Les Dieux, en confiant originellement les rênes du monde aux dragons et aux elfes, ont de fait permis à ces derniers de choisir par préférence un habitat de prédilection : les forêts. Cette préférence sera reprise, après l’éviction des dragons, dans l’Ohar’s Scroll, qui attribue la majorité des grandes forêts de Derenworld aux nations ou peuples elfes et en particulier aux Aldaquendi.
Cependant le bois usuel, pas seulement le bois rare ou précieux mais le bois « normal » de chêne, de pin, de noyer, est un matériau toujours recherché car extrêmement utile. Toutes les sociétés, humaines et autres, l’utilisent dans pratiquement toutes leurs activités. Les meubles sont en bois. Les charpentes des maisons, des mines, des navires sont en bois. Le bois sert d’outil, de combustible, d’immeuble. Le bois est employé à des statuettes, à des manches d’outils, à des enclos, à faire une charrette, des poutres, une table, des chaises, des portes, des fenêtres, des bateaux.
La polyvalence et le nombre d’utilités du bois massif en font donc un matériau indispensable à la vie d’une communauté, bien au-delà du rôle de combustible pour lequel il est souvent possible de trouver des substituts. Mais il n’y a pas que cela.
Les forêts sont des réserves non seulement de bois mais encore de chasse, et aussi des abris. Elles produisent de nombreux fruits comestibles tout en conservant d’abondants gibiers de poil et de plume. On peut s’y réfugier, s’y dissimuler, grimper dans les arbres pour échapper aux prédateurs terrestres. Elles hébergent aussi, outre les elfes, plusieurs créatures spécifiques douées d’intelligence : centaures, pixies, nymphes, licornes, ents.
La maîtrise de la ressource sylvestre est donc à la fois très particulière et néanmoins l’un des grands enjeux des sociétés, avec celles de l’eau, des terres cultivables, ou des étendues maritimes. Le choix divin de l’arbre Yggdrasil en porte-mondes incarne une nécessité conditionnant non seulement la vie mais aussi la société.
En outre, les arbres ne poussent en abondance qu’à la surface. Le monde souterrain, même s’il a trouvé des succédanés partiels, notamment en matière de combustible, est donc naturellement et lourdement déficitaire en bois alors même que les besoins qu’ont ses habitants de ce matériau sont du même ordre que ceux de la surface. Maints commerces mais aussi conflits ont donc eu la question du bois pour soubassement.
De tout temps les possesseurs de la ressource sylvestre se sont retrouvés en position de force – et de rapport de force – par rapport aux autres et ainsi été jalousés et questionnés par eux. Depuis toujours, les elfes ont dû défendre leurs forêts des convoitises d’autres créatures vivant sur et sous Derenworld et ainsi s’habituer à cette défensive. Ils ont trouvé des alliés objectifs dans les druides, et à un moindre degré en des cultes comme ceux de Uller, Osiris, Pan ou encore Vishnu. Mais seuls les elfes, probablement à cause des nombreux Aldaquendi, ces elfes des bois répartis dans le monde entier qui s’identifient uniquement et entièrement à leur habitat, ont « porté le chapeau » des conséquences sociales, politiques et économiques de la dévolution des forêts à leur race.
Ainsi le souci « écologique » de préservation de la forêt par les elfes, quand bien même épaulés par les autres habitants de cette forêt, est longtemps passé pour de l’arrogance et de l’égoïsme. Il a nourri une rancœur ancestrale des autres peuples envers des possesseurs privilégiés de forêts dont ils ne faisaient rien d’autre que les parcourir et admirer. C’est une raison fondamentale de la prédisposition des nains contre ces elfes qui refusent jusqu’à l’idée commercer ce bois si rare et précieux sous terre. C’est un socle de l’anti-elfisme d’Etat qui prévalut en Empire et une source de l’antique défiance de nombreux peuples humains, notamment les Variks, les Maurims et les Naïgakis, contre les elfes. Tous ces ressentiments furent abondamment exploités au cours de l’Histoire par tous ceux qui eurent intérêt à nuire aux elfes. Et même entre les elfes, car les plus intransigeants d’entre eux, les Aldaquendi, alimentaient des détestations dont les Sindars, les Falinorë ou les Paëreidhels, soit ceux dont l’habitat ne se confond pas avec la forêt, faisaient principalement les frais et qu’ils leur reprochèrent souvent.
Le recul puis la désagrégation de la puissance elfe sur le continent a laissé les forêts aux mains des autres races et fait disparaître le ressentiment. Aujourd’hui, les très grandes forêts entièrement elfiques ne sont guère plus d’une dizaine : Evlin et Vynarëa, le Deran Taur, l’Ariandor, l’ensemble du Lowenland , Heffenorë et Danth en Wejlar, et quelques-unes en Tangut comme Kishar ou Antil. Le relation elfe-forêt reste une réalité mais elle est découplée de celle de quasi-monopole ou de détriment des autres races.
D’ailleurs, la forêt est parfois devenue une véritable industrie, comme en Isenheim, en Empire, en Zevjapuhr. Et le Farxel, le Thûzzland ou Marn exploitent depuis des siècles des forêts à la seule intention du commerce souterrain.
Il est souvent advenu que l’exploitation des forêts soit régulée par des potentats locaux ou parfois nationaux ayant tout bonnement, ou souvent malement, remplacé les elfes. Ainsi, de longtemps et en maints lieux, la question de la forêt domaniale a remplacé celle de la forêt elfique. Car la tentation de l’abus est grande au plan local, dans tout territoire où la proportion de forêt est suffisamment restreinte pour permettre et justifier un contrôle : qui contrôle la forêt contrôle la chasse, le chauffage, les matériaux de construction ou d’outillage. Et il y a bien souvent de l’argent à gagner grâce au commerce du bois, quitte à hypothéquer l’avenir de la ressource.
Mais un vieux dicton énonce : « Béni soit le généreux Silvanus ». Et il est vrai que Silvanus a permis, ou n’a pas interdit, que certains druides et surtout certains savants et arboriculteurs croisent et sélectionnent des espèces, notamment de frêne, hêtre, bouleau, pin pour diviser par deux et parfois même par trois ou quatre les temps de croissance jusqu’à maturité tout en obtenant un bois de qualité équivalente à celui des essences d’origine. Ces arbres « industriels » sont aujourd’hui employés dans des forêts d’élevage généralement destinées aux marchés souterrains. Ils sont un peu méprisés par les elfes et assurément par les ents qui les tiennent pour des frankensteins végétaux qui ne vivent que le temps d’arriver à l’abattoir.
Cependant, la production de ces espèces a atteint à compter du LIe siècle une ampleur suffisante à saturer les marchés ce qui a, par contrecoup, décru la pression de la demande sur les forêts naturelles partout ailleurs. Depuis environ un siècle, le risque de rareté commerciale du bois usuel n’est globalement, seulement globalement, plus d’actualité. Mais les traces de querelles au sujet du bois demeurent dans l’histoire et même dans les mentalités de bien des peuples de Derenworld.