Fondements de l’antagonisme des civilisations humaines : la Lokraya et la première guerre des hommes

27 janvier 2020 par Kazz → Atlas, Société

Cette petite étude dans la lignée de l’ Almanach Ogmaich vient en complément et éclairage des nouvelles périodiques.


Les deux modèles civilisationnels

Pour résumer les choses en termes d’alignement, on peut qualifier le modèle classique, elvo-humain, des civilisations de Derenworld de « chaotico-bienveillant ».
Le principe de base est la liberté elfique, accompagnée des devoirs moraux de protection et d’assistance qui s’exercent dans une bienveillance réciproque entre protecteurs et protégés. Chez les humains, ce modèle apparaît d’abord dans le féodalisme wejlan, avant d’imprégner fortement la moitié occidentale des terres civilisées et d’essaimer dans tout le continent. Il s’illustre ainsi dans le libéralisme démocratique d’Avros ou de Zevjapuhr, dont les influences culturelles, économiques et sociales sur le monde entier sont considérables.
Ce modèle classique s’avère très compatible avec ceux des « barbares » sédentaires ou nomades qui privilégient avant tout leur liberté territoriale et leur autodétermination.

A l’inverse de ce modèle sont apparus des systèmes fondés sur un légalisme considéré comme base de la société, provenant soit de l’adhésion individuelle ou collective, comme dans l’ancien Gaïko ou le Kelnore, soit d’un déterminisme de naissance, comme chez les nains ou les cités-états des Maaztis, ce déterminisme étant appuyé par la contrainte chez les Zahires ou les Maurims. Le modèle légaliste inverse le rapport entre liberté (chaos) et légalité (loi) en faisant primer la seconde sur la première.

Le légalisme a pour origine un humanisme, apparu principalement chez les naïgakis et les zahires à partir du XXVIe siècle, qui consiste à penser le monde en fonction des nécessités particulières à l’être humain, quitte à s’opposer aux valeurs des elfes.
Il a également pour origine la structuration ancestrale des sociétés des nains, bien qu’elle soient elles-mêmes diverses : chez les Krynns, Dzîrmeshs, Convads, le légalisme est davantage une base culturelle que politique, quand chez les Thûzz, Olges, Naugs, et Norhâzadims ce légalisme est autant politique que culturel.

Aujourd’hui, la majorité des sociétés humaines civilisées sont soit « classiques » : Wejlar, Lowenland, Tangut, Havener, Miribar, Arkandahr, soit « mixtes », ayant incorporé une dose de légalisme d’origines diverses, tels l’Empire, Marn, Farxel, Zevjapuhr, Avros.

Mais dès son apparition au XXVIe siècle, le légalisme a entretenu un courant maximaliste, qui rejette toute influence classique ; ce courant s’est développé en Gaiko et Kelnore et prévaut aujourd’hui en Vizan, Okhpuhr et dans d’importantes contrées de Tangut comme le Viridistan ou Tarantis. Ce type de société repose sur un déterminisme de l’individu dépendant de la structure à laquelle il appartient à sa naissance, qui fonde l’ordre social. L’archétype en est représenté par les Zahires qui se sont unifiés en formant le Vizan sur ce modèle avant de le répandre chez leurs voisins, l’imposant dans le tiers méridional du continent 1.

Or ce type de société s’est toujours considéré rival du modèle classique, au contraire de ce dernier.

Le choc initiant cette rivalité asymétrique eut lieu en basse Undine, entre Isablis et Zevjapuhr, lorsque s’y s’étend la civilisation wejlane aux XXVII et XXVIIIe siècles. Les peuplades humaines maurims de ces régions prennent alors conscience que le Haut Royaume de Dere et le Grand Royaume de Wejlar constituent des puissances synchrones géographiquement et culturellement, qui s’avèrent nettement supérieures en étendues territoriales et avancées sociales, tout en étant profondément différentes de leurs propres cultures, mœurs et croyances. Elles paraissent donc constituer une menace par ce seul fait.

La Première Guerre des Hommes et ses conséquences

En 2993, les tribus maurims et zahires de la basse Undine et de ce qui forme aujourd’hui l’ouest du Vizan s’unissent pour donner un coup d’arrêt à une expansion wejlane qu’elles perçoivent comme inquiétante. Cette union, la première du genre entre ces tribus et qui suit des décennies d’atermoiements, est appelée la Lokraya.

La Lokraya constitue une étape fondamentale dans l’émergence du futur Vizan : pour la première fois, les zahires viennent à la rescousse des maurims et partagent leurs préoccupations. Elle aboutit à faire converger le destin de ces deux peuples et à conférer un sentiment d’unité qui ne se défera plus.

L’ambassade de la Lokraya – Annexe aux Rouleaux Cumviriates, Zevjapuhr (XXXIIIe siècle)

La Lokraya commence par nommer une ambassade de vingt-cinq chefs pour dialoguer avec le Wejlar. Il s’agit de lui proposer le résultat de discussions qui furent rendues assez difficiles par le nombre des délégués : une exigence de « restitution » du Sablern, alors principauté autonome étroitement alliée au Wejlar, et de Zevjapuhr, seule manière aux yeux de l’assemblée des ambassadeurs de démontrer et garantir une volonté de coexistence pacifiste des wejlans.
Le roi Luckshyn V de Wejlar, qui se demande bien à qui « restituer » ces deux contrées qui n’ont jamais été qu’autonomes pour la première et wejlane pour la seconde, charge les pouvoirs locaux que sont à l’époque la Cumviria Zevjana (assemblée patricienne de Zevjapuhr) et le Duc Wulfrid d’Amber, Maréchal du Prince Zenodar de Sablern, de répondre à l’ambassade de la Lokraya qu’il s’engage à demander leur avis aux peuples de Sablern et de Zevjapuhr, dont beaucoup sont d’origine maurim. A quoi le Wejlar s’emploie en effet activement pendant un an, menant une enquête dont tous les résultats sont scrupuleusement consignés dans les Rouleaux Cumviriates qui sont encore aujourd’hui conservés à Zevjapuhr. Il peut aujourd’hui paraître étonnant qu’un pays ait aussi facilement envisagé d’abandonner pacifiquement l’une de ses plus belles provinces et l’un de ses plus riches alliés ; mais à cette époque, la notion d’impérialisme était inexistante dans cette civilisation humaine. Le Wejlar n’entendait ni conquérir ni s’imposer à des peuples qui n’auraient pas voulu de sa Couronne, surtout s’ils en sont éloignés par plus de mille lieues. Luckshyn ne voyait pas plus d’obstacles à ôter sa protection à quiconque la rejetterait qu’à l’accorder à quiconque la lui demanderait.

Au final, il s’avéra que dans les deux territoires zevjans et sablerns, villes, nobles, freemen, guildes et clergés répondirent unanimement qu’ils entendent demeurer wejlans ou ses alliés.
Cela n’avait en fait rien d’étonnant : Zevjapuhr a été fondée par le Wejlar et sa région était pratiquement inhabitée auparavant ; Isablis doit au Wejlar ses maisons en dur, ses ouvrages d’art, son enceinte et presque tous ses monuments. En outre, les terres agricoles ont été mises en valeur en coordination avec le Wejlar dans le cadre d’échanges étroits et nombreux. Le peuple sablern a certes sa spécificité culturelle et religieuse mais vit en accord et même en harmonie avec ses puissant voisins, Wejlar à l’ouest et Dere à l’est, qui sont perçus comme protecteurs et amis. Bref, de chaque côté de l’Undine, on se sent proche des elfes ou de leur modèle civilisationnel. 

La communication du résultat de cette consultation suscite néanmoins une véritable hystérie au sein de la pléthorique ambassade et déclenche presque aussitôt la guerre de 2994 entre la Lokraya et le Wejlar. Aux yeux des maurimo-zahires, la réponse wejlane apparaît en effet non seulement inacceptable mais encore humiliante : ils n’acceptent pas que le roi Luckshyn ait confié et fait traiter leur requête par des subalternes en négligeant d’y répondre par lui-même.
Cette fâcheuse impression provient d’une complète méconnaissance du fonctionnement décentralisé du Wejlar féodal, où les autorités locales détiennent l’essentiel du pouvoir. Mais elle traduit aussi, en sens inverse, une certaine insuffisance diplomatique d’un Grand  Royaume de Wejlar certes bienveillant mais incapable de prendre conscience de son inexpérience des autres civilisations humaines.

Ce conflit est passé dans l’histoire sous le nom de Première Guerre des Hommes. Il a eu des conséquences profondes.

Du côté wejlan, la stupéfaction est totale. Les wejlans pensaient sincèrement que les tribus de la Lokraya admettraient parfaitement la volonté des peuples qui leur avait été transmise ; profondément imprégnés par le modèle civilisationnel elvo-humain classique, ils étaient persuadés que la bienveillance de Luckshyn V, le scrupuleux travail de son administration et la sincérité de leur réponse leur vaudrait la gratitude de leurs interlocuteurs. Ils n’imaginaient simplement pas que des humains puissent vouloir et entreprendre de contraindre d’autres humains à l’assujettissement.
Passée la stupeur, les wejlans disperseront les tribus lokrayennes par quatre batailles, deux au nord et deux au sud, où le sort des armes ne fut jamais incertain ; leur supériorité militaire, notamment en termes de formations coordonnées, s’avéra telle qu’ils n’eurent besoin d’aucun allié ni même de convoquer l’ost royal. Après quoi ils fixèrent de concert avec Dere une zone désertée, sorte de no man’s land frontalier, où toute force armée serait tenue pour dangereuse et donc attaquée. Pareille fessée militaire mit pour très longtemps un terme aux vélléités belliqueuses des tribus maurimo-zahires.

Mais la stupeur laissée par l’avènement d’une attaque d’humains par d’autres humains va perdurer pour des siècles dans l’esprit des wejlans et par infusion dans celui des derans, aboutissant graduellement à ravaler dans leur esprit les « barbares » maurims et zahires au rang de quasi-orcs. En effet, pour les wejlans et leurs alliés elfes, seuls des orcs ou humanoïdes du même acabit pouvaient s’en prendre à des humains qui ne leur avaient rien fait. Ainsi, pendant très longtemps, tout maurim ou zahire apparu dans le no man’s land entre Zevjapuhr, Isablis et les Barrières sera généralement tenu pour un orc à apparence humaine jusqu’à ce qu’il prouve le contraire. Il faudra près d’un millénaire pour que les édits pacificateurs de Tarcoman de Vizan finissent par faire litière de ce préjugé.

Du côté maurimo-zahire, la défaite est certes douloureusement ressentie mais elle apporte surtout la preuve désormais certaine que les wejlans et les elfes, à tout le moins les derans, sont bien des envahisseurs, des dangers, des menaces. Cette certitude va facilité l’unification du Vizan et sa différenciation d’avec des sociétés perçues comme ennemies et humiliatrices. Ce souvenir, qui va pénétrer profondément la société maurimo-zahire, sera particulièrement exploité pendant la guerre du Désespoir qui, quasiment un millénaire plus tard (à un an près : 3995), consacre la victoire du Vizan sur les royaumes de Dere et de Wejlar. La grandeur de chacun d’eux ne s’en relèvera pas 2.

Mais si cette revanche efface dans l’esprit des vizaners la défaite militaire de la Lokraya, elle n’ôte pas de l’histoire le fait qu’ils furent les agresseurs de la Première Guerre des Hommes, nonobstant l’involontaire insolence de Luckshyn V. Elle laisse intact le prestige moral et culturel du modèle elvo-wejlan, dont les capacités d’adhésion et de conviction demeurent insurpassées. Supplanter cette domination morale, s’imposer à ce prestige, devint dès alors une ambition que partagent depuis des siècles les gouvernants des contrées maurims et zahires. Encore aujourd’hui elle continue de hanter leurs gouvernements et de guider leurs politiques.

Cet antagonisme est unilatéral car il n’est pratiquement pas ressenti du côté « classique ». Cela entraîne que les facteurs de tension entre les sociétés classiques ou mixtes, tels Wejlar ou Avros d’un côté, et les sociétés légalistes strictes que un Vizan ou un Viridistan de l’autre, sont dissemblables par nature. Ce qui pour les Avrossians relèvera du conjoncturel, de l’économique ou du politique est aussi et souvent d’abord, pour le Vizan ou le Viridistan structurel, civilisationnel et culturel. Par exemple, encore aujourd’hui Avros tiendra que l’indépendance de Zevjapuhr procède de l’intérêt de sa population et de ses voisins quand le Vizan tiendra cette même indépendance pour le stigmate de l’illégitime irruption d’une lointaine société étrangère. 

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1 — Ce type de société pourrait sembler moins disparate que les multiples formes des modèles mixtes ou classiques. Toutefois, puisqu’il se fonde d’abord sur le respect d’un cadre légal, lequel s’impose à toute forme d’éthique puisqu’il est censé en être la condition, il laisse en pratique toute la place aux normes et puissances particulières des territoires et peuples qui l’adoptent. Il s’adapte du coup très bien à des contextes très différents et par exemple aux structures mêlant humains et humanoïdes, par exemple en Great Anarchy ou Mulgorge, ainsi qu’aux peuplades barbares qui considèrent l’appropriation violente des ressources d’autrui, notamment le raid-pillage, comme une activité principale.

2 — Même en 4867, près de deux millénaires plus tard, « Anub u’Lokraya » (en vieux zahire : « Souviens toi de la Lokraya ») était l’un des cris des envahisseurs de la cité de Dere pendant la Guerre des Larmes (« Dof-Nirauth » en sindarin), pour rappeler aux elfes dont beaucoup avaient vécu cette époque que les humains non plus n’oublient pas. Les Sindars en seront assez surpris, se souvenant qu’ils n’avaient pris aucune part à la défaite de la Lokraya, ce que la mémoire humaine n’avait apparemment pas retenu.

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