Il existe en tout et pour tout cinq créateurs du jeu de rôle originel que fut Dungeons & Dragons : Arneson, Gygax, Kuntz, Blume et Ward. Ce sont les cinq auteurs, principalement les deux premiers, qui ont écrit les trois livrets et cinq suppléments de ce jeu, parus entre 1974 et 1976.
David Arneson fut le premier arbitre de l’histoire du D&D. Gygax fut le second. Parmi ses aventuriers initiaux, avec sa famille, se trouve son pote d’enfance Robert Kuntz, qui joua avec les deux arbitres fondateurs, et dont le personnage de Robilar sera le premier à réussir et à sortir vivant de la première version de Tomb of Horrors. Impressionné Gygax lui confie alors le co-DMing de la première campagne de l’histoire de D&D, la Lake Geneva Campaign, qui comprendra deux aventures dans le monde de Greyhawk alors inventé par Gygax : Castle Greyhawk et Castle Maure.
Ces deux aventures, les premières du donjon classique, furent développées de façon parfois interchangeable par Gygax et Kuntz. Malgré de nombreux projets, les vicissitudes des uns et des autres et de TSR firent que ni Maure ni Greyhawk ne furent jamais intégralement publiés en tant que tels et leur matériel, sans cesse plus incomplet à mesure que le système de jeu se développait, servit même parfois des moyens de pression des uns sur les autres.
R.J. Kuntz est donc, avec et après Arneson et Gygax, l’un des trois arbitres originels du jeu de rôle D&D, et le seul survivant. Il appartient à cette bande d’innovateurs frappadingues qui proposèrent, publièrent et lancèrent un tel système de jeu, génération qui comptera aussi parmi ses meilleurs talents Bledsaw, Owen, Schick, Cook, Jaquays, Greenwood, Moldvay ou les Hickman.
Kuntz et Arneson peinèrent beaucoup à trouver la bonne distance vis à vis du phénomène que fut dans les années 70-80 le jeu de rôle, qu’on reléguera plus tard dans la division appelée jeu de rôle de table. Il y a quelque chose de désastreux dans la faiblesse quantitative de la production d’aventures jouables publiée par ces deux maîtres si l’on considère leur créativité et leur talent. Leur destin révèle une forme de scission dans la vision de ce qu’on allait faire de ce jeu dans les années 70 et d’inadaptation consécutive de ses concepteurs originels à son évolution. A l’inverse de Gygax, Kuntz et Arneson resteront mentalement ancrés dans OD&D.
Pour le 30e anniversaire d’un jeu qui avait entretemps considérablement évolué, Kuntz accepta toutefois de réécrire, avec la collaboration de Gygax, designer de certaines sections, une partie de Castle Maure adaptée pour D&D3. L’ensemble parut dans plusieurs numéros de Dungeon Magazine et dans le dernier numéro de Oerth Journal. Cet ensemble forme à l’heure actuelle le seul état jouable et relativement complet de cette aventure originelle, qui fut proposé dans la précédente campagne sur Derenworld.
En décembre 2016 Kuntz a accordé une interview qui figure sur le site retroclone. On y apprend plusieurs choses. D’abord que ce créateur de D&D habite désormais en France, ayant épousé une française. Ensuite que c’est bien David Arneson, auquel il consacre un ouvrage, qui eut l’étincelle géniale l’ayant amené à inventer le jeu de rôle moderne. Enfin que WotC, en retirant à Paizo la licence de publier Dragon Magazine, aurait ainsi empêché la continuation de la publication d’autres niveaux supplémentaires de Castle Maure dans celui-ci. Cette troisième information n’explique toutefois pas pourquoi ces niveaux n’ont pas été publiés ailleurs.
Il me semble y avoir quelque chose d’assez inattendu, gratifiant en même temps que bizarre, à penser que notre pays accueille cette sommité du jeu de rôle sans vraiment savoir de qui il s’agit. Cela me rappelle un peu le cas Norman Spinrad, immense auteur de S.F., qui vit depuis des années à Paris sans qu’à ma connaissance les grands médias faisant profession de culture s’intéressent outre mesure à sa personne.
Plusieurs parties de l’interview traduisent les conceptions un peu hermétiques de Kuntz sur le jeu de rôle « arnesonien » qu’il entend étudier et explorer ces prochaines années. Ce n’est pas toujours très lisible. Mais il est clair que selon Kuntz, Arneson est le génie et Gygax l’accoucheur. Ce qui évoque un peu, d’une certaine manière, le tandem des deux Steve, Wozniak et Jobs, aux premiers temps de la société Apple. Woz est génial, romantique, désintéressé ; mais sans Jobs on n’aurait pas eu le Mac, l’iPhone, et le fric.
Toutefois, je m’en voudrais de ne pas citer ce joli passage de l’interview Kuntz à propos de Greyhawk :
Contrairement à un roman qui est écrit d’avance et qui doit suivre son cours, l’immersion dans un JdR se déroule aussi bien à petits pas ou se propulse à grands pas de géant. Quant à la motivation derrière l’expansion de Greyhawk, c’était l’exploration continue de l’inconnu, la même motivation qui vous pousse à tourner la page quand vous lisez une bonne histoire. Mais, à la différence de cette dernière, c’est vous qui en êtes l’auteur et l’acteur : vous ne jouez pas un rôle écrit à l’avance. Telle est l’essence réelle de ce jeu, que ce soit dans Greyhawk, Blackmoor ou un autre : être là. Si vous avez la chance d’avoir un bon MD, vous êtes là, immergé et en train de vous éclater. Si non… ma foi, vous lancez les dés de temps en temps et passez plus ou moins un bon moment. Alors, pour tous nos joueurs et pour Gary et moi-même, Greyhawk était un enchantement ; et vous saviez que vous en aviez profité quand vous rentriez à la maison avec une heure de retard, car la véritable immersion dans le Fantastique n’obéit à aucun temps qu’au sien.
Et, plus loin :
Depuis que la marque [Greyhawk] est prise en otage et que Gary nous a quittés, ma propre attirance pour Greyhawk m’a quitté également. Malheureusement, le monde primordial de D&D est devenu une note en bas de page dans l’histoire du JdR. Mais, en tant qu’idéal, ma foi, il survit, n’est-ce pas ?
Puissent Derenworld et ses joueurs, avec les inspirations qu’ils ont pu susciter, représenter aussi une façon de répondre à cela : oui.