Les premiers isocaèdres livrés avec la boîte étaient en plastique blanc et numérotés non pas de un à vingt mais deux fois de zéro à neuf. Ces chiffres étaient gravés sans aucune peinture, ce qui obligeait théoriquement à un double coloriage : d’une part celui des chiffres, pour les rendre lisibles, ainsi que sur la photo ci-dessus, d’autre part de la moitié des faces de l’isocaèdre afin de déterminer celles qui correspondraient à la dizaine. Ce qui ne contribuait pas à faire de D&D un jeu prêt à l’usage et explique pourquoi le propriétaire des polyèdres de la photo ci-dessus s’est comme tout le monde dispensé du second coloriage. Et puisque, aussi, on n’avait pas le temps, la patience, la dextérité, la ressource (l’encre ne tenait pas sur ce satané plastique) il s’avéra plus rapide et moins compliqué de lancer un hexaèdre accompagnateur de l’isocaèdre afin de déterminer si la face affichée par ce dernier correspondait à une unité ou à une dizaine. Avec le dé six impair, ou pour d’autres pair, ou pour encore d’autres supérieur à 3 : il fallait lire 11 à 20, sinon 1 à 10.
Plus tard furent commercialisés les vrais dés vingt, numérotés de un à vingt, avec plein de couleurs et même de luxueux matériaux doux, lisses, confortables, solides ; mais certains lanceurs indécrottables ou nostalgiques demeurèrent fortement attachés à ces premiers dés qui s’usaient pourtant bien vite, les isocaèdres finissant en particulier par avoir l’air de billes, ou même à la méthode du dé accompagnateur que certains utilisent encore aujourd’hui.
Enfin, avant même que le décaèdre fasse son apparition dans la famille des nouveaux dés, l’isocaèdre demi-numéroté permettait la génération d’un aléa d’une centaine grâce au lancer de deux de ces dés, le premier pour les dizaines et le second pour les unités, et le jet de pourcentage est d’ailleurs l’un des plus terribles du vieux D&D puisque c’est l’un d’entre eux qui peut supprimer définitivement un personnage, comme si Gygax avait voulu préserver l’isocaèdre de cette fonction de guillotine. De cette opportunité toute neuve d’un aléa du pourcentage mis entre toutes les mains, certains systèmes de jeu (JRTM…) se délecteront en échafaudant des règles d’une complexité confinant parfois à l’absurde.
Il n’est pas exagéré de parler de révolution à propos de l’apparition de ces objets dans le monde du ludisme imposée par le D&D. Enfin, ça aurait pu, ou dû en être une car pratiquement tous les systèmes de jeu générant un aléa : monopoly, petits chevaux, cluedo et autres jeux de société, sans parler des purs jeux de dé, dépendaient auparavant d’un aléa de six. Et pourtant ! J’avoue mon étonnement à constater que l’énorme majorité des jeux de société continue d’employer ce même aléa limité à six, comme si la définition littérale du mot dé s’était imposée à l’innovation représentée par l’introduction des solides de Platon dans le ludisme. Encore aujourd’hui, la rencontre d’un néophyte avec un rôliste en train de sortir ces petits objets colorés de leur contenant, parfois de leur écrin, donne lieu à ce genre de dialogue mille fois entendu : « Qu’est-ce que c’est ? – Des dés, à huit dix,vingt faces. – Ah, des dés à vingt faces, ça existe ? »
Considérons l’isocaèdre à l’usage de jeu de rôle. Assemblage de vingt triangles équilatéraux, rigoureusement conforme aux lois mathématiques de l’Antiquité. Forme parfaite selon Platon qui l’associe à l’élément Eau pour en faire l’un des principes ayant créé l’univers. Dépourvu des angles vifs et des arêtes aigues de ses congénères il a presque la forme d’une boule agréablement propice au creux de la main où il se niche tel un osselet, un gri-gri, un porte-bonheur. Nos personnages ont leurs épées, leurs baguettes, leurs inventaires, et nous nous avons notre dé vingt, longuement tripoté, caressé, malaxé, toujours prêt à se lancer à l’assaut de la chance. Notre meilleur ami, parfois chargé de souvenirs – ah le dé rouge avec lequel j’ai glorieusement flingué Vrémangrosalop au dernier niveau du Whitegel Mezatuk – autant que notre pire ennemi lorsqu’il nous lâche devant ce save versus death qu’il fallait vraiment vraiment vraiment pas rater, parfois encore notre toupie passe-temps pendant que l’arbitre détaille les courses ménagères d’un autre joueur, mais certes demain comme hier notre défi au hasard qui roule, roule bien plus longtemps que tout autre polyèdre comme une roue de la fortune où serait suspendue l’avenir de notre personnage et parfois de l’ensemble des personnages.
L’isocaèdre connaîtra même une heure de gloire publicisée avec le d20 system, règles éponymes de cet objet ainsi érigé en symbole autant que censé tout résoudre à lui seul, et peut-être même un peu trop seul. Mais il reste surtout que les possibilités offertes par un aléa de vingt sont sans commune mesure avec celles d’un aléa de six tout en demeurant suffisamment restreintes pour permettre une représentation immédiatement perceptible des probabilités, et des souvenirs, et aussi des symboles. Générer un triste quatre, un assez bon treize, un joyeux « vingt naturel », un épouvantable un consacrant l’échec, un médiocre dix, un quinze plein d’espoir, un douze pas si mal, un six-vraiment-pas-de-bol, tout cela est devenu au fil de temps partie intégrante du jeu, une sorte de mini-rituel sous-jacent aux règles, un jeu dans le jeu lié à cette fascination que l’être humain a toujours éprouvé devant la manifestation de ce hasard dont le dé, quelque soit le nombre de ses faces, demeure l’un des plus purs outils.