La mort du personnage (1/3)

21 septembre 2023 par Kazz → Non classé

N’oubliez pas une chose, c’est que la vraie inspiratrice, c’est la mort.
Si vous ne mettez pas votre peau sur la table, vous n’avez rien. Il faut payer.
L.-F. Céline

La rédaction de cet article m’a pris énormément de temps : plus de deux ans. Il me tient particulièrement à coeur, parce qu’il aborde une question fondamentale et peut-être suprême du jeu de rôle.
Lorsque j’ai rencontré pour la première fois ce jeu, que quasiment personne ne pratiquait alors en France, après avoir lu les règles dites basiques de D&D je me suis retrouvé face à une insurmontable interrogation : quel est le but ? La réponse qu’on me fit vint bien avant la joie d’interpréter un personnage, de le faire progresser, de construire une narration collective, de voyager dans l’imaginaire : le but, c’est de survivre.
La mort, dans ce jeu, représente donc l’échec ; ce qui implique nécessairement la rémanence de son éventualité, afin que le jeu en demeure un. Or ce personnage est une propriété durable et (le plus souvent) exclusive du joueur l’ayant créé et interprété. L’incessante et sous-jacente éventualité de sa mort fait alors que le fondement du jeu de rôle opère la plus exacte représentation de la vie qui se puisse expérimenter.

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Compte tenu de sa longueur, afin d’en faciliter la lecture sur portable, cet article sera divisé en trois parties qu’on pourrait très imparfaitement résumer par : 1) le jeu, 2) l’arbitre, 3) le fait.


L’hypothèse du trépas

Jouer un personnage de jeu de rôle d’aventure implique l’éventualité de la mort du personnage. Elle est inhérente à ce jeu dès son acception la plus primaire dans l’enfance : « Pan ! T’es mort ! ». Mais le personnage qui trépasse ainsi n’est qu’une esquisse définie sur le moment et dont la perte est elle-même ludique.

Certains jeux de rôles éludent cette question en s’inspirant du paradigme du jeu sur l’ordinateur ; le personnage est réduit à un accessoire dont la perte n’est guère problématique pour son joueur, ou bien s’avère en réalité indestructible grâce aux sauvegardes informatiques. D’autres jeux infèrent dès le départ que la mort du personnage est inéluctable voire l’élément central du jeu qui consiste alors à repousser l’échéance. Cependant la plupart des jeux visent à la continuation et la progression sur le long terme d’un personnage dont l’intérêt repose alors sa capacité à affronter les péripéties qui vont lui advenir. C’est de ces personnages dont il sera ici question.

Plus ce personnage acquiert d’ancienneté, plus il progresse, plus il s’étoffe et plus sa perte d’un tel personnage devient une épreuve. Un tel personnage devient une création à part entière, exclusive à son joueur, enrichie de souvenirs et de particularités intimes qui ne sont pas quantifiables par la mécanique du jeu : la personnalité, le caractère, les manières d’agir ou de parler ou de réagir, le style que le joueur a conféré à son personnage, la mémoire qu’il suscite, l’investissement qu’il représente. Cette authenticité particulière à chaque personnage est au coeur de l’intérêt du jeu de rôle. Joué suffisamment longtemps avec suffisamment de créativité et d’intensité, il constitue une sorte d’oeuvre voisine de l’interprétation théâtrale. Elle en diffère cependant en étant d’une part inédite et spécifique à l’interprète, d’autre part authentiquement vécue par cet interprète, vécu par surcroît avalisé par les autres joueurs qui (re)connaissent le personnage comme on (re)connaîtrait une personne de la vie réelle.
La mort, entendue comme la destruction irrémédiable d’un tel personnage n’est alors pas anodine ; elle opère une véritable perte.

Or la mort est l’un des principales figures de la fiction autant qu’une réalité inéluctable que le jeu de rôle retranscrit. Pour un comédien qui joue chaque soir le rôle de Polonius dans Hamlet, défuncter ressort de l’habitude professionnelle. Humphrey Bogart, qui incarna longtemps les « méchants » dans une kyrielle de films, disait avoir appris à se faire descendre de toutes les façons possibles.
Mais il arrive aussi que l’acteur ressente un choc face à disparition de son personnage lorsqu’elle est à la fois unique et imprévue ; par exemple dans la série « Lost », certains comédiens étaient délibérément tenus dans l’ignorance que le personnage qu’ils interprétaient depuis longtemps allait mourir jusqu’au moment du tournage de la scène fatidique.

Cette circonstance se rapproche de la mort du personnage d’un jeu de rôle conçu comme continuité à long terme. Le joueur se retrouve face à cette éventualité dans une position semblable au comédien qui ne connaît pas le scénario. Or le jeu de rôle le plus répandu : D&D (sous cette désignation, on entend ici n’importe quelle édition ou dérivé de ces règles) repose sur un contexte d’aventures dangereuses. Le déroulé événementiel consiste principalement dans une confrontation qui teste la capacité des personnages à surmonter ou vaincre les obstacles qui leur sont opposés et qui ont en général pour fonction première de les détruire. Donc, le premier but de chaque joueur vise forcément à la survie de son personnage et de son groupe. En dernière analyse, une partie de jeu de rôle d’aventure peut se résumer à une succession de défis à la mort des personnages.

Cependant, plus le temps passe, plus les personnages progressent, plus l’enjeu de ce défi s’alourdit. Ce n’est pas la même chose que de risquer celui qu’on a joué deux mois ou celui qu’on joue depuis plusieurs années. Le rôle d’un personnage ancien, bien connu, inséré dans le jeu par de nombreuses parties, chargé d’histoires et de trophées, étoffé de souvenirs et d’habitudes, fait bien davantage partie de son joueur et du jeu de ses compagnons.

Face à cet enjeu et par compensation à la tendance mécanique à la mort du personnage inhérente au jeu d’aventures, certains systèmes tels D&D prévoient la possibilité de sa résurrection qui devient accessible lorsque lui ou le groupe dont il fait partie atteint un certain niveau d’expérience. La « vraie » mort du personnage, celle dont il sera question ici, s’entend alors comme la destruction de la capacité collective à le ressusciter.
Cette mort « définitive » survient de deux manières.

Soit par défaillance individuelle : ni le personnage ni son groupe ni le contexte n’ont les ressources nécessaires à une résurrection, par exemple parce que le troupe n’a pas atteint un niveau suffisant à lui permettre d’acquérir ces ressources. C’est pourquoi bien des joueurs évitent de trop s’attacher à un personnage débutant, de « bas niveau ». Les trois plus ardues aventures de bas niveau que j’ai arbitrées comptent des dizaines de victimes définitives.
C’est aussi pourquoi certains niveaux intermédiaires en D&D sont les plus cruciaux : le personnage joué depuis 1 ou 2 ans s’est façonné, il a progressé, il a acquis un poids et une valeur certaine dans l’esprit du joueur, mais il n’a pas encore atteint les niveaux permettant le fameux Raise Dead : le rapport entre risque de survenance et coût psychologique de la mort du personnage est à ces moments-là au pire.
Il arrive aussi que cette résurrection ne soit matériellement pas ou plus possible. En effet, certains pièges ou certaines circonstances empêchent la résurrection, l’une des plus fréquentes consistant en la transformation post-mortem en mort-vivant. Le premier mort définitif dans mon arbitrage est survenu par un l’attaque d’un will-o-wisp auquel le mort a d’autant plus succombé qu’il avait chu en armure dans un lac. C’est pourquoi les joueurs expérimentés ont appris à redouter par dessus tout les monstres ou contextes capables d’infliger une mort dont on ne ressuscite pas.

Soit par défaillance collective : c’est le fameux Total Party Kill (TPK), qui anéantit l’intégralité du groupe d’aventuriers dont tous les membres ont été tués, rendant impossible la résurrection qu’aurait pu entreprendre un survivant. Le TPK signe généralement la fin de l’aventure, l’échec collectif incluant de ce fait aussi l’arbitre. On abordera cette question plus loin.

Le joueur face au danger de mort du personnage

Collective ou individuelle, la mort « définitive » du personnage ayant acquis une certaine importance s’avère souvent un trauma pour son joueur. À la « grande époque des eighties », certains qui s’investissaient considérablement dans leur création ont parfois pu éprouver des conséquences considérables voire disproportionnées, pouvant avoisiner une véritable déprime, ce qui n’a pas contribué à améliorer la réputation du jeu auprès de proches ou de parents consternés.

Les êtres humains sont divers et c’est heureux. Il est donc normal que des joueurs se montrent plus ou moins prudents dans la gestion de leur personnage selon les tempéraments ou envies de chacun, ou selon les caractéristiques et finalités du personnage. Il n’y a pas en cela de bonne ou de mauvaise attitude intrinsèque, seul l’excès est nuisible. Le personnage excessivement prudent nuit parce qu’il ne contribue pas assez à l’affrontement d’un danger qui menace le groupe d’aventuriers. Le téméraire nuit parce qu’il fragilise ce groupe en l’exposant au risque de l’affaiblir par sa probable chute. La prudence n’est pas plus la couardise que le courage n’est l’imbécillité : chaque joueur doit se déterminer entre ces deux extrêmes, que ce soit pour le service de la collectivité ou pour viser l’exploit. La mort, individuelle ou collective, lui apprendra s’il se trompe. En jeu de rôle, elle tient celui de sanction suprême.

Cependant il revient à ce joueur un peu spécial du jeu de rôle qu’on appelle arbitre (ou DM ou MJ…) de prononcer cette sanction. Or ce joueur est presque toujours celui qui apparaît avoir causé cette mort parce qu’il incarne l’adversité opposée aux joueurs. Il se retrouve alors dans un paradoxe apparemment assez semblable à celui d’un médecin certificateur de la mort d’un patient qu’il aurait volontairement contribué à tuer.

Ce paradoxe a pu contribuer à pervertir la mécanique du jeu jusqu’à la caricaturer en décision de l’arbitre de tuer ou non un personnage. Il m’arriva ainsi à une époque de constater que certains joueurs s’étaient formés l’étrange conviction que le DM empêcherait quoi qu’il advienne leurs personnages de mourir, ce qui les conduisaient à se désintéresser du jeu. En réalité, après un certain nombre de TPK ayant déjà frappé ces mêmes joueurs, leurs personnages survivaient désormais non parce que l’arbitre aurait magnanimement décidé de ne pas les tuer mais simplement parce que ces joueurs jouaient moins mal et étaient désormais accompagnés d’autres jouant bien mieux. Cependant ils n’arrivaient pas à s’en persuader, préférant se convaincre que la vie ou la mort du personnage ne dépend en fin de compte que du seul arbitre. Cette conviction dissimulait l’évidente envie de penser que les pertes qu’ils avaient auparavant subies n’étaient pas de leur faute ; la même logique les conduisait alors à considérer que leurs succès ne l’étaient pas non plus.
Ainsi la question cruciale de la mort du personnage, si elle n’est pas maîtrisée par la collectivité des joueurs, peut-elle pratiquement bousiller la conduite du jeu.

Il est certes tentant pour le joueur de considérer que toute mort définitive d’un personnage survient parce que l’arbitre l’a sinon voulue du moins acceptée, malgré ses conséquences irrémédiables ; cela évite d’assumer une conduite individuelle ou collective ayant conduit au trauma de la perte du personnage et parfois à l’échec de la partie toute entière. Au terme de cette logique, on considérera que puisque la mort du personnage dépend de l’arbitre, sa vie en dépend également.
Or un jeu qui procéderait ainsi n’aurait aucun intérêt ni pour les joueurs ni pour l’arbitre. L’arbitre comme le scénariste ne sont que des contributeurs à un événement qu’ils ne maîtrisent pas et qui est le jeu. Celui-ci est une création collective et instantanée, produite par l’ensemble des joueurs. Dans ce jeu, vivre et agir sur la destinée de son personnage c’est d’abord être capable de lui éviter la mort : si les règles, l’arbitre ou les joueurs n’en font pas leur base, alors on est dans le récit et non dans un jeu de rôle.

Knights of the Dinner Table, Jolly R. Blackburn, 1990

Face à l’éventualité de la mort induite par le danger auquel il s’expose, le personnage devrait avoir peur, comme tout être vivant conscient et intelligent ; mais en fait, il n’éprouve pas cette peur ou du moins pas normalement. Aucune personne sensée n’accepterait en réalité les challenges et conditions dans lesquelles les joueurs font évoluer les personnages. Face au danger avéré, la première réaction est la fuite, à défaut l’extrême prudence ; or le personnage de D&D néglige en général l’une et l’autre : son abstraction quasi-ordinaire de la peur de la mort en fait certes un héros mais aussi une anomalie psychologique.
Le joueur n’a donc pas peur pour lui-même (on ne risque physiquement pas grand-chose à s’asseoir une table de jeu) mais pour son personnage, à sa place. La seule peur réellement ressentie est alors celle qu’éprouve le joueur face à l’éventualité de la perte de ce personnage.

Cela entraîne une conséquence très importante sur la motivation du joueur : l’intensité de sa peur de la mort du personnage varie selon que son joueur considère ce personnage plutôt comme une finalité ou plutôt comme un outil. Bien souvent, comme on n’a pas forcément très envie d’avoir peur de la mort, on va tendre plutôt vers l’outil que vers la finalité. La perte d’un ensemble de statistiques n’est pas un trauma mais un désappointement. On perd un jouet, non une partie de soi. C’est là une des explications fondamentales de la wargamisation1 du jeu de rôle ainsi que du succès de son succédané électronique : plus le personnage est détaché du corps et de l’esprit du joueur qui, en vrai jeu de rôle, l’interprète physiquement, moins sa disparition est douloureusement ressentie.

Mais il y a aussi dans tout groupe de joueurs ceux qui s’attachent à leur personnage en tant qu’oeuvre et en tant qu’histoire. Ceux-là assument authentiquement et sincèrement le risque de sa perte. Eviter le trauma associé à la réalisation de ce risque implique de comprendre pourquoi, comment et jusqu’où le jeu doit éviter cette perte, et comment y faire face le cas échéant.
Ce qui implique tout autant l’arbitre que le joueur interprète. Car la perte du personnage affecte en premier le joueur qui l’interprète : c’est lui qui paye le prix de ses bêtises ou d’erreurs ou d’une malchance qu’il lui appartient d’assumer. Ce déséquilibre implique que l’arbitre qui constate le décès d’un personnage se soit doté des moyens d’être sûr de lui.

2ème partie →

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1 — On entend par « wargamisation » la simulation d’une situation de combat au moyen d’une carte, de pièces de jeu représentant des personnages, objets ou créatures, et d’une série de règles régissant cette carte et ces pièces, notamment leurs déplacements et les facultés qu’elles représentent. Ce type de jeu de stratégie est à l’origine de l’invention du jeu de rôle par deux de ses pratiquants, Arneson et Gygax, par évolution et émancipation des contraintes de ce système de jeu.

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