Des listes des pires modules de l’histoire d’AD&D ont paru sur internet. On y trouve quelques publications qui sont effectivement des ratages mémorables. Parmi elles :
Sont souvent cités aussi B1 In Search of the Unknown et parfois D1 Descent in the Depths (D2 Shrine of Kuo Toa me semble pourtant encore moins bon que D1), mais les reproches qui leur sont adressés me semblent aussi typiques d’une analyse anachronique. Sans nier les insuffisances de ces aventures, il faut rappeler qu’elles sont parmi les plus anciennes, créées à une époque où le jeu de rôle, à commencer par AD&D, n’avait absolument pas l’ampleur ou la richesse qu’il a connu depuis. Juger de leurs faiblesses à l’aune de la pratique des années 2010 n’est pas très équitable.
Enfin quelqu’un cite S4 Caverns of Tsojcanth au (seul) motif que le nom Tsojcanth est imprononçable. Sur ce point, et celui-là seulement, je ne peux pas lui donner tort, même s’il y a pire.
Mais ces listes mentionnent également des parutions comme C1 Hidden Shrine of the Tamoachan, B2 Keep of the Borderlands. I2 Tomb of the Kizard King, Return to the Tomb of Horrors et surtout S1 Tomb of Horrors, cette dernière faisant l’objet d’une détestation particulièrement violente. Or beaucoup de ces aventures jouissent au contraire d’une réputation légendaire, notamment Keep of the Borderlands et Tomb of Horrors, consacrés par les critiques depuis des décennies. Il apparaît alors intéressant de s’interroger sur ce que leur reprochent leurs nouveaux détracteurs.
Le premier type de grief, adressé notamment à Keep of the Bordeland, est d’être ennuyeux. Entre les lignes on comprend que ce n’est pas assez fouillé, pas assez précis, qu’il n’y a pas de véritable scénario.
Ben oui. Justement. Ce n’est pas Dragonlance. B2 est un module qui teste autant la capacité de l’arbitre à bien jouer que celles des autres joueurs. Car dans les vieilles aventures, il est fréquent le DM doive se remuer un peu les fesses. Il ne peut pas se contenter de lire un texte qui lui évite l’effort d’élaborer ses propres descriptions parce que ce texte n’existe en effet pas. Il incombe donc à l’arbitre de l’inventer comme de mettre de la vie là-dedans, la sienne, celle de son imagination. KotB est une aventure pleine d’opportunités mais n’a rien du pré-mâché aujourd’hui commun où le rôle de l’arbitre consiste à s’asseoir, lire le texte et suivre le bouquin de règles. KotB est conçu pour qu’il s’y passe plein de choses dont aucune n’est prédictible par avance, parce que cela dépendra des joueurs, dont l’arbitre en premier. Pareille liberté a sans doute de quoi provoquer la panique du « joueur moderne », selon le texte même de son contempteur.
Le reproche inverse est bizarrement adressé à C1 Hidden Shrine : celui d’être trop linéaire. Son détracteur prétend l’avoir fait jouer deux fois. On peut donc se demander s’il sait lire. Car ce module se nomme C1. C comme compétition.
Hidden Shrine n’est en effet pas une aventure « normale » mais un module de compétition. C’est écrit et même expliqué sur la couverture. Il est donc évidemment et forcément ultra-linéaire ; il ne peut même être que cela puisque la finalité de cette aventure consiste à juger ce que les joueurs peuvent accomplir dans un contexte en temps limité. Sa raison première et fondamentale consiste à proposer un challenge spécifique, limité à cette aventure et à elle seule. Alors soit l’arbitre est capable d’insérer ça harmonieusement dans une campagne, soit il prévient ses joueurs et recueille leur accord pour cette aventure particulière, soit il réécrit ou modifie ce qui le gêne. Mais reprocher à cette aventure d’être ce pour quoi elle est faite procède de la plus pure mauvaise foi, à moins que cela ne révèle un arbitre trop paresseux pour l’adapter.
Cependant le grand reproche, le principal grief, qu’on retrouve souvent à propos de Tomb of Horrors ou par exemple Tomb of the Lizard King, est d’être trop difficile. Les plaintes abondent. Ouiiin j’ai perdu mon mage 8e niveau dans Tomb of Horrors. Affreux : les aventuriers ne survivront jamais à Return to the Tomb of Horrors. Au secours mes joueurs m’ont reproché d’être tous morts dans Tomb of Horrors. Mon Dieu vous vous rendez compte qu’il est vraiment possible de vraiment mourir dans Tomb of Horrors ? Il y a vraiment des pièges mortels ! Il y a même des trucs dont on pourrait ne pas ressusciter – si si, ça existe !
Je n’invente rien : ça figure ici ou là. Monsieur Wick, américain et designer de jeux, explique même avoir été traumatisé par cette aventure pendant ses années de collège qui n’ont vraisemblablement pas dû se dérouler à Columbine ou Newton ou Parkland aux USA, pays du 2e amendement.
J’ai arbitré cinq fois Tomb of Horrors avec les résultats suivants : réussite par la moitié du groupe avec 1 mort, échec 0 mort (blocage de la progression et abandon), TPK, échec avec 1 mort (induction en erreur par la section finale), réussite totale.
J’ai aussi, récemment, achevé Tomb of the Lizard King en tant que joueur : réussite complète, 1 mort dans un groupe de 8 personnages.
Tomb of Horrors n’est pas une aventure facile. Elle est au contraire conçue pour être un sommet de difficulté, comme d’ailleurs la version Return de Bruce Cordell. Ce sont des aventures réellement dangereuses et même « méchantes ». En ce sens, elles sont extraordinaires. Mais le sont bien davantage les réactions qu’elles suscitent désormais.
A lire celles-ci, on a l’impression que D&D ne consiste pas en la confrontation avec une aventure dangereuse par l’intermédiaire de personnages mais en une sorte d’amusement garanti où il apparaîtrait profondément choquant de risquer quoi que ce soit en général et de perdre en particulier. Si les persos clamsent, c’est la faute du module, de l’arbitre, du designer, à pas de chance ; bref, tout plutôt que d’admettre qu’on n’a pas été à la hauteur du challenge.
Je ne vais pas prendre ici la peine d’expliquer comment des joueurs simplement bons se dépatouillent des pièges et risques qui offusquent tellement Mr Wick et consorts. Je rappellerai seulement que Robert Kuntz a réussi ce module seul, alors qu’il était conçu et arbitré par son créateur afin de détruire Robilar, son principal personnage.
Personne n’oblige les joueurs à tenter une aventure comme Tomb of Horrors, dont l’extrême dangerosité est archi-notoire, de même que personne n’oblige quiconque à tenter l’escalade de l’Everest ou la traversée de l’Atlantique en solitaire. Mais si l’on veut pouvoir se targuer d’avoir réussi ToH comme d’avoir vaincu l’Everest, alors il faut aussi accepter d’en payer le prix. Ce qui commence par admettre qu’en effet, tout le monde n’est pas Rob Kuntz ou Edmund Hillary.
Au delà, pareils piaillements semblent surtout symptômatiques de ce qu’est devenu l’appellation de jeu de rôle après son abusive appropriation par les jeux vidéos. Le vrai jeu de rôle est une expérience profonde, sans doute plus tragique que dramatique, inséparable du risque de déception et de perte. Car ce jeu a pour unique borne la mort, non la dernière page d’un livre ou la dernière image d’un film ou le générique final d’un jeu vidéo. La mort, la vraie : celle des cimetières, indépendante de tout mérite ou justice, définitive, irrémédiable et d’autant plus intolérable qu’elle n’a rien à voir avec le même mot employé dans un jeu vidéo pour désigner une disparition qu’on est accoutumé d’annuler par ressuscitation automatique ou recharge de la sauvegarde précédente.
Cette borne est par surcroît double, car elle comprend celle du personnage et celle du joueur, ambiguité décisive dans l’intérêt d’un tel jeu. Elle renvoie en effet au seul lot commun à toute vie.
Celui qui joue en ayant peur de mourir via son personnage ne joue donc pas au même jeu que celui qui a peur de perdre son personnage. Aucune de ces pratiques n’est illégitime en quoi que ce soit. Mais seule la première offre les véritables grandes joies et souvenirs, telle l’authentique fierté d’avoir vécu et survécu à Tomb of Horrors.
C’est cela que les épouvantés qui mettent cette fameuse aventure dans le même sac que le lamentable Castle Greyhawk de TSR ou qu’une bouse comme The Forest Oracle ne peuvent admettre. Alors ils étalent leur philistinisme sur internet en s’autoproclamant victimes de leur propre imbécillité. On les y laissera volontiers. Les pires modules de D&D seront toujours moins nombreux que ses pires joueurs.