Le Mage d’AD&D : précisions

28 janvier 2014 par Kazz → Non classé
J’ai lu avec vif intérêt les réactions chez David à un article publié sur ce blog. Il me semble que les observations apportées sont pertinentes, notamment en s’appuyant sur des calculs et réflexions si élaborés que je n’oserais certainement pas les contredire, mais qu’elles appellent des précisions plutôt que des réponses que j’effectue ici dans la mesure où les joueurs et visiteurs de DW n’ont pas accès direct aux forums d’Apoxis.

Premier point : j’ai surnommé mage-artilleur une classe pour évoquer sa puissance offensive. C’est à dessein. A l’instar de l’artillerie, l’efficacité offensive du mage s’effondre dès qu’il est engagé en mêlée. Quel que soit le niveau, le mage est et reste la classe fragile par excellence, la plus dépendante de la solidarité du groupe. Les situations où le mage-artilleur peut concrètement exercer sa pleine puissance offensive capable de faire basculer le cours de choses ne sont donc pas si fréquentes : il faut que le groupe soit en position offensive ou que le mage soit correctement couvert ou et en tout cas libéré d’obligations défensives.

En second lieu, le mage « généraliste », non artilleur, mais apte à dénouer une diversité maximale de situations, tel qu’y incite le système PF, n’est pas inconnu des anciennes règles. Ce rôle était souvent dévolu à un bi-classé mage-autre chose, l’artillerie étant assurée par un mage mono-classé du groupe ; c’était d’ailleurs la fonction de Laetharin aux débuts des Taroteers. Mais encore plusieurs magiciens joués par le passé : de mémoire Suleiman par Didier ou Renzell par Olivier L., sont devenus wizards (11e niveau) sans être pour autant des artilleurs.

En troisième lieu, le choix de la sur-importance du mage à haut niveau est clairement assumé par les concepteurs de D&D : cette classe représente les trois quarts des personnages-phares des premières campagnes de D&D, tels Mordenkainen, Elminster, Tenser, et même Rary. Ce trait provient de l’idée, pas forcément exacte, qu’il arrive un moment où on a un Saruman en face et qu’on ne s’en sort alors que si on a un Gandalf avec soi. Corollaire chez R.R. Martin dans Game of Thrones : il n’y a pas d’équivalent au Gray Mouser ou à Gandalf dans sa série, ce qui permet de rééquilibrer et rendre intéressantes  l’équivalent des autres classes. Pour parvenir au même résultat, PF n’a pu éviter de prendre, fusse partiellement, le même type de chemin.

Toutefois, le point fondamental me semble le suivant : ma relative nostalgie du mage artilleur se rapportait à un système de jeu composé de OD&D (les 5 livrets originels) / D&D (aussi appelé Basic/Expert/Companion) / AD&D / AD&D-2 (cette dernière en version « pure », sans les manuels complémentaires) ; soit le corpus de règles Arneson/Gygax qui ne varie guère au sujet du mage et règne quasiment sans partage sur le jeu de rôle de 1974 à 1990. Période terminée depuis plus de vingt ans. Certaines conceptions qui prévalaient alors sont devenues totalement étrangères à la plupart des joueurs actuels, et cette étrangeté explique certains malentendus à la base de calculs justificatifs des arguments des uns et des autres sur le forum de David. Je me suis peut-être mal exprimé mais n’ai certainement jamais voulu dire qu’il n’était pas possible de concevoir un mage artilleur en PF ayant un impact offensif capable de surpasser celui des fighters : le système d20 est au contraire conçu pour qu’on puisse modeler les classes afin de permettre des évolutions très différentes ; minimaxer un mage offensif n’a rien d’étonnant. En revanche, même ainsi minimaxé, ce mage n’aura rien à voir, tant au plan individuel que collectif, avec son équivalent en AD&D qui, lui, ne ressort pas d’une décision d’un joueur de modeler de telle manière son personnage, mais de l’effet mécanique du jeu.

On a ainsi comparé les dommages offensifs entre un Ft5 et un Mage5, causés par frappe en mêlée pour le premier ou dommages de sorts pour le second. Ce type de comparaison uniquement focalisé sur un seul aspect offensif n’est pas forcément pertinent ; par exemple, en AD&D, l’opposition classique à un groupe de 10e niveau s’élève rarement au-delà d’un agrégat de 5-6 monstres de 60 hp chaque. En PF, on affronte couramment des monstres à 60 hp au 5e niveau.
Mais surtout, en AD&D, un mage 5e niveau embarque en tout et pour tout 7 sorts (4/2/1 ; no cantrips). Sur ces 7 sorts il a pris quelques détection (identify, detect magic ou protection de type invisibility ou mirror image. Il lui reste en général 4 sorts d’attaque au plus. La comparaison offensive entre un mage qui peut frapper offensivement 4 fois sur 8 à 16 heures et un combattant qui n’a pas de limite au nombre de ses frappes offensives dans la même période est donc dépourvue de sens.

Maintenant, si l’on prend la même comparaison au 10e niveau, le mage AD&D aura doublé son nombre de sorts offensifs, en détenant généralement 6 ou 7. Un fireball classique de mage 10e niveau cause en moyenne 35 hp de dégâts sur plusieurs adversaires indépendamment de leur classe d’armure. Au même niveau, le guerrier AD&D attaque 1,5 fois par round (3 fois sur 2 rounds) ; bien équipé et avec de très hauts bonus, il peut arriver à causer un max de 19 points de dommage pour une moyenne de 13 compte tenu de ces bonus.
En pur dommage, sans tenir compte des AC et des ST, dans une configuration typique du 10e niveau, salle avec 5 gros monstres de 60 hp repérés avant engagement de mêlée, le mage a un potentiel moyen sur 1 round de 175 points de dégâts (5×35), le guerrier 19,5 (1 attaque et demie).

Au 15e niveau, le mage mémorise un nombre de sorts offensifs tel qu’il lui faudra un bon moment avant de s’inquiéter de leur baisse. Il dispose en particulier de 5 sorts du 5e niveau dont la liste en AD&D2 contient pratiquement l’intégralité de ce qui est nécessaire pour réussir en aventure. Surtout, en AD&D, il n’y pas que l’Otto’s Dance qui obvie le ST : par exemple, le Geas, le Slow, le Ice Storm ne l’autorisent pas. D’autre part, aucun sort offensif ne nécessite de Touch Attack. Le Counterspell n’existe pas davantage. Plusieurs sorts offensifs réalisent 15 fois le dé de dommage unitaire. Notre fighter AD&D sera parvenu à frapper 2 fois par round et on va lui admettre une moyenne de dégâts de 15 par attaque, soit 30 sur un seul opposant ; au même niveau le Fireball ou le Lightning Bolt du Mage infligent une moyenne de 42 sur tous les adversaires de l’aire d’effet, moyenne qui monte à 52,5 si c’est un Cone of Cold. Ce mage a accès au Reverse Gravity : tous les opposants dans une zone de 30×30 pieds collés au plafond sans ST, ou au Cloudkill qui tue sans ST tout adversaire jusqu’au HD 6 et fait fuir les autres sur une aire d’effet de 40×20 pieds. Sans compter bien d’autres sorts ou surtout combinaisons de sorts permettant d’éliminer en 1 ou 2 rounds une zone ou salle entière d’adversaires. Au 15e niveau, il est offensivement, et offensivement seulement, quasi inarrêtable.

Ce n’est pas non plus le même jeu au plan défensif. La plupart des grands mages d’AD&D ne dépassent pas les cinquante points de vie, dans un système où on meurt à -10 sans jet d’auto-stabilisation, où obtenir un Raise Dead est rarement envisageable avant le 8e niveau et toujours un risque de perte définitive du personnage. J’en sais quelque chose, ayant personnellement  joué un mage du 1er au 18e niveau en AD&D dans les années 80.

On pourra s’étonner que je paraisse regretter un système finalement aussi déséquilibré. D’un côté ce mage ridicule de faiblesse : près d’un an de jeu pour le monter au 5e niveau et il continue à ne servir pratiquement à rien ? De l’autre, ce même mage devenu ridicule cette fois de surpuissance, capable d’accomplir à lui seul les trois quarts du boulot : et les autres joueurs, pendant ce temps, ils jouent à quoi ?
On pourrait d’autant plus s’en étonner que ce rôle du Mage n’est guère modifiable par la volonté des joueurs car clairement induit par les règles.
Je comprends donc parfaitement qu’on ait pu remarquer que le « gameplay » apparaissait complètement faussé, Mais c’est du gameplay vu par un joueur de d20 system ou de Pathfinder qu’on parle, non de celui de l’Old D&D.

Le jeu qui fut proposé par AD&D n’est pas équilibré et ne prétendait pas l’être particulièrement. Il ne visait pas une répartition idéale entre les classes de personnages à tous niveaux et tous moments. Il ne cherchait pas à être linéaire car la vie n’est pas linéaire. Dans la vie, il y a d’excellents élèves de primaire qui font des collégiens moyens et des bacheliers catastrophiques, et l’inverse, parce que les qualités de chacun évoluent et s’adaptent différemment aux parcours et aux temps. Dans la vie, il y a des boulots chiants au début et qui le restent longtemps avant de devenir passionnants, et des boulots d’emblée formidables, qui vérifient parfaitement ce qu’on attendait d’eux, mais qui les années passant finissent par devenir bien peu excitants. C’est sur ce type de modélisation qu’AD&D est fondé, et non sur la construction d’une mécanique fondée d’abord sur l’égalitarisme entre les joueurs qu’a voulu réaliser le d20 system dont est issu PF. Le D&D des eighties tient que ce n’est pas avec des développements linéaires et équilibrés entre les personnages qu’on produit les meilleures histoires. Or certains joueurs qu’un tel système effarouche aujourd’hui ont Samwise Gamgee pour personnage préféré dans LotR.

Tout ce que l’on ne connaît pas inquiète. Pour avoir pratiqué les différentes versions de D&D depuis 1979, je pense personnellement que PF est la plus agréable en ce que la plus équitable, celle qui tend le moins à décourager de continuer le jeu. Mais cet agrément n’a pas été obtenu sans perdre quelque chose au passage.
On ne jouait pas en AD&D un mage 1er niveau avec pour principale idée celle de devenir un jour le superman du groupe. On le jouait pour s’intéresser à une classe d’abord fragile, contrainte de demeurer humble, et qui cherche avant tout à survivre. Ce qui est alors expérimenté dans le jeu de rôle, car c’est d’un jeu de rôle où des êtres pensants représentent d’autres êtres pensants et non d’un wargame qu’il s’agit, c’est une situation qui consiste à être le faible au sein d’une collectivité. Celui ou celle que le groupe protège. Celui qui doit se focaliser vers autre chose que le combat. Celui à qui le groupe doit dire, quand une énigme se présente, ça c’est pour toi. Celui qui doit compenser, en role-play, en interaction, en inventivité, la passivité de son personnage, car une bonne aventure d’AD&D est composée de bien d’autres choses qu’une succession de tabassages en mêlées. C’est loin d’être inintéressant et ça apprend beaucoup de choses sur la solidarité humaine comme sur la stratégie et la tactique ou encore le suivi du fond de l’intrigue d’aventure. Ce qui se crée alors, entre le mage et le reste du groupe, est un lien de nature collective et non individuelle, sur le long terme et non dans l’instant d’une soirée de jeu. Le mage est l’investissement du groupe pour le futur, la plante qu’il nourrit et protège pour des fruits à venir sans lesquels il n’ira pas au-delà du 10e niveau. En AD&D, le mage n’est pas le résultat sous forme de feuille de personnage d’un habile mélange entre les propositions des règles et les choix de son joueur ; c’est d’abord un contrat à longue échéance entre des êtres humains qui jouent à un jeu de rôle. Et c’est en ce sens que son éclosion finale sous forme de mage-artilleur résulte d’un parcours collectif où le mage « rend » au groupe ce qu’il en a auparavant reçu et qui lui a permis d’arriver au rôle enfin décisif dont il était auparavant exclu. Certes le goût de la victoire a alors pour le mage la saveur supplémentaire de la revanche mais il est aussi humainement intéressant de voir alors comment les joueurs vivent cette transition, quelle est la nouvelle place accordée au mage ou prise par celui-ci, la manière dont les role-play vont évoluer avec la répartition des tâches. De voir par exemple comment certains groupes décidaient de confier les clés du camion au mage, comment d’autres choisissaient au contraire de le cantonner au soutien de combattants qui continuaient de diriger l’essentiel les opérations.

Que les règles AD&D aient exagéré la faiblesse initiale du mage et sa surpuissance finale est plus que probable. Mais il arrive que les critiques contre ces règles très imparfaites traduisent aussi la méconnaissance ou l’oubli de ce qu’elles apportaient. Le principe d’évolution non linéaire et non équilibrée des personnages est tellement gommé des jeux de rôles actuels que cela fait longtemps que j’ai cessé d’être surpris par le refus du type de challenge qu’il suppose. D’autant que je m’en porte très bien en tant que joueur et en tant qu’arbitre. PF me semble aujourd’hui, avec ce que sous-entend au XXIe siècle l’expression jeu de rôle, le meilleur système heroïc-fantasy. Mais il n’est peut-être pas inutile de se souvenir qu’ il y a aussi eu autre chose auparavant. Il faut avoir pratiqué avec le même groupe un mage d’AD&D pendant environ 4 ans de jeu pour se rendre compte de ce qu’apportait humainement ce système  je crains que beaucoup de ses contempteurs n’aient jamais fait cette expérience.

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