peu près tous les elfes de la surface du monde, la survivance d’un ordre des choses multimillénaire où ils incarnaient les élus des dieux, les vainqueurs des dragons, les garants contre le chaos et le maléfique, les dépositaires d’une autorité morale et politique à l’incontestable légitimité. La chute de Dere frappe de stupeur l’ensemble des elfes à tous échelons : individuel, collectifs, nationaux. Pendant près d’un demi-siècle, les elfes ne se battront plus qu’à titre individuel ou pour se défendre. Cette aphasie mondiale des collectivités elfiques empêche la reconstitution d’une unité des peuples de l’Ohar’s Scroll contre un danger commun, qui ne sera réalisée qu’en partie par la suite sous l’impulsion des Thûzz puis de la Starway.
Keraptis savait qu’en frappant Dere par Vizan interposé, il provoquerait une stupeur immense dont il escomptait qu’elle sèmerait le chaos et l’indécision chez ses ennemis, outre la mise hors de combat d’un des plus redoutables d’entre eux. Il aura l’honnêteté d’avouer aux Grand-Maîtres de Mac Fuirmidh qu’il n’espérait toutefois pas un résultat aussi important et aussi précieux.
Sur le terrain, l’innovation la plus efficiente de la G.E.C. consiste en la mise en œuvre du concept inventé par Holghing et vite adopté par Niush, Trollvak, puis tous les chefs militaires, qui consiste à récompenser sur le champ les meilleurs guerriers ou commandants en se fondant sur les seules capacités militaires ou de combat et sans aucune distinction de race : orcs, gobelins, demi-trolls, gnoll, ogres, yuan-ti, kobolds ou géants… Pour Holghing, rien ne vaut l’expérience et il a appris à repérer et promouvoir les meilleurs sur le champ de bataille. Dès les premiers combats, lui et ses adjoints prennent soin d’identifier les combattants les plus intelligents, les plus valeureux, les plus charismatiques, pour en faire des commandants, voire des héros. Cette promotion fondée sur la valeur et l’immédiateté va faire émerger nombre de chefs talentueux et parfois brillants, qui contribueront à renverser la scène du monde, tels les généraux Parhuskol, Borgpht, Zok’r’Tio, Klagruj, devenus plus tard légendaires dans leurs races respectives.
L’aspect fondamental du ravitaillement et du train est assurés par Grsk ou Niokas avec les maisons drows, car il repose sur un emploi primordial de l’Underdark. Ce dernier est la clé de voûte de la stratégie de Keraptis qui expliquera avoir appris de son expérience personnelle, de ses conversations, et aussi de ses lectures, qu’une guerre se gagne en fin de compte sur la logistique. Pour la première fois, les armées meganarkiennes disposent d’autres ressources que le seul pillage pour leurs assurer leur subsistance pendant la guerre, et ces ressources arrivent vite et en abondance via l’Underdark. Des services étoffés, souvent composés d’humains, de gobelins ou d’orcs, placés sous l’autorité directe du général, dotés de leurs propres gardes, parmi lesquels on comptera des dragons, sont chargés de répertorier les butins utiles à l’armée, tels les vivres ou les équipements, et de les préserver du pillage.
Surtout, la logistique de transport, appuyée sur une minutieuse cartographie, souterraine comme en surface, affranchit les troupes de la G.E.C des obstacles naturels. Des milliers de repères terrestres, souterrains, et parfois aériens, ont été notés, détaillés, prévus sur l’ensemble du continent, le tout étant soigneusement archivé par les géographes de Poutak. Grâce au train militaire, cette préparation autorise des mouvements aussi rapides qu’imprévus de l’ennemi, qui le surprennent sans cesse et le forcent à réagir plutôt qu’agir. La mobilité, clé majeure de la stratégie militaire, est du côté de la G.E.C. La force de frappe est du côté de la G.E.C. Le renseignement, l’initiative, la surprise, sont du côté de la G.E.C.
Il y aura certes des poches de résistance invaincues : Ariacandre, Holderin, Ilnaëmb, Gorlech, Portown, qui en tireront une légitime gloire. Des états réussiront à s’en tirer intacts : le Ritterland, Avros, le Lowenland, Norhazâd. Et bien des cités telles Gelkard, Rwandel ou Isablis tiendront longtemps avant de succomber. Mais hors ces exceptions, partout les succès s’additionnent. Ils sont détaillés dans les sections consacrées à des pays ou régions de Derenworld et il sera donc inutile d’y revenir ici.
Les années 4876 à 4882 consacrent l’avancée irrésistible de la G.E.C. qui accumule les triomphes. Le Vizan a occupé Marn sur les traces de l’Okhpuhr puis envahi la plus grande part de la Confédération et de l’Evriand, renforcé par les gobelins et trolls ayant voyagé sous terre. Il cherche également à se coordonner avec les meganarkiens pour achever le Wejlar en tenaille. Le concept d’une réunification et re-centralisation d’un Tangut vassal de la G.E.C. est évoqué par Gilibert Szeiheitt, Ghildo de Tarantis, Besandra Xanishal et le général Sissipish qui vient d’être élevé au rang glorieux de maréchal de Tangut. L’Empire va exploser jusqu’à laisser les quatre cinquièmes de son territoire aux mains aux meganarkiens. Avros et le Ritterland de Farxel sont les prochains et ultimes objectifs.
C’est que la guerre ne cesse pas. Il y a bien eu un traité de paix à Sinlond, en Lowenland, conclu en 4879 entre la Great Anarchy, le Wejlar, Marn, le Vizan et divers états ou cités de l’ouest, en vertu d’un processus diplomatique qui devait dans une seconde phase inclure l’Empire, Ariandor, Avros et le Thûzzland. Mais ce traité est anéanti la même année avec la constitution de l’Alliance Naine par Merin XIV de Thûzzland qui est interprétée par les hiérarques de la G.E.C. comme une rupture des négociations. Du coup, la guerre continue.
L’extraordinaire étendue du territoire contrôlée par la G.E.C. conduit toutefois à des échecs, comme en Tangut où les Thûzz et leurs alliés sont victorieux. Mais ce n’est que partie remise car le Vizan veille et conserve la suprématie maritime en détruisant à Sylph Island la flotte expéditionnaire d’une république d’Avros qui demeure plus que jamais un objectif majeur.
Le Lowenland et le Wejlar essaient de recoudre les négociations de Sinlond en multipliant des propositions de paix qui sont reçues avec intérêt par Liftipyge de Vizan mais auxquelles la G.E.C. tarde à donner suite, apparemment hésitante sur la conduite à tenir.
Car Keraptis n’est toujours pas là, prenant largement son temps. Il a reçu hors de Derenworld la récompense qu’il recherchait en obtenant des prêtres de Lolth le passage vers un monde entier qu’il a conquis pour en faire son domaine personnel. Devenu le Tout-Puissant Suprême et Bien-Aimé Autocrate de Nurmania, la référence quasi-divine de millions d’âmes, le super-chef d’un monde rien qu’à lui, il n’est revenu sur Derenworld que le temps d’une tâche précise et promise.
Un voyage en Vallée d’Arlve
Lorsque Urf Dürfalls est tombée, hors sa cité îlienne, la G.E.C s’est du même coup assuré le contrôle de Durfalls March et de l’unique entrée ouverte de la Vallée Protégée d’Arlve. Alors Iauwë a rappelé à Keraptis son engagement et celui-ci a dû revenir pour l’amener et l’accompagner dans cette vallée.
Enveloppés d’une pellicule d’antimagie, ils ont remonté le fleuve Undine à pied, nuit après nuit. Les gardes de la ville de Lendore aperçurent deux pèlerins encapuchonnés contourner silencieusement leurs murailles et disparaître vers le nord dans la nuit noire. Personne ne les identifia ou en témoigna.
Pour la liche Keraptis, marcher ainsi, sous la menace de la lumière du jour, affaibli par une bulle d’antimagie qui le privait non seulement de toutes ses capacités de mage mais encore de l’essentiel de ses forces de mort-vie, fut un chemin de croix. A l’inverse, depuis son entrée dans la vallée, Iauwë, jusqu’alors incapable de se mouvoir par ses propres forces au point qu’il avait fallu transporter sur une couche et enveloppée de lainages, paraissait sans cesse plus ragaillardie ; elle avançait avec légèreté et même avec vivacité, vêtue d’une simple robe de paysanne en toile noire. Il lui arrivait désormais de plaisanter, y compris aux dépens de la liche souffrante à côté d’elle. Keraptis se rendit compte que celle qui incarnait le Fléau du Monde conservait une étrange beauté, bien différente de celle des matrones drows. Son visage qu’avait longtemps creusé une folie subitement effacée lui apparut comme animé d’une forme d’innocence, le dernier mot auquel on aurait songé au sujet de l’exterminatrice du Kelnore. Elle ressemblait à une très très vieille elfe qu’un coup de baguette divine aurait miraculeusement rajeunie. Keraptis pensa à la fabuleuse Eternelle Jeunesse que les légendes attribuaient à une mystérieuse source enfouie sous les bois ravagés d’Evlin qu’ils contournaient au même moment.
Ils continuèrent de remonter à pied l’Undine le long de sa rive orientale. Deux jours après avoir contourné Lendore, Iauwë désigna l’emplacement de Minas Inglocëtir, au loin vers l’ouest ; ils parlèrent d’Iliokè et Keraptis apprit combien Iauwë l’avait aimé. Le lendemain, ils commencèrent de gravir le flanc des montagnes couvertes de forêts entre lesquelles serpente le fleuve devenu rivière. La contrée étant réputée pour ses monstres : manticores, araignées, griffons, ogres-mages, géants, dragons, nagas, ils avançaient avec précaution. Après une journée de marche, ils atteignirent un sommet d’où s’étendait le panorama de la vallée d’Arlve désormais derrière eux, au sud. Ils discernaient les collines des nains de Zarkast et de Khuzenhome, les plaines des orcs de Graumthogg et plus à l’ouest celles des ogres et minotaures de Kraznyava, les coteaux du Dvorax peuplés de gobelins, les épaisses forêts de Sorcerak, d’Evlyn, de Vynarëa, la vaste plaine d’Imlas en contrebas de Minas Inglocetir devenue cette Blood-Isle que leur dissimulaient les montagnes. Et, au centre, la large Undine, brillante sous le soleil et comme décorée de la jolie cité de Lendore entourée de ses terres agricoles. De l’autre côté, au nord, les monts du Kengurth les attendaient.
Saisi par le grandiose de la vue, Keraptis se laissa aller un instant à l’auto-satisfaction en songeant que tout ce qui entourait cette vallée était désormais entre les mains de sa Great Evil Coalition. Le fruit de ses plans et cogitations s’étendait à ses pieds. Partout, dans le monde entier, s’imposait sa coalition, cette projection de la Great Anarchy qu’il avait conçue et portée, et qui l’attendait désormais pour parachever l’organisation d’un monde renouvelé. Il en était à se féliciter à haute voix d’avoir réalisé le rêve d’Horsnt au-delà même de ce que ce dernier avait imaginé lorsqu’il s’interrompit devant les yeux d’Iauwë retenant des larmes. Il lui sourit.
– Iauwë… nous sommes plus en train de réussir : nous avons réussi. Je ne te savais pas restée aussi émotive. Mais peut-être suis-je…
Elle explosa.
– Regarde nous ! Je ne suis qu’un filament entre les mains de dieux abominables, tu es une monstruosité mort-vivante qui ne tient que par vengeance ou haine, et Iliokè n’était là-bas qu’une poupée vampire gonflée de sang. Ha ! Libérateurs du monde ? Quel monde ? Celui des vivants ? Des morts ? Des dragons ? Des dieux ?
Elle se calma d’un seul coup. Sa voix devint sourde. Elle continua.
Chacun ne veut et ne recherche que soi –même, toi y compris. Horsnt, Vraxer ou toi n’avez jamais voulu que remplacer les puissants par d’autres puissants qui seraient vous-mêmes. Les quendi par les eühls. Les humains par les orcs. Les nains par les aboleths. Normal. Les dieux eux-mêmes ne font pas autre chose. Tu ne crois quand même pas que Poséido s’est longtemps affligé de la destruction de Zeus ? Mais le monde ne sera ni meilleur ni plus intéressant avec ou sans ta coalition. Il ne faudrait pas dix minutes de conversation avec n’importe quel troll de tes puissantes armées pour que tu te sentes très seul, mon cher.
Sachant qu’il avait affaire à une folle, Keraptis ne s’énerva pas.
– Alors pourquoi m’aides-tu ? répondit-il calmement.
– Comme si tu ne le savais pas ! Tu oublies, grand hiérarque comme on t’appelle maintenant, à qui tu t’adresses. Je suis Iauwë, moi aussi Second Héritier d’Hornst, ton coresponsable de guerre mondiale, pas un de tes généraux humanoïdes ou sultans à la mord-moi-le-nœud auxquels tu donnes des leçons de realpolitik. Tu es devenu suffisamment puissant pour me permettre d’entrer et marcher ici. On n’a pas rencontré la moindre hostilité dans cette vallée pourrie de gobelins, d’orcs et dragons depuis qu’on y a mis les pieds, n’est-ce pas ? Voyager avec toi ici, c’est comme avoir un passeport signé par Hellson avec son sang.
– Un passeport qu’Iliokè ne t’a pas envoyé…
– Exactement. Et ça ne lui a pas réussi, comme nous le savons toi et moi. Maintenant, la nuit va bientôt tomber ; on y va ?
Ils y allèrent. Keraptis était bizarrement vexé par l’absence de considération d’Iauwë envers ses éclatantes réussites, celle-ci étant sans doute la dernière personne au monde encore capable de vraiment le vexer ; mais il était lié par le serment qu’il lui avait fait et puis la de facto reine du Loskelnaï fournissait quand même à la G.E.C. le coeur de son appareil logistique et administratif.
Loki Hellson ayant en effet bien fait les choses, ils parvinrent sans encombre aux sources de l’Undine où Iauwë s’enfonça dans la grotte bénie gardée par Heimdall, d’où émane la puissance de l’eau douce, l’eau-force, l’eau pure de Straasha. Elle en ressortit deux jours plus tard devenue sacrée par les dieux reine de Shaggos (ou Shaggoth), l’île de la Kelnessea où est édifiée la cité de Yu D’leh. A jamais délivrée des emprises qui l’avaient conduite à vouloir, penser et réaliser l’iauwish, elle y règne depuis lors en maîtresse absolue bien qu’autant recluse et secrète que par le passé.
Il est généralement admis qu’en échange de ce qu’elle avait reçu aux sources de l’Undine Iauwë a dû renoncer à toute forme d’ambition et d’action politique en dehors du Loskelnaï. L’existence même d’une survie d’Iauwë jusqu’à ce jour est sujette à conjectures. Elle demeure en tout cas largement inaperçue, restant à jamais dans la mémoire des peuples celle qui prononca l’iauwish et celle-là seulement.
“Killing and politics aren’t always the same thing”
Tyrion Lannister
Toutefois la mort de Niokas en 4878, l’absence prolongée de Keraptis, le temps exigé de Loki Hellson pour s’occuper des affaires marno-evriander vont conduire la G.E.C. à graduellement dépendre d’une dyarchie drow N’Sadramma – Xanishal qui va interpréter très restrictivement son pacte, se contentant de maintenir les coordinations et opérations militaires mais laissant le champ complètement libre aux fantaisies de chacun à l’échelon politique et local. Les drows n’ont aucun plan d’occupation ou d’administration d’une surface terrestre qu’ils conçoivent uniquement destinée à leur fournir vivres, denrées, richesses, esclaves.
Or il est bien plus difficile de conserver et gouverner que de conquérir et dévaster. L’alliance des vainqueurs ne réussit pas souvent l’alliage avec les vaincus. Comme bien d’autres avant et après lui, le pacte de la Great Evil Coalition trouve là sa limite. Un pacte de non-agression, des règles de coopération militaire, une coordination stratégique, ne garantissent en rien la répartition ou le gouvernement efficace de terres conquises. Sans compter le ressentiment durable et presque toujours justifié envers les “anarchiens” par une population qui les surnomme ainsi d’autant plus volontiers qu’ils ne font généralement rien pour se rendre populaires.
Dans un premier temps, les troupes victorieuses de la G.E.C avaient envahi et pillé ; dans un second temps, elles avaient vécu sur les ressources des terres occupées que leurs populations abandonnaient pour éviter exactions ou famines. Dans un troisième temps, elles avaient vidé silos et entrepôts. Mais après quatre ou cinq ans, les entrepôts étaient vides, les troupeaux décimés, les champs déserts, les vergers abandonnés, les récoltes inexistantes. Presque partout les envahisseurs n’avaient pas laissé aux paysans de quoi continuer non seulement à produire mais même à survivre.
Alors, autant qu’ils le pouvaient, humains, elfes, nains, hobbits et gnomes avaient fui. Les sédentaires avaient montré qu’ils savaient eux aussi faire comme les orcs ou les kobolds : se terrer dans des forêts, des cavernes, des montagnes recluses et y vivre, tant bien que mal, de chasse, de pêche, de petites cultures vivrières, d’élevages soigneusement organisés.
L’énorme majorité des hiérarques que la G.E.C. laissait entièrement libres d’agir à leur guise avec leurs conquêtes avaient imaginé qu’il suffirait de renverser l’ordre établi pour qu’un nouveau s’installe à leur seul bénéfice. Pratiquement tous les chefs des innombrables clans, tribus, races diverses de cette coalition militaire ont réellement cru qu’il allaient rentrer dans les chaussons des seigneurs et potentats locaux pour les remplacer ipso facto dans leurs possessions, privilèges et revenus. Jamais l’harmonisation des gnolls, kobolds, yuan-tis, drows, orcs, trolls et autres gobelins n’a été pensée autrement que sur le seul plan militaire, les laissant libres de s’organiser et coopérer ensuite, ou plutôt de ne pas le faire. Jamais les différences de gouvernement et d’administration exigées par les différences sociales, géographiques, historiques ou économiques des diverses terres conquises par la Great Anarchy ou ses alliés n’ont été envisagées, ce que la vastitude du projet, conçu à l’échelle mondiale, rendait de toute façon illusoire. Cette impréparation délibérée, ce recours voulu à l’improvisation a interdit à la grande majorité des protagonistes de la G.E.C. d’installer durablement un gouvernement ou une administration, à quelque échelle que ce soit, en remplacement de ceux qu’ils avaient détruits ou évincés par conquête.
Lorsque tel chef, par exemple orc ou troll, décidait d’administrer directement les humains selon les coutumes de sa race, il se produisait quasi-immanquablement une fuite de ces populations devenant totale en généralement quelques mois. Combattre efficacement ce processus, qu’il s’agisse de contraindre ses administrés ou d’éviter qu’ils se carapatent, exigeait des efforts de police pour lesquels l’énorme majorité des troupes de la G.E.C n’avaient ni vocation ni formation, et qui aboutissaient souvent à des exterminations plus ou moins partielles des peuples conquis. Au final, les conquérants se retrouvaient avec personne pour faire bouillir leur marmite, parfois en moins d’un an.
Cependant, le choix inverse de gouverner indirectement, en employant quelques humains tenant lieu d’administration des terres conquises, prisé par exemple par les yuantis ou les drows, s’avérait de meilleur rapport en maintenant la population sur place et au travail. Mais un tel système ne vaut que ce que valent la loyauté et la compétence des humains ayant accepté de servir le maître anarchien. Or celui-ci se focalisait presque toujours sur la loyauté, alors que c’est le plus souvent la compétence qui faisait défaut. Bien gouverner est peut-être à la portée du premier venu lorsque les choses se passent bien ; mais l’épreuve différencie rapidement les bons gouvernants des médiocres. Et en ces temps troublés, les épreuves ne faisaient pas défaut ; rapines, viols ou enlèvements par des copains du maître de passage, esclavage des meilleurs jeunes sélectionnés pour le bon plaisir du maître, reconstruction du moulin sans lequel les récoltes sont inexploitables et où dort un troll bien décidé à habiter là, équilibrage des assiettes d’impôt sur des terres et populations dévastées par les guerres, pénuries de toutes sortes… Ce sont d’ailleurs bien les pénuries qui signaient généralement la fin du système car le maître refusait d’en subir quelque conséquence, quelqu’en soit le coût pour les humains de ses territoires, ce qui rendait rapidement impossible la survie d’une administration de fantoches à son service. Le même phénomène d’exode des survivants se produisait alors, aboutissant en quelques mois à la même désertification.
Les Seconds Héritiers avaient déjà par le passé rencontré ce type de problème qui les avait à l’époque contraints de se muer en régisseurs occasionnels de leurs domaines respectifs avec plus ou moins de réussite. Cependant, les rares qui survivent encore : Grsk, Keraptis et Iauwë, n’ont aucune raison ni envie de quitter leurs domaines respectifs. Niokas, excellent administrateur, est mort octogénaire depuis plusieurs années et ses neveux, Malfrog et Walchidar Vraxeri, se disputent Gaùruil. Certes, à proximité de la Great Anarchy, notamment dans les parties orientales de l’Empire ou du Wejlar, certains envahisseurs réussissent à se substituer aux humains ou à collaborer avec eux pour l’exploitation agricole en reprenant les structures de gouvernement autocrate des Héritiers ou de Great Anarchy ou en s’appuyant sur des bureaucrates venus de Poutak. Mais à l’échelle mondiale, ce sont des exceptions.
Paradoxalement, la G.E.C. révèle ainsi l’importance alors sous estimée de la notion d’État, notion typiquement humaine, historiquement sédimentée par des expériences aussi diverses que le Kelnore, Avros, le Wejlar, Zevjapur ou l’Empire ; cet état qui, centralisateur ou décentralisé, démocratique ou autocratique, irrigue et relie un ensemble d’échelons locaux à un pouvoir commun. Au plan local, créer ou remplacer ces liens ne s’improvise pas et, généralement, ne s’opère pas en quelques semaines. Ce constat nourrira les réflexions d’un monarque comme Kermegg II Naëmbolt, lequel note dans ses mémoires que les deux nations chez qui la notion d’État est la plus dense et la plus avancée : Norhâzad et Thûzzland, sont aussi celles qui incarnent le succès contre la G.E.C., défensif pour la première, offensive pour la seconde.
Ainsi, passé quelques années, parfois moins, bien des glorieux vainqueurs de la G.E.C. se retrouvèrent à crever la dalle assis sur leurs conquêtes. La logistique souterraine orchestrée par les drows ne leur était plus d’aucune utilité à cet égard. Ce qui avait été convenu avec et par Keraptis consistait en l’acheminement de troupes et ravitaillements à certains emplacements précis choisis en fonction de leur intérêt stratégique et pour le seul temps de la conquête. Il était hors de question de transformer ces mesures en tuyaux souterrains destinés à assurer de façon récurrente un approvisionnement alimentaire qui est au surplus traditionnellement déficitaire en Underdark. Si les potentats installés par la G.E.C. voulaient de la nourriture, ils n’avaient qu’à s’approvisionner comme tout le monde sur les marchés, en Underdark ou ailleurs.
Il y a loin du seigneur de guerre au seigneur de fief ; les capacités des militaires de terrain propulsés chefs par le système de récompenses pensé par Holghing ne présagent rien de celles qui font un gouvernant. Dans ces quelques années qui vont grosso modo de 4875 à 4882, la transformation de la G.E.C. en Loskelnai mondial n’opère pas ; les vainqueurs devenus potentats locaux dans les fourgons d’un Sissipish, Parhuskol ou Niush, ne forment ni des fiefs viables, ni des états, moins encore des nations. Il manque à l’évidence la personne qui aurait dû penser cette transformation de la G.E.C. pour la rendre pérenne et être là pour l’accomplir : il manque Keraptis.
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1 — On utilise ici par commodité le terme Confédération qui, en tant qu’entité politique, n’apparaîtra que plus tard, pour désigner l’ensemble des cités, pays et fiefs autonomes situés entre le Wejlar et le Lowenland (Kohrland, Mirba, Holderin, Ithyl, Portown….). Bien que n’étant alors partie d’aucun système politique ou économique commun à toutes, ces entités se trouvaient de facto unies par des alliances ou rivalités changeantes qui les conduisaient depuis longtemps à se concevoir comme un ensemble géographiquement cohérent. ←
2 — Liftipyge (né en 4835, sultan de 4859 à 4906) est le dernier souverain de la dynastie Shahou-Rajji, qui régna sur le Vizan pendant près de quatre siècles. Son épouse officielle Maomi Sheykinne Mayavi étant stérile, celle-ci a très tôt adopté et elle-même élevé les enfants de la concubine préférée du Roi des Rois, Bao-Yi dite Badrine Shotoka, courtisane naïgakie née à Orfajaz, probablement dans une maison de passe, qui aurait été la maîtresse de plusieurs têtes couronnées avant de devenir la favorite du harem du trône de jade. Elle lui donna trois fils : Nekarion, Yanur et Varimis, éduqués dès leur plus jeune âge pour devenir des serviteurs de l’Etat : Nekarion à la diplomatie, Yanur à l’amirauté, Varimirion aux finances. Nekarion succéda à Liftipyge, qui l’avait depuis longtemps proclamé son héritier et qui le chérissait. Toutefois, probablement influencé par sa mère qui détestait Maomi à qui elle reprochait de lui avoir volé ses fils, Nekarion choisit de conserver pour lui-même comme pour ses frères le nom de Shotoka malgré son adoption officielle par son prédécesseur. Ce choix inaugura ainsi la dynastie Shotoka. Il fut cependant très mal reçu par la noblesse du pays, qui tenait le défunt Liftipyge en extrêmement haute estime. Ce jugement est confirmé par l’histoire qui considère généralement Liftipyge comme le dernier très grand monarque qu’ait connu le Vizan.↑
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