Après ceux d’AD&D, de D&D 3 rapidement devenu 3.5, de Pathfinder désormais numéroté 1, les nombreux joueurs de D&D 5 vont à leur tour connaître la joie de découvrir la parution de nouvelles règles encore meilleures que celles qui étaient déjà les meilleures qui se puissent concevoir. Avec ceci de particulier que pour Pathfinder ou D&D5 on leur aura aussi fait le coup des règles définitives, il n’y aura pas de suppléments, pas de nouvelles versions, vous avez et aurez tout ce qui est nécessaire pour jouer pour toujours.
Allons donc.
Toutes les annonces, promesses et assurances accompagnant la sortie de cette future règle seront, comme celles ayant accompagné les précédentes, en réalité fausses. Le jeu de rôle est un loisir incomparable pour ceux qui le pratiquent ; mais pour tous ses acteurs commerciaux c’est seulement un marché analysé comme tel, un produit et rien d’autre. La commercialisation d’un système de règles est donc le fruit d’une réflexion de marketing qui passe aussi par une obsolescence artificiellement organisée.
On pourrait même s’essayer à soutenir que la prédominance du marketing sur l’intérêt ludique se mesure aux nombre de variantes officielles ou éditions du système de règles d’un jeu de rôle. Car si le système est bon, il n’y a pas plus de raisons d’en changer qu’il n’y en a de cesser de jouer au Monopoly parce que dernier est vieux de plusieurs décennies. Et si le système est mauvais, autant en utiliser un autre.
Le commerce du jeu de rôle consiste à vendre un contenant : le système de règles, et un contenu qui lui-même se divise en deux catégories : d’une part les aides contextuelles, telles les mondes, villes, ou accessoires de jeux, d’autre part les aventures ou scénarios.
Le contenant présente cet énorme avantage commercial d’être quasi-nécessaire à quasiment tous les participants. Au contraire du Monopoly ou du Scrabble, où l’acquisition d’un seul produit peut aisément suffire à plusieurs personnes, le nombre d’exemplaires vendus d’un système de règles de jeu de rôle tend à avoisiner le nombre des joueurs qui le pratique car la possession personnelle de ces règles facilite considérablement le jeu. Compte tenu de coûts de production relativement faibles, équivalents à une édition de livre, les possibilités de profit deviennent considérables dans le cas de ventes suffisantes à rentabiliser l’investissement initial.
L’inconvénient vient de ce que ce type de jeu intéresse un public particulier et limité. Aucun jeu de rôle ne saurait rivaliser avec les jeux de plateau devenus célèbres parce qu’ils s’adressent à quiconque. Seul le phénomène initial de la découverte du jeu de rôle moderne ayant entraîné son bref âge d’or des années 1980 a pu dans le même temps faire croire en sa généralisation. Depuis lors, on a eu beau multiplier les thématiques, les systèmes, les approches commerciales, le jeu de rôle est resté une niche. A terme, la saturation du public et celle des ventes s’avère donc inévitable.
A l’instar du téléviseur, le contenant du jeu de rôle représente le moyen d’accès à un contenu qui constitue en réalité le but final recherché par le client : vivre une expérience par l’intermédiaire d’un personnage qu’il incarne. En lui-même, un système de règles n’est pas plus intéressant qu’un téléviseur éteint, alors que la seule lecture du scénario permet déjà de se projeter dans l’aventure qu’il propose.
Mais afin de créer une barrière, les contenus de jeu de rôle ne sont compatibles qu’avec le système pour lequel ils ont été conçus. Un scénario de Runequest n’est pas jouable en D&D bien que les deux systèmes se déroulent dans le même type de contexte. Un scénario de D&D 5 n’est pas compatible avec AD&D2 ou un scénario de Warhammer III avec Warhammer II alors qu’il s’agit nominalement de la même famille de systèmes.
Le consommateur de jeu de rôle, ainsi que l’éditeur considère le joueur, se retrouve donc dans une situation analogue à celle de devoir acheter un appareil différent pour regarder chaque chaîne de télé. C’est d’ailleurs une tendance voisine que révèle la multiplication des « plateformes » payantes d’une télévision dont quelques-uns ont encore le souvenir qu’elle fut autrefois entièrement gratuite.
En jeu de rôle, ce phénomène est non seulement volontaire mais aussi artificiel car les qualités du bon scénario ne dépendent qu’accessoirement du système destiné à le mettre en scène. En général, ce qui fait un très bon scénario vient principalement de sa dramaturgie, c’est à dire de facteurs comme la narration, le contexte spatial et sa représentation, les dangers et obstacles, les péripéties y compris celles dépendantes de l’action et de l’inventivité des joueurs, les personnages non-joueurs, les répartition, emplacement et type des ennemis, le déroulement événementiel, l’intrigue ou l’histoire. Pour prendre un exemple d’aventure célèbre, il est patent que l’histoire et le contenu de l’aventure « Tomb of Horrors » pourraient parfaitement être employés dans maints autres systèmes que D&D.
Par conséquent, adapter les meilleurs contenus d’un système à un autre ne représenterait certainement pas une tâche insurmontable ; cela a d’ailleurs été fait, notamment par le réemploi d’anciennes aventures rendues compatibles avec un nouveau système proposé par le vendeur, par exemple dans le cas d’Undermountain passant d’AD&D à D&D5. Pareil restyling présente aussi cet avantage de satisfaire des auteurs qui percevront à nouveau des droits sur la nouvelle version du même ouvrage.
Néanmoins, la commercialisation de scénarios, même nombreux, même de qualité, même incompatibles, ne saurait permettre de renouveler les profits qu’ont généré les ventes de règles. En effet, sur ce marché qu’est aussi le jeu de rôle, un scénario ne peut être vendu qu’à relativement peu d’exemplaires car seulement aux arbitres qui envisagent de l’utiliser, au lieu d’intéresser tous les joueurs. D’autant qu’un scénario ça se prête, ça se copie, ça se revend. Et en plus il y faut le talent d’auteurs qu’il va aussi falloir rémunérer. Ce n’est décidément pas un bon produit.
Cela détermine la structuration de ce marché pour ses acteurs commerciaux : le vrai produit est le système de règles et les scénarios ne sont que des accessoires utile à sa commercialisation. La première utilité commerciale du scénario consiste donc à créer une rareté qui commence par une incompatibilité avec d’autres systèmes.
C’est pourquoi, tous les 4-5 ans quand ça ne marche pas, 10-12 ans quand ça marche, vient le temps d’une nouvelle « édition » de règles, en réalité un nouveau jeu commercialisé en visant la clientèle du précédent. Et c’est aussi pourquoi aura entre-temps paru une foultitude de suppléments de règles ou d’accessoires souvent peu utiles au jeu mais qui servent à continuer d’alimenter le même tiroir-caisse. Le coup d’envoi inaugural et révélateur de cette pratique par la suite quasi-généralisée vint du premier Unearthed Arcana, pour AD&D 1, paru uniquement pour des raisons financières (il s’agissait notamment de financer alors l’extension horizontale de TSR, notamment en direction du cinéma) et qui consistait principalement en une compilation d’articles parus auparavant dans le magazine Dragon, donc déjà à disposition des joueurs. Un des plus amusants, par son intitulé, est « Pathfinder Unchained », impliquant que ce jeu aurait donc été auparavant enchaîné sans qu’on sache à quoi ni par quoi. Bien évidemment, ce déchaînement paru à 50 € pièce n’aura pas permis d’éviter la survenance d’une nouvelle version cinq ans plus tard.
Comme la plupart des itérations des autres systèmes de jeu, la future version de D&D n’aura pratiquement aucune valeur ajoutée autre qu’économique pour son éditeur ; dans ce cas particulier, la vraie valeur a été ajoutée voici bien longtemps, dès les années 1970. Il s’agira donc seulement de re-vendre pour la énième fois le troll ou l’umber hulk tels que les définissait Gygax au siècle dernier, de triturer une fois de plus les sorts et le système de magie, d’accroître ou réduire les classes ou races proposées au joueur, de redécouper et recomposer la même chose en la saupoudrant de ces « innovations » qui ne nécessitent ni créativité ni talent. C’est non seulement bien plus rentable mais encore bien plus facile de changer une table de règles que de créer un bon encounter.
Or ces changements ne présentent évidemment aucun intérêt pour le pratiquant du jeu. Si le système qu’il emploie lui convient, alors sa principale sinon sa seule envie sera de continuer de l’utiliser pour incarner ses personnages ou d’autres à venir et vivre par eux de nouvelles aventures ou scénarios. Il n’a en revanche aucun intérêt à débourser de l’argent pour apprendre de nouvelles règles dont il y a tout lieu de penser qu’elles ne lui procureront au final pas d’agrément supérieur à celui du système qu’il utilise déjà, ne serait-ce que parce qu’il le connaît et maîtrise suffisamment pour y prendre du plaisir. Au contraire, ce bougre de joueur préexistant qu’il faut convaincre d’acheter de nouvelles règles serait bien capable de décourager le néophyte en lui expliquant que les anciennes sont meilleures ou plus faciles ou mieux maîtrisées et que c’est avec elles qu’il vaut mieux jouer. C’est pourquoi l’éditeur sort aussi le bâton : de toute manière il ne publiera plus d’aventures pour les anciennes règles, donc les joueurs ne pourront faire autrement que d’adopter les nouvelles. Idem pour les aides contextuelles qui bénéficient parfois à cette occasion d’actualisations qui ne servent qu’à l’obsolescence de la version précédente, telle la déconcertante Spellplague qui déçut bien des pratiquants de Forgotten Realms à l’occasion de la parution de D&D 4.
Il semble en fait que cette version de D&D, appelée One par le marketing afin d’éviter les inconvénients d’une numérotation du genre 5.5 ou 6, cible le jeu par assistance électronique. La précédente tentative de ce type de mélange du jeu de rôle avec la vidéo et l’informatique a conduit à la catastrophe D&D 4.
D’une certaine manière, je trouve cela rassurant. Ceux à qui ce D&D Next One voudra plaire recherchent devant un écran les sensations d’un jeu vidéo avec cette circonstance que les joueurs et l’arbitre seraient des êtres humains ; ce ne sont donc pas des rôlistes. Car le jeu de rôle, désormais dit sur table, demeure fondamentalement une activité humaine basée sur l’esprit et l’interaction directe d’êtres humains. Rien n’est comparable à leur réunion, avec leurs forces et talents et leurs faiblesses et défauts car c’est notamment pour cette raison que seule cette réunion peut conférer au jeu une authenticité et une vérité introuvables autrement. Voici longtemps que le vrai jeu de rôle, avec tout ce qu’il peut apporter de rêve réalisé, de bonheur et d’expérience et d’enrichissements, n’a que peu à voir avec le marketing des produits qui s’affublent de cette désignation.
Ce jeu résiste donc depuis des décennies et on peut espérer qu’il résistera encore, y compris à des itérations comme D&D 6, car rien ne peut remplacer l’interaction directe entre de vrais joueurs. De même qu’aucune simulation, aussi réussie soit-elle sur écran ou sur un plateau, ne remplacera jamais la représentation que se fait le joueur de la réalité qu’on tente de matérialiser. Pour paraphraser une métaphore de Léon Blum, le système de règles est peut-être au jeu de rôle ce que le sang est à la vie ; mais ce n’est pas la vie elle-même.
Je ne sais si c’est l’effet d’un goût pour la notoriété personnelle, de l’incompétence ou de la bêtise, ou encore de l’appétit du gain matériel, mais il me semble que bien des personnes qui étudient le jeu de rôle, ou qui en parlent ou parfois en vivent, soit n’y ont pas compris grand-chose, soit ont profondément dévié de cette compréhension. Je ne peux ainsi me défaire de l’impression prégnante que tout un tas de commerçants, journalistes, auteurs ou experts autoproclamés et même quelques universitaires utilisent sans vergogne l’oeuvre des quelques rares véritables et fabuleux créateurs de ce type de jeu, des Gary Gygax, Dave Arneson, Greg Stafford, Jim Bambra et autres Sandy Petersen, afin de dire ou vendre ou faire paraître plus ou moins n’importe quoi. Ainsi ce qui se dit ou se vend en matière de jeu de rôle m’évoque assez souvent l’idée que le producteur Amazon Studios semble s’être faite de l’oeuvre de Tolkien, parfois accompagné de la suffisance ou de la jactance qui désignent indubitablement l’imbécile.
Cet article est donc le reflet de cette opinion, pourtant nullement désabusée, au contraire : les authentiques joueurs de jeu de rôle, le véritable, celui entre êtres humains, sont nombreux et heureux et c’est heureux. Quelqu’en soit le système, ce type de jeu est suffisamment génial pour que sa résilience s’impose à ceux qui cherchent à en tirer quelque avantage extra-ludique.