Jaworski 3 : fragilités et leçons des Rois du Monde

12 septembre 2020 par Kazz → Non classé

Pour employer une expression favorite de mon commanditaire, on ne va pas se mentir : l’ouvrage souffre de quelques fragilités. A mon sens, elles pèsent peu rapportées à la masse des qualités de Rois du Monde. Mais il se peut qu’elles deviennent aux yeux de certains des défauts les affectant davantage que d’autres lecteurs dans mon genre ; il faut donc les relever.
Je rappelle au passage que ceci est rédigé sans connaissance du cinquième et dernier volume paru. A ce propos, on peut s’étonner de l’étrange renonciation aux appellations de partie et tome pour celles de « branche » d’un numéro, qui déconcerte jusqu’aux libraires qui ne savent comment présenter le dernier ouvrage paru ; « Percer au fort » c’est le titre du trois du deux ou du quatrième du tout ? Ce qui aboutit à l’intitulé suivant : « Rois du Monde Tome 4 – Chasse royale III – Percer au fort » (ebook). N’aurait-on pu rester plus simple ?  

Un premier risque pesant sur ces livres provient de la faiblesse de ce qui intéresse ou arrange moins l’auteur. Par exemple, les trophées de têtes d’ennemis accrochés au cheval du vainqueur suivant la délicate coutume consistant à décapiter les vaincus ne font pas l’objet des mêmes attentions que telle charogne de cerf abondamment décrite. Cette faiblesse peut devenir un inconvénient lorsqu’elle s’applique à des personnages. Pour bon nombre d’entre eux, leurs manières et caractères sont certes esquissés mais ça s’arrête là. On ne saisit guère leurs visage, taille, aspect, teinte de cheveux, tonalité vocale. Il arrive ainsi que le texte n’offre pas assez de quoi les imaginer ou visualiser. Par exemple, je « vois » difficilement la mère de Bellovèse, son ambacte Drucco, ou son ami et mentor Sumarios, pourtant des personnages importants.
Assurément toute profusion de personnages — et Rois du Monde n’en manque pas — entraîne le risque d’un délaissement de certains. Mais en l’espèce cette insuffisance s’aggrave par l’emploi de noms propres certes logiques et cohérents avec le contexte mais qui n’en demeurent pas moins très exotiques et ne réfèrent à rien de connu du lecteur, ce qui rend plus difficile leur conception dans son esprit. Si je ne parviens pas à visualiser un personnage qui s’appelle « Donald », je peux avoir à l’esprit un canard ou un président des U.S.A. en guise de palliatif ; mais à « Sumarios » je n’ai rien à substituer. De trop fréquentes sollicitations de l’effort conceptuel exigé du lecteur par l’emploi de tels noms peuvent devenir fatigantes.
Un détail significatif : l’auteur évoque à plusieurs reprises les tartans des différents peuples celtes, qui les identifient ; mais il ne nous dit pas comment. Je ne sais pas en quoi le tartan des Eduens diffère de celui des Bituriges et pourtant il ne serait pas difficile de l’illustrer en une phrase. Or sans cette illustration, je suis laissé à moi-même : ce tartan, est-il rouge, vert, bleu, entrelacé, chevronné, rayé ?  

Un deuxième risque, inverse du premier et peut-être ainsi lié à ce dernier, vient de la profusion des descriptions des lieux et choses qui  participent grandement à la qualité du livre mais présentent aussi un danger vis-à-vis du récit. Je dois ainsi admettre que cette profusion, que j’apprécie tant et où Jaworski démontre la virtuosité que j’ai déjà évoquée, peut handicaper d’autres aspects de l’ouvrage. Par exemple, dans certains tomes de Chasse Royale, les nombreux voyages s’allongent non point seulement de péripéties mais aussi de détails dont la précision certes remarquable peut, par répétition, s’avérer déroutante voire ennuyeuse. Est-il vraiment besoin de s’employer autant à décrire tel paysage, telle forêt, rivière, colline ou pâturage, quand on ne sait ni où ils se trouvent ni s’ils importeront dans la suite de l’ouvrage ? Est-il vraiment utile d’ajouter un énième nom de lieu inconnu du lecteur dans un nom de lieu inconnu du lecteur mais dont les personnages, eux, savent parfaitement où ils se situent et en quoi ils consistent ? Car une fois que l’ambiance, la scène, la représentation sont posées, leur surajout risque de saturer la mémoire, voire la compréhension, du lecteur.
Un des aspects essentiels de l’écriture de J.M. Coetzee, double prix Booker et prix Nobel de littérature, consiste en un ralentissement de la lecture du texte à l’insu du lecteur, procédé dont il a trouvé l’inspiration chez Ezra Pound. A l’inverse la narration de Rois du Monde, en tant que roman d’aventures dépendant donc d’une succession d’événements, invite à une lecture rapide : elle vise prioritairement à donner envie de connaître la suite de l’intrigue, à quoi contribuent les choix syntaxiques et grammaticaux de l’auteur. Il convient alors de prendre garde à ne pas encombrer inutilement cette rapidité et de ne pas contrarier un processus par un autre. Or une profusion descriptrice permettant de convoquer un vocabulaire dont l’antique contribue de façon décisive au dépaysement temporel est par nature diamétralement opposé à la rapidité de lecture. Il faut donc sans cesse ménager un délicat équilibre entre les exigences de l’épopée et celles du style de l’ouvrage.
Car l’efficacité de l’action, notamment de combat, ou de la tension, par exemple dans les dialogues, s’accommode mal d’un trop grand nombre d’incompréhensions. Jaworski peut bien employer dix fois la référence d’un néméton pour situer une action, si je ne sais pas ce qu’est un néméton ou si je n’ai pas bien compris ses consistance et emplacement dans le contexte, alors une telle précision se vide de sens et amoindrit tout le reste.

Une autre fragilité affecte parfois la construction de l’ouvrage. Celle-ci s’avère excellente dans « Même pas mort », nom de la première « branche », où pas moins de quatre temporalités détruisent le risque d’univocité inhérent à un conte narré à la première personne du singulier. Un inconvénient majeur de ce choix, qu’à titre personnel je préfère, vient en effet de ce qu’il prive de la recette consistant à alterner plusieurs actions afin de renouveler l’intérêt du lecteur, procédé qui est au coeur du système narratif de George Martin dans Song of Ice & Fire.
En plaçant, dans « Même pas mort », l’action dans des temporalités différentes, Jaworski évite habilement cet écueil. Mais il doit l’affronter dans la deuxième « branche », où le récit devient principalement linéaire. Dépourvu d’alternances en temps ou espace, l’intérêt narratif repose alors sur la qualité de l’intrigue et du déroulé des événements, l’intensité du suspense, le rythme et le découpage des scènes. Tout se passe bien dans le premier tome de Chasse Royale qui enchaîne à bonne allure la chasse initiale, le voyage puis les péripéties qui les suivent. Mais ça grince un peu dès le suivant.
Les livres sont comme les vieux messieurs : ils grossissent par le ventre. Parfois bienheureusement, comme chez Proust, dans Sodome et Gomorrhe ou le roman d’Albertine, souvent moins heureusement, telles les disgressions par où s’enfle la saga de George R.R. Martin après ses trois premiers tomes. Un semblable risque pèse peut-être sur Rois du Monde.
Le premier ouvrage, « Même pas mort », semblait annoncer que les autres parties seraient de taille comparable. Or  « Chasse Royale » en est à son quatrième volume. Peut-être était-ce voulu d’emblée mais il me semble que le ralentissement sensible de certains passages de ses deuxièmes et troisièmes livres, où le déroulé devient un peu poussif, où certains déplacements ou souvenirs explicatifs du personnage central semblent survenir ou s’allonger sans grande utilité, pourrait bien signifier un début d’embonpoint. 
Certes dans le troisième volume la narration, principalement située au Gué d’Avara, réunit les unités de temps, lieu et action et les défauts du texte redeviennent minimaux. Néanmoins, à la fin du tome, certains pourront ressentir l’impression qu’il y a depuis le début trop de pages par rapport à ce qui s’est passé et nous est révélé d’intrigue. Lire ce texte m’est un plaisir en soi et ce tout qui advient au Gué d’Avara s’avère de mon point de vue passionnant et entièrement justifié. Mais reste aussi que le fait de tailler « petit » si j’ose l’expression, de limiter l’action au seul champ qu’en connaît Bellovèse, tend naturellement à tout réduire à l’échelle de ce personnage. Du coup, pour qui s’intéresse d’abord aux péripéties du héros principal, ce dernier peut, après un certain nombre de pages, paraître comme coincé dans tel contexte, d’où une sensation de lenteur vis-à-vis de l’évolution globale du récit qui proviendrait d’une volonté un peu trop prononcée de l’auteur de ménager ses effets.
Or la Celtique de Jaworski n’est pas Middle Earth, Terremer ou Westeros. Elle pourrait l’être mais l’auteur en a décidé autrement. Nous n’avons donc pas un univers à découvrir pour patienter. Nous n’entrerons pas dans Qarth, Braavos ou Winterfell. On est en français, pas en histoire-géo. La précision de Jaworski porte sur les mots, les objets, les situations et paysages, ce que voient les personnages, non sur la transmission d’une histoire ni d’une géographie des peuples ou des territoires. A part le nom, rien ne me différencie clairement ni évidemment Eduens, Sénons, Ausques et Bituriges et je ne sais même pas où ils se situent les uns par rapport aux autres. Cela ne facilite pas l’acceptation des disgressions ou des ralentissements. La talentueuse précision dans le vocabulaire et la description appelle, par compensation, une attention de même ampleur au rythme, qui ne doit pas seulement concerner la phrase mais aussi le déroulé narratif. 

Dernier danger : les superpositions (ou tiroirs). Le canevas de l’ouvrage consiste en un narrateur qui raconte son propre récit dont il semble extrêmement éloigné dans le temps et la situation. Cet éloignement implique un double narrateur : le Bellovèse qui s’adresse au lecteur par le truchement de son auditeur grec, et le Bellovèse au sein de l’action qu’il relate et de sa temporalité. Pour résumer, Bellovèse le vieux annonce qu’il va raconter ce qui s’est passé avant d’être relayé par Bellovèse le jeune qui raconte ce qui se passe. Un risque apparaît dès lors qu’à ce premier effet de tiroir s’ajoutent des superpositions supplémentaires. Par exemple le narrateur lui-même narré rencontre quelqu’un qui va lui raconter une histoire où quelqu’un lui raconte quelque chose. On démarre à Bellovèse le vieux qui nous introduit à Bellovèse le jeune qui se souvient que X lui a raconté ce que Y lui avait lui-même raconté et, ouf, on est arrivé.
Ce procédé offre certes l’avantage d’éviter l’effet de ternissement induit par une même personne qui ne parle que d’elle pendant des centaines de pages. Mais il arrive que des passages de Rois du Monde, notamment dans son troisième livre, présentent un excès de ces cascades qui prive momentanément le récit des avantages de tension et d’action que sa linéarité lui confère. Je me souviens avoir pensé que repousser le portrait de Drucco à une disgression en flash-back ressemblait à une maladroite tentative de remédier tardivement au premier défaut que j’ai cité ; c’est le seul moment où m’a pris l’envie de sauter une page.  

L’ensemble de ces défauts peut accroître la difficulté de lecture. Il n’est pas forcément aisé à tout lecteur de surmonter le pari stylistique, d’avancer en demi-aveugle parmi les propositions de noms inconnus, qu’ils soient propres ou communs, de s’auto-fabriquer une part du récit malgré des trous de significations ou des tiroirs enchâssés. D’autant que la saga inclut une multitude de lieux, de personnages, de temporalités, sans compter une intrigue où le comportement du personnage central compose son portrait psychologique plutôt que l’inverse. Belle intransigeance qui fait que Rois du Monde est tout sauf racoleur. De là vient sans doute une réception mitigée par certains de ceux qui ont adoré le Vieux Royaume.          

Cependant, si je devais pointer un seul défaut sérieux, ce serait le monolithisme des personnages. Dans une saga, il importe que les personnages-clés évoluent afin de ne pas paraître se réduire à des objets prédéterminés par les rôles qui leur ont été assignés. Ce qui permet aux personnages monolithiques de devenir utiles non seulement pour les repères qu’ils incarnent mais encore pour rendre compte par contraste de ces évolutions.
Un élément essentiel au Seigneur des Anneaux consiste ainsi dans le voyage interne autant que spatial de Frodo Baggins comme de la plupart de ceux qui composent la Fraternité de l’Anneau, avec pour repères des invariants comme Galadriel, Gandalf ou Sauron. Chez Martin, l’impact sur Daenerys de la société de Meereen, la métamorphose d’Arya à Braavos, les changements induits par la captivité chez Jaime constituent des étapes majeures de ces personnages et des livres. 
Or la plupart des personnages de Rois du Monde semblent peu évolutifs et lorsque c’est le cas, peu expliqués. Par exemple, lorsque réapparaissent Troxo et Tigernomagle, leur différence de comportement est lapidairement expédiée par le fait qu’ils ont vieilli, ce qui laisse un peu sur sa faim. Une part non négligeable de l’intrigue de Chasse Royale repose sur l’opposition du narrateur à une révolution sans qu’on comprenne précisément les motifs de sa résistance : fidélité au père de substitution ou envers un mentor, calcul personnel, conviction politique, esprit de sacrifice, indignation morale ? Ni dialogue ni voix intérieure ne viennent l’expliquer, alors que c’est la force de la littérature que de nous donner un accès direct à la pensée et au sentiment. Les proches du personnage central évoluent eux aussi assez peu malgré les nombreux changements qui surviennent. Nombre de protagonistes, tels Ségovèse, semblent limités par un carcan comportemental, un peu comme des personnages de jeu de rôle sont déterminés par des caractéristiques portés sur les fiches qui les constituent. C’est d’autant plus regrettable qu’il ne s’agit pas d’une incapacité de l’auteur comme le démontrent de vraies réussites telles Ambigat, Suobnos ou Sacrila. 

Reste que j’aime profondément ces livres malgré leurs quelques insuffisances. Pour ma part, les qualités exceptionnelles de l’ensemble supplantent toutes erreurs et imperfections. Comme dans Song of Ice & Fire je peux m’emmerder un peu avec Bran, je sais qu’il va y avoir Cersei, Tyrion, Littlefinger ou Arya ensuite. Immergé dans la langue et la Celtique de Jaworski, l’envie de tourner encore une page ne me quitte pas. Et puis, il y a toutes ces beautés d’écriture et même de facétieux clin d’oeils comme celui consistant à placer le domaine d’une fée en la ville d’Aballo, devenue depuis celle d’Avallon dans le département de l’Yonne. L’idée fondamentale de Même pas mort rappelle l’image abondamment employée par Benjamin Constant « d’un chevalier qui avait été tué dans un combat, mais qui, ne s’étant pas aperçu de cet accident dans la chaleur de l’action continuait à se battre, tout mort qu’il était », prétendument empruntée à l’Arioste mais qu’on ne retrouve pas dans les écrits de ce dernier — mais qu’importe puisque si non e vero, e bene trovato. 

Au final, la meilleure nouvelle de tout cela est que nous tenons en Jaworski un vrai Ecrivain.
Car si même si son attachement et son intérêt envers le personnage principal ne font pas de doute, son intention réside autant dans l’épopée que dans sa toile de fond. Tolkien et Martin n’ont pas intitulé leurs oeuvres majeures « Les aventures de Frodo et ses copains » ou « A la recherche du Roi de Westeros ». Comme le décèle le titre, le Seigneur des Anneaux narre une lutte pour la liberté et le bonheur de chacun contre l’assujettissement aux puissances ténébreuses qu’incarne le seigneur Sauron dont le vecteur est l’Anneau Unique. Comme l’indique le titre, A Song of Ice and Fire narre les progressions et combats contre et entre le feu des dragons et la glace des White Walkers qui tous deux menacent pareillement quoique différemment ces mêmes liberté et bonheur. Rois du Monde n’est pas intitulé « Saga de Bellovèse le Survivant » et ce n’est pas pour rien que ce livre narre ces Bituriges dont Tite-Live fait les rois des rois de la Celtique. 
Jaworski dissipe l’effet propagandiste de Jules, le futur empereur, sur la perception multiséculaire que nous avons de notre plus ancienne histoire. Justifier la longue entreprise : sept ans de conquêtes au service certes de Rome mais aussi des ambitions personnelles de César impliquait de démontrer la supériorité morale, technique, culturelle des romains sur les peuples qu’ils soumettent. Ce ne fut pas bien difficile : l’histoire de la conquête de la Gaule n’a été écrite que par son vainqueur en personne avec ses Commentarii de Bello Gallico.
Jaworski a choisi de retrouver et réinstaurer les celtes d’avant ; ceux-là qui, par leurs chevauchées jusqu’en Grèce ou dans Rome, donnèrent au monde hellenistico-romain de si mémorables frayeurs qu’il lui fallut quelques siècles pour s’en remettre et prendre une définitive revanche. La démarche sous-jacente à Rois du Monde ne vise pas à rejeter la romanité en tant que telle, moins encore au profit d’ancêtres fantasmés, mais à rétablir la vérité et l’intérêt d’une civilisation que son vainqueur a matériellement et moralement anéantie, et par la guerre et par le livre. Les massacres commis par les romains à Avaricum ne laisseront que 800 survivants sur les 40.000 habitants de la capitale biturige. L’intérêt du rapporteur César envers les celtes « chevelus » s’exerce dans un cadre où de telles exactions ne sont pas une anormalité. La belle histoire des gallo-romains s’est aussi construite sur les décombres culturels et les épurations ethniques. Nous accepter, connaître et comprendre, nous autres Français, passe aussi par reconnaître et accepter ces peuples antiques qui sont notre histoire. Et cela implique de la regarder autrement qu’au seul travers des descriptions d’un conquérant de génie intéressé par son prestige personnel, à quoi nous invite l’auteur.         

Les couvertures des livres présentent la même reproduction d’un des panneaux d’argent du fameux chaudron de Gundestrup, merveille d’art celte dont les origines sont mystérieuses et probablement composites en lieux comme en temps. Ce panneau montre le dieu-cerf Cernunnos dans une représentation que le héros principal verra très exactement à un certain moment. L’histoire contée par Jaworski est à cette image : une pièce d’orfèvrerie mystérieuse et précieuse, décidée et destinée à le rester.

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