Jaquays et son design

13 janvier 2015 par Kazz → Non classé

Paul Jaquays est l’un des plus grands créateurs d’aventures et donjons, sinon le plus grand. Né en 1956, il devenu bien plus tard elle (et désormais Jenell Jaquays) commence par écrire pour le fanzine Dungeonneer qui contiendra ses premières réalisations dont  F’Chelrak’s Tomb, que je possède, paru en juin 1976  et ainsi antérieur de deux ans à Tomb of Horrors.
Ses « grandes » aventures pour D&D sont néanmoins en nombre très limité (d’autant qu’il fournira pour Runequest ce qui est peut-être son chef d’oeuvre : Griffin Mountain) : essentiellement Thracia, Dark Tower (déjà évoquées ici), Egg of the Phoenix, Talons of Night, Book of Treasure Maps I, outre le design de Savage Frontier pour Forgotten Realms. Ses plus célèbres ont été éditées par Judges Guild, société pour laquelle il travaille pendant environ 5 ans à la fin des années 70, étant payé 2,65 $ de l’heure pour faire tout : création, écriture, design, cartes, illustrations. Ce qui explique son départ pour TSR où il s’attache essentiellement aux settings (Savage Frontier) puis pour le jeu vidéo, nettement mieux payé.

C’est au cours de ses années chez Judges Guild que Jaquays crée les deux modules : Thracia et Dark Tower, qui exemplifient sa technique de création d’aventure et qui demeurent, en matière de scénario de jeu de rôle, des chef d’oeuvres. Ces techniques sont analysées en 2010 dans un fort intéressant article : « Jaquaying the Dungeon » par Justin Alexander sur son blog (à ne pas lire si l’on n’a pas joué ces aventures) dont je partage grandement les idées.

Principe du design jaquayiste

L’apport décisif de Jaquays réside essentiellement dans une architecture spatiale de l’environnement qui conditionne le déroulement de l’aventure. Jaquays est aussi un dessinateur, ce qui l’a sans doute conduit à accorder une importance particulière à la spatialisation et à en faire découler l’aventure plutôt que l’inverse.
Son design prône l’anti-linéarité. Une aventure jaquaysienne a plusieurs entrées, des (inter)connexions imprévues entre les niveaux, des raccourcis, des extensions, des niveaux à l’intérieur d’autres niveaux etc… Jaquays ose une multiplicité de connexions spatiales, des sous-niveaux ou entrecroisements de niveaux afin d’accentuer l’impression de verticalité, une découpe architecturalement logique avec le contexte ; soit exactement l’inverse de l’aventure linéaire où le découpage spatial apparaît souvent pensé et conçu principalement en fonction du fait que des aventuriers vont passer par là afin de satisfaire à une quête conçue en parcours du combattant. Jaquays c’est l’anti-Dragonlance et même l’anti-Q1, aventure ultra linéaire puisqu’il ressort du design que les personnages ont objectivement intérêt à explorer le moins possible.

L’objectif jaquaysien est la liberté des joueurs et des personnages. Chaque aventure dans un donjon jaquaysien est unique parce que la variété offerte par les multiples possibilités de parcours des joueurs s’impose aux quelques passages obligés nécessaires à l’intrigue et à la définition des buts d’aventure. Les joueurs sont délivrés de toute impression d’être prisonniers d’un schéma tracé à l’avance puisqu’un tel schéma est pratiquement réduit aux deux extrémités de l’aventure : introduction et conclusion. L’aventure jaquaysienne s’auto-génère en partie, suivant la tradition des modules de Judges Guild (cf. Tegel Manor), en étant encadrée par une architecture qui guide et supporte toutes les éventualités.

L’architecture linéaire

A cela s’oppose l’architecture linéaire, dépendant non plus du contexte spatial mais de l’histoire et de l’intrigue, qui tend à prédominer depuis de nombreuses années, notamment depuis l’introduction du d20 system, mais dont le précurseur fut la série Dragonlance des soeurs Hickman. Son tracé géographique est établi en fonction des étapes de l’intrigue, les trésors à découvrir, les monstres ou gardiens ou aides rencontrés par les personnages. Cette architecture définit un parcours que les joueurs vont suivre en reproduisant au plus proche l’intention du designer.
Ce procédé comporte de nombreux avantages car en abolissant l’aléa du cheminement des aventuriers, il facilite considérablement l’écriture du module et de son histoire : puisqu’on sait que les aventuriers vont se trouver contraints de passer par des espaces connus d’avance à un moment aisément prévisible, on peut développer jusqu’au moindre détail ces espaces, et parfois eux seuls. La maîtrise des événements et de leurs enchaînements s’en trouve du coup facilitée puisqu’ils ne dépendent plus véritablement de l’aléa des joueurs mais de l’exécution forcée d’un plan. L’aventure est alors densifiée parce que les rencontres, adverses ou non, peuvent se trouver grandement enrichies et parfaitement préparées, avec la faculté d’aménager des surprises ou coups de théâtre longtemps à l’avance.

Mais dans quelque soit la richesse du détail des espaces et rencontres, quelque soit le talent présidant à la création des événements, quelque soit la profondeur des intrigues principales ou auxiliaires, ils finissent toujours par laisser place à une sorte d’impression d’emprisonnement événementiel, au ressenti que tout semble plus ou moins prévu d’avance, voire même dicté d’avance, ce qui déclenche une forme de résignation des joueurs qui, quoi qu’ils fassent, quelques soient leurs exploits ou talents ou inventivité, aboutiront inévitablement au résultat décidé par le designer. Par nature, ce type d’aventure est plus programmé qu’il n’est écrit. Or le jeu de rôle sur table réunit des joueurs, personnes humaines, et non des avatars électroniques. L’inconvénient majeur de l’architecture linéaire vient de qu’elle propose une facilité de concept, de design, d’arbitrage,  et un enrichissement  plus ou moins superficiel des détails en échange d’une dépossession de la maîtrise par les joueurs, y compris l’arbitre, de ce qui se passe et de ce qui va se passer.

La jaquaysation, ingrédient essentiel au jeu de rôle « humain » sur table.

Or le but d’un bon design n’est pas de faciliter la vie du designer, ni même de l’arbitre mais de permettre que tout advienne, y compris et même surtout l’imprévu. Un design d’aventure ne consiste pas à tout prévoir ni tout rendre prévisible mais à donner la possibilité à l’arbitrage de s’adapter à tout événément, prévisible ou non, en maintenant l’intérêt et le fun. Il faut choisir le courage de laisser la bride sur le cou des joueurs, parce que c’est leur aventure, non celle du designer ni celle de l’arbitre. Les exemples de Dark Tower ou Thracia par Jaquays le montrent parfaitement : les possibilités offertes aux joueurs sont d’une telle variété que l’arbitre n’a aucune possibilité de prévoir quelle option ils vont choisir ; il ne peut que s’adapter sur le moment alors même que la complexité des possibilités d’enchaînements dissuade de toute préparation complète à l’avance. C’est exactement le contraire du système linéaire et pourtant, le plaisir des joueurs dans ces aventures est maximal.

Jaquays a été un météore dans l’histoire du design d’aventures. Mais les principes qui gouvernent ses créations et qu’elles énoncent implicitement sont d’autant plus nécessaires et précieux qu’ils contiennent la spécificité du véritable jeu de rôle, celui mettant en jeu des êtres humains plutôt que des personnages sans cesse plus régulés et réduits à une constellation de chiffres. En effet, les décisions auxquelles invitent un module jaquaysien sont des décisions de joueurs et non de personnages. Aucun dé, aucun score ne les remplace. Jouer du Jaquays c’est jouer un vrai jeu de rôle, avec la part d’improvisation et de talent que cela implique chez tous les joueurs.


Lady Clearmoon
Lady Selena Clearmoon – Book of Treasure Maps I, design et dessin de Paul (Jenell) Jaquays, © Judges Guild 1979 ;  à mon avis une des meilleures mini-aventures jamais créées pour D&D. A l’origine placée et explorée dans le nord-ouest du Beraïc (ex-Confédération, aujourd’hui R.C. Evriand) un « autre » Castle Clearmoon se trouve désormais dans le Tarentine de Tangut, emplacement correspondant à son origine sur les cartes de Judge’s Guild.
 

QUELQUES LIENS 

Site de Paul/Jenell Jaquays
Tumblr de Jenell Jaquays
Biographie sur le rôliste galactique
The Alexandrian
Interview sur Random Wizard

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