Derenworld News : Aquarius 5227

8 mai 2022 par Kazz → Atlas, Cultes, Société

Il m’est devenu un peu difficile d’écrire ces derniers temps au sujet de Derenworld, cela par la combinaison d’un moment de chute de créativité, d’excès de charges de travail, et d’une situation mondiale qui tend à rendre un peu paradoxal d’évoquer les conflits d’un monde fantastique quand les guerres du monde réel sont réapparues sur le continent où demeure l’auteur de ces lignes. D’où l’écart important de temps entre la publication précédente et celle-ci. Ces nouvelles suivent bien évidemment les précédentes et appellent bien entendu leur propre suite. Ainsi que je l’avais indiqué, celles-ci concernent plutôt l’est du continent, peu traité dans les précédentes.


Un voyage en Farxel

Le Farxel est l’un des endroits les plus affectés par les récoltes catastrophiques ayant causé plusieurs années de famine sur le continent. Mais au contraire d’agricultures ayant subi un désastre similaire, par exemple Isenheim, les Sablern et Stroelyn en Empire, l’ouest du Wejlar, Mulgorge ou encore Zevjapuhr, le Farxel n’a pas pu compter sur des compensations par d’autres productions ou des provinces épargnées par le fléau. C’est en effet toute l’agriculture du Farxel qui a été ravagée alors même que cette agriculture était depuis des siècles largement exportatrice vers les voisins du pays. Le Farxel a été ainsi privé de la pierre angulaire de son commerce et de sa prospérité avec une brutalité que personne n’attendait, tant était établie sa réputation de pays excédentaire dans ce domaine. Cette surprise, aggravée par l’incurie d’un pouvoir central faible et mal organisé, a entraîné le pays dans un désastre social dont rend compte un voyage dans deux villes aussi significatives l’une que l’autre que rapportent ici Pisa Aïchena et Smira Fahim di Ganfi, deux étudiantes de l’Accademia da Zevjapuhr parties enquêter sur l’état du pays en cette fin d’année 5227.

1 : Fahange

Fahange est une cité prospère, au pied du versant méridional des montagnes Dawn, dont elle reçoit du fer, de l’étain, de l’argent, du plomb et du cuivre. Elle est renommée pour ses Forges, guilde de métallurgistes qui produisent d’excellents alliages, aciers et cuivres destinés à être traités sur place ou ailleurs pour former des outils de grande qualité. Le bois est extrait des épaisses forêts de résineux dans les contreforts des montagnes.
Anciennement dans l’ex-Saint-Etat Théocratique, elle se situe aujourd’hui dans l’orbite des Ritters de Farxel. La ville est d’ailleurs défendue depuis plusieurs décennies par le clan Ritter Von Bagerbau, à qui elle a confié sa sécurité. Elle compte une population d’environ 7000 habitants, très majoritairement humains, avec plusieurs nains et aussi des gnomes en nombre inhabituel.

La taverne de la Manticore est un établissement à la fois central et relativement élitiste de Fahange. On y rencontre la bourgeoisie citadine à laquelle se mêlent forgerons, négociants, édiles civils et militaires.
C’est là que nous interrogeons le sieur Prospar Atoumyt et son épouse Cléandrine, propriétaires de cet établissement. Ils nous expliquent que la famine a eu un effet désastreux sur les estaminets de Fahange dont la moitié ont dû fermer. La Manticore a résisté grâce à sa clientèle d’élite qui a pu faire face à l’inflation des denrées alimentaires pendant cette période. Prospar Atoumyt est cependant optimiste pour l’avenir. Il observe que la production de métaux est demeurée stable. En effet, malgré la famine, la main d’oeuvre n’a pas manqué. Les payes ont souvent été effectuées en nature, les guildes se groupant pour effectuer des achats, quand elles le pouvaient.

La Manticore propose au menu une soupe de châtaignes et d’orties aux fines herbes suivie d’une perdrix de chasse sur lit de châtaignes rôties et enfin des châtaignes concassées au miel pour dessert. Ce menu nous est expliqué par notre hôtesse, Madame Cléandrine, originaire des Fernenugs.
Ces proches collines des Fernenugs ont une très ancienne tradition agricole basée sur la châtaigne qui a toujours servi à pallier le manque de céréales. Aussi appelé bonarbre, nouzard ou margule selon les espèces, le châtaigner est employé notamment comme bois de chauffage pour les forges ou les étais de mines et pour l’alimentation du bétail porcin. Ces essences sont exploitées sur tout le versant méridional des Dawn, depuis l’ouest de Xantabbey jusqu’à l’est de Fahange. L’habituelle prospérité céréalière du pays a réservé les châtaignes à l’alimentation des animaux ou des cultivateurs, mineurs et bûcherons locaux. Désormais elles fournissent à Korven, Xantabbey et Fahange une nourriture relativement abondante et bon marché. Il s’agit aussi d’une culture typiquement varik : en Marn et en Mulgorge la châtaigne a pareillement contribué à pallier la famine de ces dernières années.

Les propos du sieur Atoumyt reflètent quant à eux une profonde amertume envers l’ensemble des voisins du Farxel et en particulier la République d’Avros à laquelle il reproche pêle-mêle son opposition au canal Osport-Athnaïs, sa prédominance maritime limitant la marine du Farxel, l’égoïsme de sa politique et surtout son appui privilégié au Thûzzland, à l’Inghelis, et à Starstone, bref à tout le monde sauf au Farxel. L’animosité traditionnelle de ce pays envers Avros a en effet été renforcée au constat d’importantes livraisons de denrées alimentaires de la République à destination du Thûzzland lors de la famine, qui empruntaient le fleuve Shaïdo pour remonter jusqu’à Haldwarrow moyennant péage à l’Empire Naëmbolt. A un moindre degré, Avros a également soutenu l’Inghelis, voisin oriental du Farxel et lui aussi touché par les disettes.
Prospar Atoumyt se souvient ainsi de l’exaspération d’un marchand d’Osport envers son pays dépourvu de marine de guerre et d’un armateur de la même ville dont les marins regardaient avec dépit les jonques impériales ou les caraques avrossianes chargées de leurs cargaisons se pavaner dans la Falathmoon Sea.

L’aubergiste nous relate également sa conversation avec un Ritter du clan de Parian expliquant comment son Ritterland s’est débrouillé face aux années de disette. Chaque clan possède des entrepôts destinés à alimenter ses forces en cas de guerre mais à l’époque du Ritterland l’ordre des Ritters obligeait aussi les villes à faire de même, à la fois pour des raisons militaires et afin de pouvoir réguler le prix des denrées. Ces coutumes ont été maintenues de sorte que l’ensemble du territoire de l’ex-Ritterland conserve dans plus d’une centaine de silos de quoi nourrir toute sa population pendant pratiquement une année.
D’autre part, au contraire de l’Etat de Farxel, l’ordre des Ritters, habitué à agir en temps de crise et notamment de guerre, s’est démené dès le constat des premières mauvaises récoltes pour intervenir dans les domaines politiques et économiques. En gérant astucieusement et localement les stocks de nourriture, en passant de nombreux accord ponctuels et limités avec le Farath, dont l’agriculture d’élevage a peu souffert, en encadrant précisément la chasse, en protégeant les ressources en bétail, en tablant très tôt sur la pêche, les fruits de mer et même les algues, l’ordre a évité à la totalité de l’ex-Ritterland la famine et pour une bonne partie la disette.
Mais cet objectif n’a pu être atteint qu’au prix d’une résurgence de la fracture entre ce Ritterland et le reste du Farxel. Les Ritters ont en effet protégé leurs territoires et eux seuls : ceux des clans et ceux des villes, en limitant l’accès aux denrées à leurs seuls citoyens.

Baissant d’un ton, Prospar Atoumyt nous rapporte que des razzias sont survenues dans les fermes et métairies de l’ouest du Ritterland, émanant le plus souvent de réfugiés affamés devenus des bandits et des pillards que les Ritters ont dû combattre et souvent exécuter. Qwellis, la capitale des Ritters, a aussi été le théâtre de scènes d’émeute de réfugiés qui ont dû être chassés de la ville. Il affirme que du côté de Fontrive, où lui-même a des cousins, il a fallu livrer de véritables batailles rangées afin de sauvegarder les entrepôts de la ville. Baissant encore plus la voix, notre hôte nous précise que les Ritters n’apprécient pas qu’on colporte ce genre de nouvelle et qu’il ne serait pas opportun que quelque serviteur du Ritter Von Bagerbau entende notre aubergiste aborder ce sujet.
Nous quittons un Prospar Atoumyt profondément pessimiste pour son pays et convaincu que la réunification du Farxel est un fiasco que la famine a achevé.

2 : Almeria

Notre deuxième étape nous mène à Almeria, capitale de l’ancien Saint-Etat et restée depuis l’une des plus importantes cités du pays.
Le Farxel est réputé pour la beautés de ses grandes villes dont Almeria, Fontrive, Bénévent, Athnaïs, Malvois, Tide sont les exemples les plus connus.
Au coeur de la vallée de l’Alvir, paresseux fleuve de plaine, Almeria est la cité des quarante temples, multiplicité héritée du Saint-Etat, dont les édifices qui rivalisent de splendeur. Au dessus de murailles en pierre ocre, les coupoles dorées, les bulbes colorés, les flèches sculptées, les tours, tourelles et clochers de toutes formes et tailles : carrés, muraux, en tour, en poivrière, se découpent sur le ciel. A la périphérie de la ville on aperçoit au nord les monts d’Alberg, au sud la masse de la proche forêt du Quéran. Les rues centrales aux maisons très variées, certaines à colombages et torchis, d’autres de brique ou de pierre, certaines peintes d’autres couvertes de pierre de taille ou de carreaux de faïence, d’autres encore de plaques émaillées, ornées de statuettes ou de bas relief en bois peint, forment un ensemble de couleurs et de proportions à la fois divers et harmonieux dont le charme est réputé.
Les grands marchés : celui du fleuve, celui du caravanserai, celui de la magnifique halle centrale où alternent les briques rouges et le calcaire blanc bourdonnent d’activité. S’y échangent les cargaisons des barges venant ou allant vers Tide, des caravanes depuis ou à destination de Malvois, Xantabbey, Bénévent, du Thûzzland, qui se croisent ici. Partout des temples, chapelles, sanctuaires, des ex-votos, des monastères, des écoles et des fraternités religieuses voisinent avec des échoppes de commerçants et d’artisans, des tavernes, des boutiques de clercs et de copistes, des auberges, des bâtiments administratifs. On sert en pleine rue des brochettes de viandes grillées et épicées, dont l’odeur plane au dessus des passants, dans des galettes garnies de légumes : tomates, poivrons, aubergines, à des passants, badauds, apprentis, jeunes gens, voyageurs, travailleurs pressés, le temps d’écouter tel barde déclamer son poème ou sa chansonnette en espérant l’obole d’un demi-sequin. Comme souvent dans les belles villes du sud, les frondaisons des arbres des jardins privés dépassent les toits et leurs fleurs se combinent à celles de rosiers, glycines, chèvrefeuilles, jasmins grimpants pour parfumer les rues. Ils font écho au grand parc Silvanéen dont les fontaines ornées de groupes sculptés abreuvent les passants et où demeurent des druides jardiniers qui se font fort de proposer fleurs et fruits toute l’année.
Voilà un petit peu de ce que fut l’Almeria que nous connûmes.

Ce que nous avons vu à l’automne de l’an 5227 consiste en une étendue de bâtiments la plupart en ruines, désertée, à demi-morte, où les volets les fenêtres et les portes sont fermées. La seule construction nouvelle est un cimetière inachevé où les cadavres ont été entassés puis brûlés. Le parc Silvanéen n’est plus qu’un souvenir, terrain vague où nul être ne passe. Les rues et les marchés sont vides le jour et la nuit. La malnutrition a déclenché des épidémies de toutes sortes et la population a fui la ville qui ne pouvait plus la nourrir. Plus personne n’ose venir vendre ni acheter dans la grand’halle de peur d’être détroussé. nous n’avons trouvé ni auberge ni tarverne ni même hôte dans cette ville qui fut peuplée de trente mille âmes. Il semble que seuls quelques prêtres y habitent encore et nous sommes donc allés frapper à la porte de l’un d’eux.

Selon le Vénérable Efred Pongieuré, (très) haut prêtre servant d’Oghma et célébrité locale, qui a bien voulu nous recevoir dans un des bâtiments de la Kirk’Oghmaïch qu’il dirige depuis près d’un quart de siècle, plus de la moitié des enfants en bas âge ont péri. Le Vénérable rapporte de nombreux cas de cannibalisme dans certains quartiers, notamment par des groupes d’enfants dont les parents avaient fui ou étaient morts. Les temples surchargés par l’afflux de suppliants n’ont pu faire face et certains ont été pillés.

Le Vénérable nous explique que pendant un premier temps les spéculateurs ont cru pouvoir tirer profit de la montée des prix agricoles avant d’être rapidement débordés. L’International Trade Guild et certains établissements financiers ont alors tenté d’acheter du grain à l’étranger à n’importe quel prix, quitte à vendre à perte ; mais après quelques mois ils n’ont plus trouvé de vendeur car les autorités publiques étrangères ont interdit les exportations. Sur les rares marchés restant ouverts, notamment en Vizan et en Tangut, les acheteurs almériens se sont heurtés à une concurrence prête à tout financièrement et matériellement. Quelques cargaisons furent néanmoins acquises à Jamhad, Zahrpuhr, Tarantis, Blest, à des prix exorbitants. Mais lors de la deuxième année de famine le chacun pour soi l’emporta et l’I.T.G. d’Almeria dut jeter l’éponge devant le risque de banqueroute.
Alors l’écot du guet, fixant le salaire des forces publiques, n’a plus suffi à nourrir les familles des gens d’armes. Ceux-ci ont commencé à cesser leurs missions et beaucoup ont fui la ville, en particulier tous ceux qui avaient dans les campagnes une famille qu’ils ont rejointe dans l’espoir qu’elle leur apporte subsistance. Les silos et les entrepôts d’Alméria, laissés ainsi sans protection, ont été pris et dévastés par des bandes devenues en capacité d’agir impunément. Ensuite les exploitations agricoles des environs furent attaquées par ces mêmes bandes, qui ont pillé les réserves, y compris celles des semailles, et dévoré le bétail des paysans. Leurs champs ont été dévastés. Certains affamés mangeaient jusqu’aux racines des épis.
La sécurité n’étant plus garantie, les banques et les maisons de commercent fermèrent les unes après les autres. Puis la forêt du Queran fut mise en coupe, les gens se battant pour un cadavre d’écureuil, pour une poignée de glands, pour une pomme de pain. On se battait aussi pour pêcher dans le fleuve où il n’y avait de longtemps plus de poisson. On se battait pour tout, partout, à toute occasion : on s’est battu pour du lait, pour du sel, pour un flacon d’huile, pour une bouteille de vin dénichée dans une maison abandonnée, pour un corbeau abattu à la fronde, pour une croûte de vieux fromage, pour un bout de cuir à faire bouillir. Tous les chats et les chiens et même les rats de la ville ont été mangés ; le Vénérable se souvient que certains groupes allaient les chasser dans les égouts. Et ensuite…
« Ensuite… eh bien, ensuite, les gens sont partis. Du moins ceux qui pouvaient encore marcher. Ne sont ici resté que nous, les prêtres, claquemurés dans nos temples que nous avons dû défendre contre les pillards et les bandes. Les plus forts ou les plus malins ont fait la loi dans Almeria vidée de ses habitants. Les prêtres d’Anubis ont longtemps assuré le transport des cadavres sous la protection de ceux de Thor et d’Horus. Ensuite, ces prêtres ont démoli les maisons afin de prélever du bois pour brûler les corps avant qu’ils ne soient déterrés pour être mangés ou transformés en zombies par quelque maléfique jeteur de sorts. Cette cité est vide. C’est une coquille de murs et de toits. Les gens sont morts ou sont partis. Même le gouvernement, les édiles, les administrateurs sont partis chez eux ou à Xantabbey, Korven ou Tide où l’on trouve un peu de quoi manger quand on a de quoi, quelque richesse ou quelque pouvoir. Plus de trente mille personnes vivaient ici : il en reste peut-être le dixième.
— Vous-même, Vénérable, comment avec vous survécu ?
— Comme les autres prêtres : par sortilèges. Un prêtre de huitième niveau peut nourrir aisément huit personnes par jour, voire le double, à condition de s’y consacrer bien entendu. La nourriture obtenue est aussi insipide que l’eau qui l’accompagne mais on fait avec.
— Et les gens ?
— Les gens ?
— Vous les avez nourris ?
— Vous savez bien que non et vous savez bien pourquoi.
— Pourriez-vous tout de même l’expliquer ?
— Les sorts de prêtres sont une manifestation de la puissance divine. Le prêtre n’est que son transmetteur. Ces sorts nous sont confiés à cette fin, non pour notre usage personnel. Ils servent à réaliser les buts de la divinité qui les octroie. Il est permis aux prêtres dépositaires de cette puissance de l’utiliser pour protéger et perpétuer le clergé mais rien de plus.
— Donc vous laissez les gens mourir de faim parce que ce ne sont pas des prêtres ?
— Nous ne pouvons pas les sauver. Ce n’est pas notre rôle. Nous pourrions effectivement mourir avec eux si les dieux l’estimaient souhaitable. Ce n’est généralement pas le cas.
— Il ne s’agit pas de vous mais de vos ouailles. Surtout dans l’ex-capitale du Saint-Etat.
— Nous ne devons pas et nous ne pouvons pas interférer dans le gouvernement des humains en employant des moyens différents de ceux du commun des êtres. La société implique le naturel et non le surnaturel ; sinon ce n’est plus une société libre et responsable d’elle-même. Le Saint-Etat a toujours respecté ce principe et fonctionnait parfaitement ainsi. Les gens le comprenaient d’ailleurs bien mieux qu’aujourd’hui. Bien sûr, des dérogations sont possibles au cas par cas, dans des cas limités, toujours très ponctuels.
— Pardon d’insister Vénérable Efred, mais la masse, le peuple, les gens, vous les laissez mourir de faim ? Alors que vous avez le pouvoir de les sauver ?
— Imaginez le contraire. Les temples et les clergés se mettent à produire de la nourriture et de l’eau pour tout le monde. Remarquez que compte tenu de la masse à alimenter, les prêtres ne feront plus que ça sans être sûrs d’arriver à satisfaire tout le monde. Mais admettons qu’ils y parviennent. Plus besoin de travailler les champs, d’élever du bétail, de forer des puits ou construire des citernes, même plus besoin de se donner la peine de cueillir des cerises ou des carottes. Que croyez-vous qui se passera ? Nous, prêtres, deviendrons les maîtres du monde. Qui nourrit son monde tient ce monde. Mais les dieux n’ont pas créé les êtres vivants pour les mettre en dépendance, pour qu’ils deviennent leurs esclaves. D’ailleurs après une, deux, trois générations, ces êtres en viendraient forcément à haïr leurs dieux nourriciers. On finit toujours par détester celui dont on dépend pour survivre.
— Mais il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de faire face à une calamité ponctuelle.
— Ponctuelle ? Trois ans de famine dans le monde entier, vous appelez cela ponctuelle ? Mais votre raisonnement ne change rien à ce que je viens de vous expliquer. Ce n’est pas à nous de combattre les calamités. Sinon, nous substituons la puissance des dieux à la liberté des êtres vivants. Vous avez arrêté la famine, vous allez bien sauver mon enfant qui va mourir ? Vous avez sauvé cet enfant, vous allez bien soigner mon vieux père estropié qui ne peut plus travailler ? Vous avez soigné ce vieil homme, vous allez bien protéger mes brebis des ours qui les attaquent ? Vous avez protégé ce bétail, vous allez bien retrouver la bague que j’ai perdue l’autre jour ? Où s’arrête-t-on ? Si nous agissons de manière surnaturelle en faveur de certains et pas d’autres, ces autres nous le reprocheront et ils auront raison. Alors les dieux nous châtieraient et ils auraient raison : nous serions de mauvais prêtres. Soit nous intervenons pour le monde entier soit pour personne. Il n’y a pas de moyen terme.
— Pourtant des prêtres utilisent tous les jours des sortilèges pour aider des gens.
— Oui. Dans des cas particuliers. Pressants. Qui correspondent à un objectif précis du clergé. Chaque prêtre a évidemment une marge d’appréciation…
— Et en échange d’argent.
— Dans des cas particuliers, je viens de vous le dire. Ou alors ce sont des services semblables à ceux que fournirait un mage ou tout autre prestataire de services. Dans ce cas c’est une activité de commerce et rien de plus, qui profite au clergé.
— Donc quelqu’un d’assez riche pouvait vous acheter de la nourriture.
— A titre exceptionnel et particulier, oui. Mais l’argent n’est alors pas un critère : nous pouvons aussi bien la donner que la vendre. Nous l’avons d’ailleurs fait.
— Vous-même, par exemple, vous l’avez fait ?
— Oui. J’ai aussi nourri des troubadours et des savants de passage. Simple hospitalité. Je ne pouvais leur donner d’autre nourriture.
— Mais le devoir d’hospitalité envers ces troubadours…
— De passage. Une soirée. Ils ont partagé mon repas. Mais pour vous répondre : tous les soirs, j’ai nourri, discrètement, et bien sûr gratuitement, quinze personnes. Des enfants, pour l’essentiel. Beaucoup de clergés en ont fait autant. Il y a dans ce temple seize prêtres et une vingtaine d’apprentis dont les deux tiers venus uniquement pour survivre. Sur ces seize prêtres, sept sont capables de créer de la nourriture. Tous l’ont fait chaque jour pendant plusieurs années. Moi y compris. Cela représente de quoi sustenter entre cinquante et soixante personnes, soit quinze bouches en plus de celles du temple. Mettons que tous les temples d’Almeria soient dans la même situation et en fassent autant : cela donne la capacité de nourrir six cent personnes par jour. Sur une population de trente mille.
— Ces personnes que vous avez nourries révéraient-elles Oghma ?
— La plupart oui.
— Pratiquement tous les groupes d’aventuriers ou d’explorateurs comportent des prêtres qui les soignent sans s’occuper de la religion des autres membres.
— Décidément ! Qu’y-a-t-il de plus particulier qu’un groupe d’aventuriers ? Ils ne sont même pas un millionième des êtres vivants. Beaucoup affrontent le surnaturel : évidemment que leur propre utilisation du surnaturel est légitime ! Mais ce n’est pas le cas de la quasi-totalité des autres. La société des vivants n’a rien à voir avec un groupe d’aventuriers. Si un dragon veut vaporiser un village, le prêtre du village sera évidemment légitime à utiliser tous les sorts dont il dispose pour combattre ou pour soigner tous les gens à sa portée, qu’ils soient ou non de la même religion. Mais dans des conditions ordinaires, dans la vie de tous les jours, il ne le fera pas. Les capacités de protection, de soins ou celle de sustenter une dizaine de personnes sont confiées au prêtre afin que dans certains cas limités il en fasse usage, notamment pour sauver son propre clergé ou pour aider les buts de son dieu. Le clergé de Nepthys n’a pas entrepris de produire des tonnes de nourriture pour pallier la famine, non parce que cela aurait contrarié celui de Hel, mais parce qu’elle ne peut pas le faire sans devenir la Providence du Monde et ainsi supprimer du monde le libre arbitre des êtres vivants. Je vous cite Marthussam l’Ancien : Vivre implique souffrir et mourir mais aussi des joies dont l’intensité provient précisément de ce qu’on peut mourir et souffrir. Si les maux des humains sont inconnus des dieux, leurs félicités le sont aussi.
— Vous disiez que les gens finiraient par haïr un clergé s’il devenait leur nourricier. Ne comprenez-vous pas le ressentiment que peut susciter un clergé qui fait le contraire ?
— Nous n’avons pas fait le contraire, je viens de vous l’expliquer. Nous avons secouru dans la mesure de nos moyens des enfants pauvres et affamés sans pour autant nous transformer en centre de production alimentaire. Comme le prêtre du village dans l’exemple que je viens de vous donner. Aurions-nous pu faire davantage ? Sans doute. Aurions-nous dû faire davantage ? Non. Nous sommes allés jusqu’à la limite de ce qu’en tant que clergé nous pouvions soulager d’une misère à laquelle nous ne sommes pas partie. Je ne suis ni agriculteur,ni roi, ni négociant en grains. Et certainement pas leur bouc émissaire.
— Pourtant ce pays s’est appelé le Saint-Etat. Le paysan ou le négociant…
— Vous n’avez donc pas remarqué ?
— Remarqué quoi, Vénérable ?
— Non seulement le Saint-Etat n’existe plus depuis longtemps mais cette ville n’a jamais connu de famine sous le Saint-Etat. Aucune calamité comparable ou même moindre n’a frappé Almeria. Même à l’époque de la Great Evil Coalition.
— Je voulais seulement dire qu’il est arrivé que le clergé exerce d’autre fonctions que les siennes. Mais il est vrai que ce n’est plus le cas.
— Je ne le regrette d’ailleurs pas. Je suis contre la théocratie.
— Mais ne vous sentez vous pas responsable de la mort d’Almeria ?
— Quand on cherche un responsable, c’est qu’on cherche à porter une accusation contre quelqu’un d’autre. Ce dont vous m’accusez est en réalité d’avoir survécu à la famine et au temps afin d’entendre vos questions. Vous vous demandez comment il se fait que je ne sois pas mort. Au fond, vous avez raison : pourquoi moi ? Me croyez-vous donc heureux d’être un vieillard toujours vivant après avoir vu tellement d’enfants morts ? Pensez vous que j’ai voulu vivre si longtemps sur cette terre ? Mais je sers Celui Qui Ecrit toutes choses. Je dois rester pour répondre, témoigner et dire.
Le Vénérable Pongieuré hoche tristement la tête. Il semble las. Son jeune vicaire nous fait depuis plusieurs minutes signe qu’il est temps de partir. Nous nous levons pour prendre congé. Cependant Pongieuré reprend une dernière fois la parole, sans nous regarder.
— En temps de disette, vous vous tournez vers les prêtres en disant : les vilains qui ne viennent pas nous donner à manger alors qu’ils le pourraient. C’est là tout le sens de vos questions. Mais combien de fois le ventre plein au sortir d’un bon repas avez vous rendu grâce à un prêtre de Hadès, de Nephtys ou tout autre ? En ce moment vous me voyez. Vos yeux vous montrent mon visage, ce fauteuil, ce chandelier. Vous ne m’en rendez aucune grâce. Vous ne m’en êtes aucunement reconnaissant. Mais si, en sortant dans la rue, vous devenez subitement aveugle par quelque mal ou maladie, alors vous penserez immédiatement que j’ai le pouvoir de vous rendre la vue et vous m’en voudrez de ne pas l’employer pour vous. Ainsi sont les hommes. Voilà pourquoi j’ai foi en mon dieu.

Il fait nuit quand nous sortons dans la ville sans auberge, ainsi résolus à la quitter au plus vite. Nous passons devant les portes et fenêtres closes de la Maison des Bardes toute proche de la Kirk’Oghmaïch. Almeria était le coeur artistique du Farxel, accueillant poètes, chanteurs, musiciens, bardes, chansonniers, comédiens. Une sinistre quiétude règne sur ses ruines silencieuses. La ville semble faire corps avec la nuit. Pas même le trottement d’un rat ou le cri d’une chouette ne vient troubler la solitude de ces rues abandonnées.

Morag Ier d’Arkandahr

Ainsi que l’avait décidé l’empereur Jalx, les armées impériales ont entrepris de libérer l’Arkandahr. Elles y sont entrées comme dans du beurre. On sait ce royaume depuis longtemps réduit à sa bande méridionale (d’Indremar à Iolbec en passant par Hillbreak) qui est aussi sa partie plus riche et fertile et au coeur des Dornathols (autour d’Arcand).
L’ambition impériale de rétablir de l’Arkandahr consiste, comme toujours, à libérer la vallée de la Raushvine au moins jusqu’à Freax et Fréas-en-l’Isle dans un premier temps. Ensuite, dans l’idéal, on remontera le fleuve jusqu’à Keln’s Gate, capitale du margraviat de Kelnetür. Ainsi sera reformé un royaume civilisé au nord des monts Dornathol.
C’est donc dans cette direction qu’a pesé l’effort massif des trois légions impériales formant une armée qui s’était auparavant concentrée à Tarnoe et Triade. Le rouleau compresseur des légionnaires était escorté par des chevaliers de la Marche organisés en petits groupes d’éclaireurs chargés de débusquer toute menace de créatures monstrueuses.

Royaume d’Arkandahr avec indication de ses provinces

Il semble que les alliés império-arkanders aient bénéficié des dissensions typiques du Kaclandush, partie de la Great Anarchy qui occupe l’Arkandahr septentrional. Le Warkhan bugbear Zuomirek serait secrètement allié du Prince Morag, héritier du trône et qui mène en titre une armée dont le commandement est en réalité confié au général et comte Edmund de Bergmale. Zuomirek, qui se prétend souverain effectif du Kaclandush, est à couteaux tirés avec le Trollwarkhan Gh’ Niardèchôss, souverain théorique du Kaclandush et seul à être reconnu par les autres hiérarques de la Great Anarchy.
Dans ce contexte les deux chefs des gnolls, Grosstchak et Solxvak, le roi (autoproclamé) kobold Guash-Mumbril et le vieux chef orc Grumdu du clan des Froszikers qui a autorité sur les autres clans orcs attendent de voir qui sortira vainqueur de l’affrontement ou leur offre les meilleures conditions en échange de leur appui.
Bergmale, apparemment bien renseigné, a entendu profiter de cette situation rapidement et en tout cas avant l’hiver, avec réussite.

Le prince Erwindal de Colstone et le prince Morag d’Arkandahr sont deux jeunes hommes pleins d’allant et de belle prestance qui s’entendent apparemment à merveille. Ils ont bras dessus bras dessous effectué une magnifique entrée dans la ville fortifiée de Fréas-en-l’Isle sous les acclamations des chevaliers de la Marche et les hourras de la population. Les hauts remparts de granit étaient pavoisés aux couleurs du sanglier blanc d’Arkandahr, de l’aigle rouge de l’Empire et du bâton noir fleurdelysé de Colstone. Depuis les fenêtres des maisons on jetait des fleurs sur la tête des libérateurs témoignant du retour de la ville dans le giron national.
Les princes furent reçus par le seigneur Palsandre, commandant de la Marche d’Arkandahr, qui s’agenouilla pour leur présenter ses hommages et leur offrit le traditionnel hydromel accompagné de galettes salées au blé noir. Puis devant son propre trône, entre les deux statues de Joris et Joffroi d’Alkmann, fondateurs de l’ordre la Marche, il proclama le prince Morag héritier en son royaume.
On attendait encore le roi Buliphar d’Eriendel, le comte Mecklë d’Irluinn, les légats des rois Einaril d’Ariandor et Toroïn II de Norhazâd ainsi que le comte Jhaen Karnosz-EagleHunt, pour coiffer Morag Ier d’une couronne que l’empereur Jalx avait personnellement tenu à faire réaliser à ses frais. Pendant ce temps, Erwindal et Morag visitèrent la proche ville de Freax ou plutôt la vaste étendue qui en tient lieu.

Ville ouverte située à une lieue en amont de la forteresse de Fréas-en-l’Isle, Freax se compose de deux villages bâtis en pierre : un port sur la Rauschvine qui inclut des établissements financiers dont un bureau de l’I.T.G. ainsi que des boutiques d’artisans et des tavernes ou auberges, et un centre-ville constitué de manoirs et de maisons fortifiées entourant une halle, des entrepôts et des silos eux aussi fortifiés. Entre les deux villages (respectivement appelés Fraxaven et Middleton) ainsi que tout autour du centre-ville s’étend un fouillis de chaumières, de tentes, de cabanes, de yourtes, de masures en bois, en pisé, en torchis, où se mêlent toutes populations et races, où tout s’échange et se vend, où ne règne d’autre autorité que celle du négoce et du marché. Freax est la place de marché la plus septentrionale du pays ; s’y négocient notamment quantités de fourrures, peaux, viandes, parfois aussi des pierres précieuses, qui partent par caravanes et péniches vers Hillbreak ou vers des ateliers (abattoirs, tanneries…) en aval sur le fleuve. Les sergents d’armes forment une troupe hétéroclite comprenant aussi bien des nains et des humains que des orcs, demi-orcs ou des ogres, au service de l’Oligarchie de Freax, association de marchands qui détient tous les pouvoirs politiques.
Le prince et le duc impérial furent désappointés du faible intérêt suscité par leur visite dans cette ville ouverte et bigarrée où ils ne furent reçus que par le seul oligarque Sper Ebonzo, étrange gros homme à la peau foncée, délégué par ses collègues pour souhaiter au futur roi une bienvenue certes aimable et déférente, mais qui parut à beaucoup manquer quelque peu de splendeur et d’enthousiasme.

Pendant cette cérémonie, le lieutenant-général Bermuth Salios, commandant du 2e régiment de la XIIe légion, qui accompagnait les deux princes, se fit passer pour un simple serviteur temporairement attaché à la suite de Colstone et arrivant sans rien connaître ni comprendre de l’endroit afin de se faire expliquer ce qui se passait par le Freaxois moyen et notamment pourquoi ses nobles patrons étaient reçus par si peu de notables. Il s’entendit répondre :
— Ah ben c’est pas comme chez vous ici. Nos trois derniers rois Jubal V, Astremo XII et Jubal VI ont tous péri en moins de cinq ans. Le dernier n’a pas même régné un an. La couronne ici elle est maudite. Mais surtout, tout le monde s’attend à voir un jour ou l’autre le Trollwarkhan débarquer pour percevoir sa dîme. A ce moment-là, personne n’aura envie d’être celui qui a organisé des réjouissances ou des hommages au prince ou roi Morag.
— Alors pourquoi le sieur Sper Ebonzo s’est-il dévoué ?
— Oh celui-là c’est pas pareil. Il a du sang nègre, orc, démoniaque, quelque chose comme ça. En tout cas il a un gros protecteur, du genre avec lequel on n’a pas envie d’être en compte, si vous voyez ce que je veux dire.

Morag Ier fut proclamé roi d’Arkandahr à Fréas-en-l’Isle par Palsandre de la Marche, en présence des légats d’Ariandor et de Norhazâd, des bourgmestres d’Indremar et d’Arcand, d’une douzaine de barons du royaume sous la houlette de Mecklë d’Irluinn et du roi Bulciphar d’Eriendel, arrivant depuis Rwandel, sa capitale. Il y avait reçu la visite de son empereur John-Alexander IV, dit Jalx, venu en compagnie de la Xe légion lui rappeler qui était son suzerain et protecteur. Le jeune empereur en profita pour s’entretenir aussi avec son grand amiral Adorn de Colstone avant de quitter mystérieusement l’Eriendel sans qu’on sache ni quand ni comment ni pour quelle destination.

Morag est le fils de Joneth de Variogue, lui-même fils de Joag de Variogue, troisième et plus jeune fils du roi Jubal V. Il est cousin au deuxième degré du dernier roi d’Arkandahr Jubal VI, comme lui petit-fils de Jubal V. La branche de Variogue, qui est toujours dirigée par la grand-mère de Morag Bernisse de Variogue, a systématiquement refusé de revendiquer le trône d’Arkandahr malgré la désuétude où il était tombé. Bernisse clame à qui veut l’entendre qu’elle préfère la survie de sa descendance à celle de la royauté. En effet, aucun trône de Derenworld n’est plus dangereux que celui d’Arkandahr car la tradition y exige que le roi combatte à la tête de ses armées sous peine de les délier sinon de leur devoir de service. Morag est le premier descendant de Bernisse à rompre avec la doctrine de sa grand-mère ; mais comme il a quatre frères et sœurs, les Variogue l’ont laissé décider à sa guise. Il ne fait pourtant pas un guerrier d’apparence fort redoutable : un corps mince et gracieux mais ni très grand ni très musclé, des cheveux de jais mi-longs encadrant un visage oblongue au teint pâle et aux yeux vert clair ; aux yeux de beaucoup, le nouveau roi ne paye pas particulièrement de mine. Mais c’est un négociateur à la fois cultivé et retors et on le dit extrêmement habile au lancer d’armes, notamment dagues et couteaux.

L’enthousiasme du nouveau roi et de son ami de Colstone les conduisaient à vouloir dans la foulée continuer à remonter la vallée de la Raushvine jusqu’à Keln’s Gate, capitale d’un Kelnetür encerclé de longue date par la Great Anarchy, en poursuivant une marche jusque là  triomphale commencée depuis Hillbreak. Le commandant de Bergmale s’y opposa fermement, arguant que l’hiver approchait et que le retour des légions vers le sud après la libération du Kelnetür deviendrait alors incertain. Ce débat eut lieu le jour même du couronnement, opposant Edmund de Bergmale et Jhaen Karnosz-EagleHunt à Morag, Mecklë d’Irluinn et Erwindal de Colstone. Au final, Bergmale suggéra que Morag et Colstone y aillent avec leurs seules armées respectives appuyées par les chevaliers de la Marche ; de son côté il offrait la garantie d’assurer leurs arrières en tenant avec ses seules légions impériales la vallée de Freax à Hillbreak. La valeur militaire des trois légions étant supérieure à celle de toutes les autres forces de l’armée réunies, c’était là une habile manière de rappeler qu’on ne pouvait rien faire sans elles.

L’armée arkando-impériale a donc pris ses quartiers d’hiver autour de Freax, attendant le dégel du printemps pour entreprendre une nouvelle action vers le nord-ouest afin de désenclaver le Kelnetür. Les trois légions impériales commandées par Bergmale sécurisent la vallée de la Raushvine entre Freax et Hillbreak, rétablissant ainsi le principal axe commercial du royaume.

Si Hillbreakans et Indremarois sont ravis de la tournure des événements, la grande oubliée de l’affaire demeure Iolbec, à l’est du pays, qui est son principal port maritime. Son suzerain, le baron Gondar V de Iolaynne, comte de Iolbec en titre, nourrit comme sa ville une solide tradition d’indépendance, que l’apparent dédain de Morag et la visite de Jalx en Eriendel ont passablement renforcée. Il s’entend d’ailleurs plutôt mal avec Morag auquel il reproche, en résumé, d’avoir les yeux plus gros que le ventre et d’être un pantin du Naëmbolt. Son absence au couronnement du nouveau roi a été fort remarquée.

Empire : la sortie compliquée de la disette

Dans le monde entier, les druides ont été mobilisés afin d’examiner les premières semailles et de prédire leur sort. Ces druides ainsi que le clergé de Nephtys convergent avec les sages locaux ou experts pour assurer que les prochaines récoltes s’annoncent enfin normales, voire bonnes. Mais d’ici là, il reste huit mois au moins à tenir, avec des stocks au plus bas, des réfugiés affamés, des pillards humains ou non installés un peu partout.

Or qu’il s’agisse d’inventorier les stocks, de réunir des moyens matériels et humains, de distribuer des rations, d’acheter sur les marchés pour faire face aux pénuries alimentaires, tous les marchands, édiles locaux, peuple et petits nobles ont été renvoyés par l’administration impériale vers les grands seigneurs désormais principaux détenteurs du pouvoir fiscal. En effet, le transfert à la noblesse d’une part importante des prérogatives fiscales de l’administration impériale a conduit seigneurs ou édiles locaux à en appeler à leurs suzerains ou sinon à leurs propres trésoreries dans un contexte où une famine durable a élevé le prix des denrées alimentaires à des niveaux inconnus de mémoire de marchand.

On rappelle que l’empereur, afin de complaire à ses nobles du premier rang en leur laissant la plus grande liberté, a réduit l’impôt impérial au demi-guld par foyer pour le peuple, quand il le laissait au douzième pour les marchands et le portait au quint pour les nobles. Cela signifie que tout foyer doit par an une demi-pièce d’or au monarque, que les transactions commerciales et les revenus annuels des guildes sont taxés à 8,3 %, et que les nobles voient leur excédents de revenus (fermages, impôts…) taxés à 20 %. Ce système encourage donc les nobles à redistribuer l’impôt, représente une charge tolérable par les foyers modestes, et fait peser le poids principal de la fiscalité étatique sur l’activité économique et les profits financiers tout en accompagnant la hausse des prix. En outre, afin de préserver l’économie local, le produit des taxes sur les guildes est le plus souvent directement redistribué par le même prévôt qui l’a collecté sans passer par la trésorerie impériale.

D’autre part, les grands féodaux ont été débarrassés du pouvoir des députés puisque que l’empereur Jalx a dissout, conformément à leurs vœux, le Parlement d’Empire, afin d’en modifier la composition. Les représentants de villes ou de guildes ne peuvent donc plus bloquer ou contrecarrer les prérogatives nobiliaires par quelque mesure prise à l’échelon étatique. Les grands nobles ont ainsi les mains libres au plan local.

Les officiers locaux de la Couronne ne se firent donc pas faute de le rappeler aux sujets venus leur demander des subsides ou des secours. Il appartient désormais à un Terrel, un  Chalkenmoon, un Old-Arwen, un Dwarvenstone d’acheter eux-mêmes sur les marchés de quoi nourrir les populations affamées de leurs territoires, d’en gérer les ressources collectives, de chasser les pillards, de faire face aux mécontentements. Or aucun des deux Bruce ou de leur amis, aussi impétueux ou fortunés soient-ils, n’a le poids de la Couronne Naëmbolt lorsqu’il s’agit d’emporter l’enchère d’une cargaison de riz sur la place de Zevjapuhr. Certains le savaient déjà, tels un Agle, Arwen, un Oakfen ou un Karnosz-Eaglehunt qui exercent depuis longtemps des fonctions de quasi-vice-roi sur leurs terres mais d’autres le découvrent. En particulier les ex-révoltés qui furent réunis autour des deux Bruce, désormais fort employés à découvrir leur métier de seigneur à l’échelon local, sans bien y réussir d’ailleurs à en juger par le singulier accroissement du nombre de plaintes déposées auprès de la Questure Impériale.

La fédération proclamée en Isenheim.

Ghedon, prince d’Ostmark est désormais dyarque Protecteur d’Isenheim dont il a officiellement proclamé à Tangrune la naissance de la Fédération. L’autre dyarque est le Gouverneur Ecker Blastowir, élu par le Wahlrat, sorte de conseil parlementaire dont les membres ont été nommés par de savantes et complexes tractations conduites sous l’égide du prince Ghedon et avec le contrôle discret de Dame Krassia Herschvorek, conseillère du RdR Yimre de Vizan. Au cours de son discours le Prince Ghedon a rendu un inattendu hommage à l’ancien Herzog Maldrock, qui régna en Wiestmark, en déclarant s’inspirer de sa volonté d’instaurer un nouvel Etat débarrassé des décombres de l’histoire.

Trois Durkanats encadrent le pays de Tangrune ; Kendzor (1 sur la carte) au nord, Kurmadzor (2) à l’ouest et Kalabadzor (3) au sud. Ils sont sous l’autorité de trois Dzorhays ; le tiefling Wuppertas règne sur Kendzor, le chef orc Shelimuz sur Kurmadzor, le prêtre-potentat Ouranos sur Kalabadzor, ce dernier ayant autorité sur les deux autres. Là encore, le rôle de Dame Krassia Herschvorek paraît avoir été déterminant.

Isenheim avec ses trois nouveaux Durkanats

C’est un triomphe pour Ghedon d’Ostmark et pour Yimre de Vizan, premier monarque à avoir reconnu le nouvel Etat. Ce dernier se situe en effet au carrefour entre Mulgorge, Vizan et Okhpuhr comme la pièce centrale d’un vaste système externe à la civilisation classique : elfique, wejlane, ou impériale. Dans ce système ce ne sont désormais plus Mulgorge ou l’Okhpuhr qui paraissent des îlots marginalisés mais bien plutôt le Lowenland ou Zevjapuhr.
Ainsi un grand rééquilibrage vers le sud semble désormais en cours sur le continent. L’Empire Naëmbolt, hier centre rayonnant sur le monde, ressemble désormais de plus en plus à un vaste pays coincé entre le système vizaner, la prééminence avrossiane sur les mers, et la constante menace de la Great Anarchy au nord.

Il semble d’autre part que la diplomatie pour le moment plutôt brutale de l’empereur Jalx n’apporte pas les fruits escomptés. Au plan intérieur, la reprise en main par les nobles des affaires locales semble pour le moment n’aboutir qu’à défaire l’oeuvre patiente de son grand-père Kermegg II, voire de sa propre mère l’impératrice Dandria, de centralisation et d’unification du pays. Sa focalisation sur de proches alliés « classiques » : Marn et Arkandahr s’accompagne d’un étrange dédain pour le système evriando-wejlo-lowenlander, pour l’antique soutien réciproque avec le Farxel, pour la réconciliation avec le Thûzzland ou envers la prééminence maritime d’Avros. Il semble actuellement difficile à la plupart des observateurs étrangers de qualifier son bilan de positif.
L’annonce de la Fédération d’Isenheim n’a suscité en Empire que des réactions militaires. La IIe légion (Durfalls March), ordinairement stationnée à Dürfalls, est descendue vers le Sablern. Elle y rejoint la IIIe légion (Heart Undinien), elle aussi descendue vers le sud pour se positionner en face de la frontière avec le Vizan. La XIVe légion (Pays d’Henrys), qui fait face à Dere et au Vizan, a été renforcée et ses trois régiments sont au complet. Enfin, la Ve légion (Sablern), qui est stationnée en Sablern, a été placée en état d’alerte, probablement dans le but de sécuriser la liaison, essentielle pour l’Empire, entre Zevjapuhr et Isablis. Ce sont donc pas moins de quatre légions qui forment actuellement une imposante armée impériale positionnée entre Isenheim, Zevjapuhr et Vizan, manifestant une réelle inquiétude impériale quant à la sécurité de ces contrées et celle du Sablern, province d’une importance fondamentale pour l’Empire. Il ne manquerait plus que le vétéran général Romov soit nommé à sa tête pour qu’on en déduise que l’Empire est sur le pied de guerre.

En tout cas, l’Empire sinon son empereur paraît se poser les mêmes questions que tout le monde : que va faire Yimre ? Que veut-il ? Que cherche-t-il ? Depuis plusieurs mois cette interrogation largement partagée n’a ni changé ni trouvé de réponse. Le Roi des Rois de Vizan avance ses pions, calmement, patiemment, sans insuccès ni revers. A l’évidence il vise à enserrer le Naëmbolt ; mais pour quelle finalité ? Du côté impérial certains observent qu’il y a tout juste un siècle, à Bucklry, le Vizan était seul quand il ne l’est assurément plus aujourd’hui.

Quant à l’Isenheim, il lui reste à redevenir le magnifique verger du monde qu’il fut pendant des siècles. Le pays tirait sa prospérité des pommes, poires, prunes, pêches, abricots, dattes, mangues, vins, huiles d’olive ou de tournesol, exportés massivement via Isablis ou Djebaïr dans tout l’Empire et en Zevjapuhr et Okhpuhr. Le sud du pays produisait également du tabac et du coton. Toutes ces productions ne sont plus entretenues depuis plusieurs années, ainsi que les magnifiques peupleraies et chênaies qui furent destinées à l’exportation de bois de construction et de menuiserie. Toute une paysannerie est à reconstruire alors que les hobbits, experts en cette matière, ont fui le pays. Restaurer la confiance et plus encore l’agriculture ne sera pas une mince tâche pour le nouvel Etat.

Zevjapuhr : le mystère des vols impunis

La pègre de Zevjapuhr est aussi fameuse que cette ville. Les propriétaires des pseudonymes du Cancrelat, de l’Affable, du Hutte ou de la Couilleuse y sont plus notoires que la plupart des ministres.
Cette pègre s’oriente généralement vers le trafic de drogues et d’esclaves, le vol, la contrebande. Elle pratique aussi le racket et l’assassinat mais avec moins d’ampleur ou de régularité.

L’office municipal de la Sûreté, coutumièrement appelé Pugno, se focalise sur la répression des enlèvements avec rançon, activité criminelle la plus honnie par la population, ainsi devenue quasi-inexistante depuis bien longtemps. Les meurtres et surtout les assassinats font eux aussi le plus souvent l’objet d’enquêtes. Mais pour le reste, le Pugno fait face à des moyens limités et une corruption endémique.

Or depuis plus d’un an les activités de contrebande sur le port ont quasiment décuplé. L’I.T.G., les guildes, les corporations et jusqu’à la capitainerie du port s’en sont émues aux autorités mais le Pugno n’a pas les ressources nécessaires à contrôler l’intégralité des échanges du premier port du monde. Les guildes et les compagnies marchandes ont donc décidé d’agir par elles-mêmes et d’employer des gardes de mercenaires pour sécuriser leurs affaires en veillant sur les opérations de chargement et déchargement du port et sur la sécurité de leurs entrepôts.

Qu’à cela ne tienne : la pègre a elle aussi changé de méthodes, en corrompant les gardes mercenaires ou en menant sinon de véritables batailles rangées pour prendre par force tel entrepôt. On estime à près de la moitié des importations de denrées alimentaires les marchandises qui ont été dérobées ces derniers mois. Les derniers larcins portent sur des tonnes de légumes secs, de farine de maïs, mais aussi de sucre et de poisson séché, ont ainsi été détournées des entrepôts de Zevjapuhr vers des destinations inconnues. Cela a causé de grandes fureurs à la Bourse de Zevjapuhr où les acheteurs, notamment impériaux, ne trouvaient plus de contrepartie à leurs offres.

Les guildes et marchands ont alors eu recours aux services de mages et de compagnies de guerriers et investigateurs spécialistes, le plus souvent des aventuriers, afin de retrouver et récupérer leurs cargaisons. Or quasiment aucune de ces entreprises n’a réussi, la plupart des personnes embauchées se trouvant rapidement confrontées à des attaques voire des assassinats les empêchant de mener à bien leurs missions. Cette réaction démontre un très haut degré d’organisation de la pègre zevjane et une capacité à sécuriser ses opérations, y compris par voie magique, d’une ampleur très inhabituelle.

Marn vers le redressement grâce à l’Empire

Un accueil triomphal a été réservé par le vieux roi Karl-Maria au chevalier Chalkenmoon, hérault du jeune empereur Jalx. Il faut dire que l’envoyé du Naëmbolt n’avait pas ménagé ses efforts, amenant avec lui un gigantesque convoi de quatre-vingt quinze énormes chariots, bourrés de victuailles et de denrées alimentaires. L’empereur en a promis cinq autres au roi de Marn : de quoi prémunir toute la population du royaume contre tout risque de famine jusqu’aux prochaines récoltes. Chalkenmoon était également accompagné d’experts des universités d’Orandreth et d’Ilnaëmb chargés d’aider le royaume varik à se relever des conséquences de la famine. Le tout sous la garde de la XIIIe légion, déployée en Marn sous le commandement d’Aristides Melfroy, spécialiste de la logistique et du ravitaillement.

L’importance des soutiens alimentaires prodigués par l’Empire n’a pas manqué d’étonner surtout si l’on sait que la XIIIe légion a son propre ravitaillement et que celui des quatre légions actuellement en Sablern est également assuré sans employer les ressources locales, au grand soulagement du duc d’Agle qui s’inquiétait des conséquences de vingt mille bouches supplémentaires à nourrir sur ses terres déjà fortement atteintes par les mauvaises récoltes et la sécheresse.
On croyait pourtant l’Empire durement touché par la famine de ces dernières années, comme en témoignent des mécontentements locaux par exemple en Pellanore, Ostroelynne ou en Ergunia. Il faut croire que la couronne disposait en fait de stocks insoupçonnés.

Le duc Ingwar de Miribar a rejoint à Marn le roi, le héraut impérial et le général de légion au cours d’une soirée festive où il fut autant question de diplomatie que du relèvement de Marn. Le Chancelier Agaün de Sarth et la Conseillère Mélusine Lowenlander (qui est de notoriété publique une maître espionne) se tenaient aux côtés du prince héritier Odden de Marn, ce trio prenant une importance croissante dans les affaires du pays. On croit par ailleurs savoir que dans le même temps la dame Sallustina Jov, en qualité d’émissaire de S.M. Impériale, séjournait quelque part en Mulgorge où elle aurait rencontré le dragon Siussfuld, maître du pays.

Avros : de violents débats parlementaires

Il est rare d’entendre des nouvelles en provenance de la sereine République Maritime dont l’influence sur le monde est inverse à sa taille et son emplacement périphérique sur la carte.
La prospère péninsule a été épargnée par la famine, les mauvaises récoltes ayant aisément et amplement compensées par les importations. On y vit heureux et confortablement, comme un tranquille hobbit dans son terrier cossu. La constellation de bourgs côtiers forme autant de ports d’escale ou d’attache qui voient passer des navires de toutes sortes : de pêche, de transport, de guerre. La vie paisible est rythmée par les compétitions en tous genres inventées par un peuple passionné par le sport et le challenge. On tisse la laine délicate de moutons améliorés depuis des générations pour fabriquer des tissus d’une légèreté, d’une douceur et d’une chaleur incomparables qui seront teints par des pigments arrivant du monde entier. Des vaches sélectionnées avec soin donnent un lait délicieux avec lequel on confectionne de puissants fromages. On prend le temps nécessaire à usiner avec la meilleure précision les aciers et alliages spéciaux produits en Thûzzland ou à Holderin pour les accastillages des navires. Des botanistes recensent les espèces vivantes, des cartographes les contours du monde, des mathématiciens explorent les mystères du temps et des nombres. On écrit et copie soigneusement sur les plus beaux vélins achetés à Valon ou à Juma des pages et des pages destinées à répandre les connaissances, les sciences et les arts dans tous les foyers. Des bardes sillonnent le pays pour raconter ou chanter poèmes, fables ou saynètes dans les villages les plus reculés. Partout des prêtres d’Athéna, Balder, Oghma, Poséido, Hermès, Thoth, Silvanus, Gond, Frigga, Nepthys et d’autres enseignent la lecture, la morale, l’idéal. On mange du bœuf de boucherie nourri dans des herbages et par des fourrages choisis pour le goût merveilleux qu’ils donneront à la viande ou une simple friture de poissons, accompagné d’un grand cru farassien ou d’une petite bière brune du coin, et tout va bien.

D’où vient alors ce tumulte qui agita ces dernières semaines le vénérable Sénat de la si prospère République ? C’est qu’un débat s’est instauré entre les tenants de cette simple prospérité et ceux qui s’inquiètent des fondements sur lesquels elle repose. On sait que le commerce maritime et l’influence politique d’Avros sur le monde sont étroitement liés. Or la politique étrangère de l’actuel gouvernement d’Avros, mené depuis près de douze années par Sir Bethsebar Clowjones, du parti « chesterien », est violemment attaquée par le parti « républicain » et notamment par Sir Mahtahat Douch’z, redoutable tribun, mais aussi par une opposition à l’intérieur même de son propre parti.
Tout oppose Douch’z et Clowjones : le premier est un grand rondouillard débonnaire le second un petit homme sec ; l’un a commencé commis aux marchandises sur le port de Rel Grave avant de fonder sa compagnie marchande, l’autre a hérité de domaines fonciers ; l’un a du sang demi-orc et le teint bistre, l’autre ressemble à un petit elfe pâle, l’un bavard s’emporte facilement l’autre taciturne reste impassible en toutes circonstances, l’un est prodigue, l’autre économe, l’un boit du vin l’autre de la bière, l’un préfère les spectacles l’autre la lecture… Toutefois, les notions de parti ne signifient plus grand-chose en Avros par rapport à leurs dénominations historiques. Aujourd’hui, les chesteriens représentent plutôt les intérêts d’une forme d’intelligentsia alliée à des propriétaires fonciers et les républicains plutôt une oligarchie maritime.

La décision ayant servi à susciter une polémique parlementaire fut prise par les chesteriens alors qu’elle aurait aussi bien pu être prise par le parti adverse. Cette question, c’est l’affaire du canal de Farxel, à laquelle la république d’Avros s’opposa si vivement que le Farxel dut, faute de soutien, renoncer à ce projet. Les farxlans en conçurent un vif ressentiment qui perdure à ce jour et s’est aggravé du soutien par Avros à d’autres contrées, en premier lieu le Thûzzland et le Tangut, lors de la famine, au détriment du Farxel.
Il est tout à fait exceptionnel qu’une question de politique étrangère soit évoquée au Sénat d’Avros qui ne traite de coutume que d’affaires intérieures. Ces débats sont en général tenus secrets, réservés à l’exécutif, et le plus souvent consensuels.

Prenant longuement la parole, Sir Douch’z a d’emblée accusé le gouvernement d’avoir non seulement éloigné le Farxel de l’influence avrossiane mais encore de l’avoir jeté dans les bras du Vizan, depuis des siècles le principal rival maritime de la république. Il lui a également reproché l’absence d’intervention politique voire militaire en Arkandahr, même si Iolbec demeure favorable aux avrossians, et de laisser le nouveau roi Morag devoir son royaume à l’Empire Naëmbolt, jusqu’à l’or même de sa couronne. Le tribun fustigea ensuite la perpétuation d’une forme de mépris avrossian envers les grandes puissances continentales que sont l’Empire, le Vizan, et encore l’Evriand avec son système wejlo-lowenlander. « Dans tous ces pays, déclara Douch’z, nous sommes désormais malvenus, peut-être demain seront nous honnis et après-demain bannis. Notre politique étrangère se résume à l’alliance thûzz et au contrôle du Tangut oriental, agrémentés de la sympathie de eux qui savent qu’ils ne pourront pas compter sur nous en cas de coup dur, comme Zevjapuhr, Iolbec, ou Portown ».
Sir Douch’z plaida ensuite pour une renversement complet de la politique avrossiane envers le Farxel et pour des ouvertures à l’Evriand ou l’Empire. « Ce continent est un rectangle à quatre façades maritimes et nous n’en contrôlons qu’une ; nous avons grand intérêt à ménager les trois autres. Au lieu de quoi nous opposons le mépris, l’arrogance et la contrainte à qui voudrait traiter avec nous. Ce gouvernement ruine notre crédit et notre prestige. »
Il conclua en demandant un vote de défiance à l’encontre du gouvernement.

Le Premier Lord-Conseiller Clowjones n’eut aucune peine à lui répondre par son bilan : dix années de prospérité et de tranquillité ininterrompues, où la république fut épargnée de tous les dangers et vicissitudes subis par le continent, famine comprise. Contrastant avec le style emphatique de son adversaire, il commença par énoncer une litanie de chiffres démontrant le succès de sa politique. Mais la fin de sa réplique suscita un émoi considérable.
« Les navires et les citoyens d’Avros sont partout accueillis et respectés comme il doivent l’être. Notre république est, oui, redoutée. Vous le déplorez : je m’en félicite. Quand au projet de canal farxelois, notre veto visait en effet à protéger nos intérêts commerciaux et notamment ceux de vos propres mandants, sénateur : par exemple de négociants qui achètent à Blest et vendent à Juma comme votre propre maison de commerce. Que vous le reprochiez à ce gouvernement ne manque pas de sel et ce sel a pour autre nom l’hypocrisie. Mais je m’en réjouis : plus vous désespérez vos électeurs, plus vous resterez loin du pouvoir, et mieux s’en portera notre république. »

Il s’en est suivi un grand tumulte, ponctué d’invectives et de propositions de duel, rendant impossible la poursuite des débats. Le Sergent d’Armes du Sénat a d’ailleurs dû intervenir pour clôturer d’autorité la session. Pareille agitation est très inhabituelle dans l’enceinte calme et policée qui est au coeur de la politique avrossiane.
Les chesteriens ont l’année dernière remporté leur troisième victoire consécutive aux élections au Sénat où ils disposent de 32 sièges sur 60.

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