J’ai été aimablement entrepris afin de donner ici mon avis sur Monsieur Jean-Christophe Jaworski, auteur littéraire. Ce n’était qu’une suggestion qui remonte à désormais un certain temps. Or du temps, j’en dispose d’assez peu, d’autant que je rédige lentement et longuement, soit à peu près tout ce qu’il ne faut pas faire sur internet. Cependant l’auteur de Gagner la Guerre et de Rois du Monde a lui aussi ses méandres et distillations au compte-gouttes. Je me sens donc libre de procéder pareillement et c’est pourquoi je vais commencer par m’étaler ici sans trop de vergogne. J’ai conscience du risque de fatuité mais d’un autre côté, n’étant pas critique professionnel ni même amateur, je crois nécessaire de préciser à quelle espèce j’appartiens.
Je suis, en tant que lecteur, devenu un gros ours qu’on ne tire pas aisément de son hibernation. Longtemps les librairies me furent ce que les pâtisseries sont aux gourmands. Je n’ai jamais eu d’exclusive : rejeter une oeuvre parce qu’elle relevait d’un genre ou d’une langue n me vient pas à l’idée. J’ai aimé Gédéon Tallemand des Réaux, Maurice Leblanc ou Marguerite Yourcenar comme John Fante, Thomas Bernhard, Takeshi Kaikô. Nombre de mes leçons essentielles sur la littérature résident dans les Entretiens avec le Professeur Y de Céline, L’Ere du soupçon de Sarraute, le Chef d’oeuvre inconnu de Balzac, la Littérature à l’estomac de Gracq. Elle ont contribué à rendre mes goûts parfois un peu particuliers. Je tends par exemple à préférer Mort à crédit au Voyage au bout de la nuit ou le Silmarillion au Seigneur des Anneaux.
Mais sur le tard, avec la presbytie, vint un moment où avoir tant lu a endormi mon appétit. J’ai évidemment bien moins lu que ne l’a fait beaucoup de monde mais peut-être ai-je atteint une sorte de satiété au regard de mes capacités. Aussi, confronté à la recommandation de tel nouvel auteur ou oeuvre, ma première réaction est généralement la réticence, voire la méfiance car je ne peux me déprendre du raisonnement suivant : vaut-il vraiment le coup de lire ceci, y éprouverai-je davantage de plaisir ou d’intérêt qu’en rouvrant un volume de Proust, de Zweig, de Saint-Simon ? En matière de fantastique, que vais-je trouver qui pourra vraiment étendre ou ajouter à ce que, par exemple, un Kafka, Lovecraft ou Asimov m’apportèrent ?
Du temps où je ne raisonnais pas ainsi, en matière de ce qu’on nommera, pour simplifier, le « médiéval fantastique », j’avais lu dès les années 70 et 80 Tolkien, Moorcock, Zelazny, Leiber, Vance, Anderson, Howard, Silverberg, Le Guin, Donaldson, Zimmer Bradley… bref : tous ces classiques qui ne l’étaient alors pas. Ce genre est par la suite devenu une profitable fontaine d’où coulèrent foule de nouveaux auteurs et surtout leurs critiques et spécialistes de tout poil subdivisant, classifiant et étiquetant. Ce phénomène, inéluctable conséquence contemporaine de toute forme de succès, effectuait cependant en France une sorte de rattrapage du mépris qui a si longtemps accueilli ce genre. Aujourd’hui on consacre des thèses ou des colloques à des auteurs dont, du temps que je les découvrais, personne à part quelques professeurs de français ne semblait connaître l’existence. Et justement, l’auteur dont j’envisage de parler est professeur de français.
C’est très important, un prof de français. Sans l’un d’eux, je n’aurais pas reçu la suggestion, ô combien plus efficace que la recommandation ou le devoir, de lire « Demain les chiens » de Clifford D. Simak. Je dois à Madame Rudent, que je n’oublierai donc jamais, d’avoir ainsi découvert en 1972 ce chef d’oeuvre dont la lecture me foudroya. Cette lecture détermina à elle seule toutes celles qui allaient suivre : Van Vogt, Asimov, Dick, Heinlein et tant d’autres dont, quelques années plus tard, Tolkien. Dans Demain les chiens, ouvrage auquel son véritable titre en anglais : « City » convient bien mieux, un héros s’appelle Ebenezer, nom que je trouvais formidable tout en attribuant le mérite de cette trouvaille à Simak car je n’avais alors guère lu de Dickens que deux ou trois ouvrages. Il fallut des décennies pour qu’à la découverte de « A Chrismas Carol » et du personnage d’Ebenezer Scrooge je comprenne enfin tout ce que Simak signifiait en réemployant ce prénom pour son personnage. Ce fut l’occasion d’un inattendu pont de mémoire vers mes douze ans et de constater encore combien c’est vraiment formidable, un bon prof de français.
La littérature française a une authentique tradition de science-fiction dont Verne, Pelot ou Barjavel offrent de bien beaux exemples. De même, le fantastique de Marcel Aymé ou de Guy de Maupassant ne pâlit en rien face à un Poe ou un Boulgakov. Mais malgré une profusion de légendes et de contes médiévaux, malgré des héros comme Roland ou Lancelot, malgré Charles Perrault, Aucassin et Nicolette, Tristan et Yseult ou le Roman de Renart, la littérature française n’offre rien de comparable à son homologue anglophone en matière de fantastique médiéval, entendu au sens large. Il n’y a pas de Tolkien, Howard, Rowling, Leiber ou Moorcock francophone. Cela ressemble à une case qui manquerait à notre génie littéraire et ce n’est pas faute pour votre serviteur de l’avoir indiqué à tout ce qu’il a pu rencontrer d’auteurs, éditeurs, critiques et autres spécialistes ou experts pendant plus de deux décennies. Il arriva qu’un professeur de français enseignant en banlieue parisienne, un authentique académicien, un auteur historien me prête une oreille attentive, compatissante ou même approbatrice. Mais le plus souvent, sans nier l’étendue de cette carence, on la considérait aussi négligeable que toute forme de cette littérature dite « de genre » forcément médiocre et forcément inintéressante. Les mêmes qui eussent recommandé la lecture de Michel Zévaco à leurs élèves ne voyaient aucune raison de s’interroger sur l’inexistence de son équivalent contemporain. Il n’y a hélas pas que des bons profs de français.
Mais il y a aussi qu’ambitionner d’être un grand conteur expose à se prendre Dostoïevski, Balzac ou Dickens dans la figure. Bien des génies de la littérature francophone du XXe siècle tels Proust, Céline, Ramuz, Camus ou Pérec, éviteront de mettre en avant la dimension du conte qui, au sein de leur œuvre, est reléguée au rang de composant parfois très secondaire, sauf chez Céline dont le génie a comme si souvent perçu, avec le Roi Krogold, à côté de quoi tous passent en rigolant. Au point que ceux qui à l’inverse se fondent sur la dimension du conte : un Pagnol, un Mazo de la Roche, un Giono, semblent en recevoir une sorte d’opprobre. Il faut que la condition paysanne en Provence sauve l’auteur de Regain comme une sensibilité requalifiée d’écologique sauverait l’auteur de Manon des Sources. Ce qui doit intéresser chez Zola n’est pas qu’il raconte de formidables histoires mais la signification de la peinture sociale qui s’en dégage. Bien des personnes qui chérissent La Cerisaie ou Oncle Vania m’ont entendu avec étonnement soutenir que les nouvelles de Tchekhov constituent son véritable chef d’oeuvre. La stupéfaction des russes devant notre relative indifférence à Maupassant, le mépris dans lequel est généralement tenu « Un crime », unique roman policier de Bernanos, pourtant une authentique merveille, participent du même préjugé qui frappait toute littérature française dont l’ambition paraîtrait limitée à faire rêver son lecteur.
Aujourd’hui la BNF consacre une exposition à Tolkien qui est étudié à l’Ecole Normale Supérieure tandis que George R.R. Martin a sans obstacle pu pomper le matériau des Rois Maudits pour ses jeux de trône. Quant à moi, après avoir passé ma vie à lire des traductions d’oeuvres anglophones avant de finir par les lire dans le texte, j’ai de longtemps, très très longtemps, renoncé à espérer l’émergence d’un équivalent français à Vance ou Silverberg.
Autant dire que lorsque plusieurs sources concordantes me désignèrent le sieur Jaworski comme un auteur possiblement intéressant, le simple fait qu’il soit français lui conférait à mes yeux un lourd handicap. Si c’est pour venir une énième fois marcher sur les brisées d’Ursula Le Guin ou de R. A. Salvatore cette fois au prétexte qu’on écrit en français, si quelque francophone s’est à la vingt-cinquième heure avisé de l’éventualité de glaner quelque renommée en réécrivant Dune transposée dans une Basse-Alsace moyenâgeuse, euh, franchement, non.
Qu’à cela ne tienne, j’allais voir ce que j’allais voir, ou plutôt lire : on m’offrit « Gagner la Guerre ».
L’exception précédente, car il n’y a finalement plus que ça qui marche avec moi, avait été George R.R. Martin. Pas tellement à cause de son Westeros – Essos, un peu trop bien troussé parfois jusqu’à l’esbroufe (les dix mille ans du Mur et des Stark, je n’achète pas) mais par la couleur et la profondeur de ses formidables personnages, son sens de la psychologie et de l’intrigue, la qualité exceptionnelle de ses dialogues, l’astucieuse juxtaposition de ses découpages du moins dans les premiers volumes, et par l’imprégnation d’une humanité dans et entre ses lignes que la série télévisuelle est terriblement inapte à transmettre.
Je doutais qu’il y en aurait une autre avant dix ans ; j’avais tort.
Gagner la Guerre est encore aujourd’hui le livre de référence de Jaworski. Pour décrire ce dernier, il suffit d’expliquer que c’est le type qui a écrit ça. Voilà un vrai récit, un vrai conte, une vraie écriture. Non seulement les méandres et soubassements sont impeccables mais surtout, surtout, il y a l’immixtion méditerranéenne, cet exotisme dans l’exotisme. Enfin de l’Italie, de l’Espagne, de la Perse ! Enfin un monde où la référence aux elfes n’implique pas une conception essentiellement nordique, anglo-saxonne ou germanique de la ville, des paysages, des rapports entre les gens. Enfin un contexte où l’idée que l’auteur se fait des réalités ne limite pas à ce qu’il a compris de la Suisse, de la Sicile ou du Levant en lisant l’Encyclopaedia Britannica complétée par les sources de Wikipedia, quelques films hollywoodiens, ou des photos sur internet. Si je puis me permettre l’expression, l’ensemble des héros et contextes de Gagner la Guerre « pue la vérité ». C’est fantastique mais ça sent le vrai, comme le Monte-Cristo de Dumas, le Horla de Maupassant, la Peau de Chagrin ou les Chouans du grand Honoré. La narration est excellemment composée et finie, pour moi une très heureuse surprise. Cela vient aussi de ce que la distance de l’écriture, composante fondamentale à la qualité de l’oeuvre, y est parfaite. L’angle descriptif est placé exactement là où il faut et surtout à la distance qu’il faut. Il corrobore ce ton caustique, cet humour en dérision légère qui renforce la sincérité du personnage central et forment la patte de l’auteur tout au long du livre, permettant que les aventures de Benvenuto Gesufal le rendent intensément attachant et intéressant. Autre astucieuse idée que le positionnement de ce héros à la Assassin’s Creed, l’auteur allant chercher une fois encore bien ailleurs que dans les surexploitées références des canons du genre de quoi alimenter son oeuvre. Gagner la guerre sent enfin la vérité parce que l’auteur a su y restituer le produit de ses connaissances de lecteur, d’étudiant et de professeur, mais encore et même surtout du jeu de rôle, lequel consiste en une réalité imaginaire partagée par les participants ; ce qui advient au sein de cet imaginaire y est ainsi réel, emportant des cohérences aussi solides que celles de la réalité matérielle, ce qui fournit un matériau de première qualité à l’authenticité d’un récit fantastique que Jaworski a idéalement su employer.
Renforcé par les Récits du Vieux Royaume, titre où je ne peux m’empêcher de voir un agréable pied-de-nez adressé à l’appellation de Vieux Monde parfois péjorativement employée par quelques imbéciles du supposé Nouveau à l’adresse de l’Europe, Gagner la Guerre institue Jaworski comme un vrai, un authentique, un sérieux auteur d’heroïc fantasy à l’européenne, à la française.
Et je pourrais bien m’arrêter ici. Je pourrais m’en tenir à analyser Gagner la Guerre, son auteur, son monde, son succès. C’eut été plus simple mais voilà : le bougre a tout chamboulé.
Il a quitté le Vieux Royaume pour le Très Vieux. Il a délaissé l’ouate du monde qu’il connaît d’Eve et d’Adam et des lèvres et des dents, les contrées qu’il pouvait indéfiniment arpenter sur de confortables coussinets adoucis par l’usage afin de déposer ici un coup de griffe là une léchouille, peaufiner et remanier, voiler et dévoiler à son gré, selon son humeur et comme bon lui semble, il a repoussé le Ciudalia garanti chez vous sous 48 h chrono par livreur express, le Benvenuto en Playmobil à partir de 3 ans, l’Atlas du Vieuxfié en 4 tomes couvrant les dix-huit derniers siècles. Il a fait comme ce mec dont je n’admettrai jamais que son cercueil ne figure pas sur la Montagne Sainte-Geneviève parmi les grands auxquels la patrie est reconnaissante : il a choisi la Gaule.
Je tiendrai jusqu’à mon dernier souffle que René Goscinny doit figurer au Panthéon. Au sujet de Jaworski je pense qu’il préférerait, et moi aussi, qu’on attende les générations suivantes pour en débattre. On va donc plutôt parler de Rois du Monde.
(à suivre)