L’hiver de George R.R. Martin

12 janvier 2016 par Kazz → Non classé
J’ai lu, dans sa version originale, tous les volumes de Song of Fire & Ice (en français : « le trône de fer ») de George « 2R » Martin. Les talents de l’auteur sont aussi nombreux qu’incontestables et tout a déjà été dit sur le formidable apport de son œuvre à la littérature médiéval-fantastique. Je suis de ceux qui considèrent qu’il a permis à cette littérature de franchir une étape décisive en focalisant son ouvrage sur des rapports humains et sociaux transposant les nôtres, et qu’il a ainsi ramené au grand public cette immédiate évidence du mélange du merveilleux et de l’humain qu’un Shakespeare emploie dans Macbeth ou Hamlet. On pourrait encore ajouter que le nombre et l’harmonie de ses trouvailles ne peut se comparer qu’à celles de Tolkien ou évoquer la qualité de ses dialogues, sans équivalent dans ce genre. C’est donc bien d’un lecteur admiratif et conquis par George R.R. Martin que proviennent les lignes qui suivent.

N.B. : Ceci ne doit pas être lu si on n’a pas préalablement connaissance de l’intégralité de l’oeuvre écrite du Trône de Fer, titrée A song of Fire and Ice en v.o., jusqu’à A Dance with Dragons, ou de la série jusqu’à sa saison 5 inclusivement.

Il y a environ un an, je me faisais les réflexions suivantes au sujet de cet auteur.

Sans George R.R. Martin ?

Je ne connais pratiquement aucun grand écrivain à part Albert Cohen qui ait produit un élément majeur de son œuvre à l’âge qu’atteint aujourd’hui George R.R. Martin. Ni Beckett, ni Gary, ni Tolkien, ni Asimov ni Wells, par exemple, qui ont vécu à cet âge, n’ont rien publié ensuite. L’énorme majorité des grandes œuvres littéraires est imaginée, conçue, et achevée par leurs auteurs bien avant 70 ans. Il y a certes des exceptions, telles Matheson, Bradbury, ou Silverberg ; mais même pour eux l’essentiel de leur œuvre est écrit avant cet âge. Et eux ne faisaient que ça.

Alors que l’on sait avec Marcel Proust que les (grands) livres sont « l’œuvre de la solitude et les enfants du silence » Martin, lui, s’occupe de plein d’autres choses. Il anime son cinéma à Santa Fe, édite ou même publie d’autres textes, blogue, participe à de nombreux événements, et va jusqu’à scénariser l’adaptation télévisuelle de son œuvre (étrange idée car l’élaboration littéraire n’est pas celle de l’œuvre audiovisuelle, et la seconde est très susceptible de parasiter la première).
Surtout, voici plusieurs années et tomes que Martin ne me donne plus l’impression d’éprouver quelque plaisir à son écriture à part celui de piéger son lecteur par des artifices de plus en plus épais. Il va même jusqu’à qualifier ses deux derniers livres de salopes mères de bâtards dans leurs postfaces respectives. Tout semble indiquer qu’il n’écrirait en quelque sorte que sous la contrainte. Et de fait, à son âge, jouissant de toute la gloire médiatique possible, avec de millions de fans pendus à ses faits et gestes, pourquoi se fouler ?

Par surcroît, Martin s’est à l’évidence emberlificoté en multipliant inconsidérément intrigues et personnages jusqu’à ne plus pouvoir les maîtriser. A l’instar des humains, les livres prennent facilement du ventre avec le temps. De la trilogie originellement prévue par l’auteur, le centre a enflé jusqu’à l’obésité. D’abord Storm of Swords qui a même dû être découpé en deux dans certaines éditions de poche. Mais c’est le bloc des 4 et 5e tomes : Feast for Crows / Dance with Dragons qui a, selon Martin lui-même, connu le plus d’inventions – et on est en effet assez estomaqué non seulement de l’inflation pas toujours justifiée des pages mais encore de l’irruption, par exemple, d’un Jon Connington : en quoi était-ce nécessaire ou même utile ? En quoi ces additions à des volumes déjà suffisamment conséquents pour ne pas éviter d’agaçantes longueurs ou disgressions apportent-elle quelque chose de meilleur que ce qu’aurait proposé la trilogie originelle ? Car d’un autre côté, elles démultiplient les difficultés d’intégrer avec cohérence des arcs de plus en plus nombreux et divers dans une résolution de l’intrigue fondamentale dont tout donne à craindre qu’elle laissera bien des éléments sans réponse et bien des inutilités en évidence.

L’aveu d’un non-événement

J’en étais resté là lorsque j’ai appris, sans surprise, la très prévisible nouvelle du nouveau report par George Martin de son Winds of Winter, qu’il faudra bientôt sous-titrer l’Arlésienne of Thrones. Ce n’est donc pas le fond qui m’a surpris mais bien l’étrangeté des explications qui l’accompagnent. Jusqu’à présent les erreurs de Martin pouvaient paraître imputables aux fatigues de l’âge ou à une célébrité éloignant de la dure réalité de l’écriture. Mais l’indulgence a des limites sans lesquelles elle n’est plus que faiblesse.

Dans un billet sur son blog largement repris les médias du monde entier, le Martin le plus célèbre du monde explique qu’il est en somme désolé de ne pas avoir pu remettre un manuscrit à son éditeur en état et temps permettant la parution de son sixième tome avant la sixième saison de l’œuvre audiovisuelle qui s’en inspire. C’est clairement prendre ses lecteurs pour des imbéciles, ce qu’il a, au vu des réactions suscités par sa complainte sur le même blog, apparemment raison de faire.

Martin a mis cinq ans à écrire Feat for Crows, six pour a Dance with Dragons ; onze ans au total pour deux livres (il en a fallu douze à Tolkien pour écrire l’intégralité du Seigneur des Anneaux ou à Rowling pour tous les Harry Potter). Par conséquent, avec un délai moyen de 5 ans et demie par volume, même à supposer que Winds of Winter ait pu paraître en 2016 avant la diffusion de la saison numéro six de la série Game of Thrones, son dernier opus, A Dream of Spring, ne serait quant à lui jamais paru avant la diffusion du dernier épisode de la série. Ce qui n’a pas été évité en 2016 n’aurait de toute façon pas été évité en 2017 : la série, que ce soit à la saison 6 ou 7, aurait assurément dépassé le livre. Alors quand Martin présente comme un événement ce qui était couru d’avance avec l’air contrit du cancre qui n’a pas réussi à rendre une copie trop difficile, il exagère.

Mais ce sont surtout les autres motifs de la complainte martinesque, car c’est bien d’une complainte qu’il s’agit, s’avèrent désolants.

Enième bal tragique à Westeros ?

Martin explique qu’il n’arrive plus à écrire parce que les délais l’ont toujours stressé et qu’il refuse désormais d’en subir un quelconque. Et là, ça ne va plus.

Aucun écrivain n’aime respecter un délai de rendu, ni aucun dessinateur, traducteur, designer, architecte, étudiant, livreur de pizzas. Personne n’aime être assujetti à une limite de temps et tout le monde affronte un stress lorsque c’est le cas. Si cela insupporte Martin au point qu’il refuse d’écrire, c’est qu’il peut se le permettre parce qu’il n’éprouve aucune nécessité personnelle le poussant à respecter un délai : il n’a nul besoin de publier un nouveau livre pour continuer à jouir de revenus aussi mérités que confortables et d’une notoriété aussi excellente qu’agréable quand cette dernière pourrait bien être affectée par un éventuel ratage que le déclin de qualité de ses deux derniers volumes peuvent laisser soupçonner. D’autant que Martin s’est mis tout seul sur le dos les délais dont il se plaint : personne ne l’a obligé à vendre les droits de son œuvre littéraire à une société de production audiovisuelle avant d’avoir fini de l’écrire.

S’il avait réellement eu besoin de Winds of Winter pour faire bouillir sa marmite, il l’aurait achevé depuis des mois. Mais voilà : Martin révèle qu’il est mécontent de ce qu’il écrit, qu’il se pose des questions, change et remanie sans cesse et que c’est pourquoi, concrètement, il n’écrit rien de neuf ; voici plus de 20 ans qu’il a entamé le premier tome, publié en 1996, de sa saga, et il n’a toujours pas de continuité narrative définitive ?

Contrairement à ce qu’il tente de faire croire, Martin n’est pas incapable d’écrire parce qu’il est stressé : il est stressé parce qu’il rechigne à écrire. Car il n’y arrive juste pas ou plus, cela non par la faute de délais ni intenables ni imprévisibles mais parce qu’il s’est complètement planté dans sa structure de récit au point ne plus pouvoir le maîtriser ; la simple mise en cohérence d’histoires de moins en moins convergentes nécessite un travail colossal qui dépasse sans doute les capacités de l’auteur isolé qu’il demeure. Il est évident que de nombreuses histoires, pas toutes d’un intérêt fondamental, se sont greffées sur la trame originelle depuis le début du tome 3 et qu’il va bien falloir en terminer et avec elles et avec cette trame ; tout cela laisse craindre que l’auteur essaye de s’en tirer avec une solution de facilité, par exemple en revenant brutalement à l’intrigue initiale quitte à zigouiller tout ce qui dépasse.

Les scénaristes de la série, eux, ne bénéficient pas des mêmes libertés : ils sont tenus par exemple par l’âge des comédiens et leurs contrats car, à la différence du livre, le film est une oeuvre collective. Ils ont donc dû tailler dans le vif et ainsi retrouvé l’essentiel, quitte à parfois rejeter des pans entiers d’histoires, dont certains pourtant pas inintéressants, parfois sans proposer une meilleure alternative (en particulier sur les vicissitudes de Daenerys à Mereen ou encore en omettant l’excellent Wyman Manderly). Mais au moins l’essentiel est-il là et on pourrait même trouver symptomatique que la série ait évacué un personnage aussi formidable que  Mance Rayder, qui plus est interprété par l’excellent Ciarán Hinds, alors que Martin a voulu le conserver au prix d’une énième réapparition d’un mort.

Le triste sort des livres

Ce qui permet à Martin de s’appuyer sur ce genre de divergences pour essayer de préserver l’avenir de ses livres en insistant sur leurs différences actuelles et à venir pour en déduire que décidément non, la parution préalable de la série ne ruinera pas l’intérêt des bouquins car, en résumé, elle ne fera pas office de spoiler puisqu’on en apprendra beaucoup plus par écrit. Il ajoute même qu’il lui est arrivé, à lui, George Martin, de lire des livres après avoir vu un film qui s’en inspirait et d’avoir beaucoup apprécié les deux ; donc son public en fera autant. Dans un prochain post, l’auteur expliquera que puisqu’il adore le gratin d’endives, ses lecteurs l’aimeront certainement eux aussi.

En réalité on a déjà appris dans la série, et non dans l’œuvre littéraire, et cela dès la saison 5 de 2015 et non en 2016 ou 17, le sort de Stannis Baratheon que Martin a obstinément évité d’écrire quitte à maintenir un suspense devenu grotesque au bout plus de de 800 pages. Et on imagine assez mal qu’il inverse dans son futur volume le sort de Jon Snow tel qu’infirmé ou confirmé par la saison six de la série.
La vérité est donc que spoilers il y a eu et il y aura. Et qu’aussi, comme il l’avoue implicitement dans les derniers paragraphes de son article de blog, la série a pris le dessus sur le roman.

Bien sûr, Martin joue sur du velours. Il peut certes exaspérer son lectorat, ses livres continueront de se vendre, y compris ceux à venir: non seulement la série leur aura fait une publicité supplémentaire mais on voudra découvrir l’étendue des divergences annoncées entre les versions littéraires et audiovisuelles. Elles ne feront pas défaut, la seconde s’étant déjà débarrassée toute seule de Selmy et de Stannis, voire bientôt de Jorah Mormont, ou semblant n’avoir rien à cirer des Greyjoys, ou encore s’emparant de Shireen Baratheon pour jouer elle aussi au sadique martinien. Il y aura donc largement de quoi alimenter des centaines de comparaisons et  « what if ». Mais c’est un triste sort pour une oeuvre littéraire porteuse de tant d’ambition que de finir en Wikipédia de la série audiovisuelle qu’elle a inspiré.

Et le Trône de fer est attribué à : HBO.

Néanmoins, le degré de faiblesse où en est réduit l’auteur de Clash of Kings se révèle lorsqu’il nous écrit en janvier 2016 que parmi les personnages qui pourraient avoir un grand rôle dans les deux livres à venir figure… Quentyn Martell. Or l’infortuné Quentyn Martell meurt en plein milieu de Dance with Dragons après une histoire au demeurant plutôt faible qui s’achève en rôti pour les ex-bébés de Daenerys. Alors ou bien Martin envisage de ressusciter le malheureux Quentyn, ou bien ce personnage assez secondaire n’est pas vraiment mort lui non plus, ou bien George Martin ne sait plus ni où en sont ses personnages ni même ce qu’il en a écrit.

Pourtant George Martin écrit, fort honnêtement : je n’y arrive pas ou pratiquement plus, bien que j’essaie, et c’est de ma faute et ma seule faute. Aurait-il borné à pareille sincérité son billet, eh bien à l’impossible nul n’est tenu : l’auteur a le droit de ne pas continuer A song of fire & ice, de coincer sur la page blanche, de s’être planté, et même d’envoyer paître son lectorat au profit de son audience télévisuelle.
Mais il n’en est pas resté là : il feint d’être principalement en train de continuer A song of fire & ice, il prétend abusivement être stressé par des délais, il fait comme s’il ne s’était pas planté dans ses intrigues, et il nie même avoir envoyé paître son lectorat au profit de son audience télévisuelle.
Parce qu’il n’ose pas assumer sa trahison d’une littérature qui l’a fait au profit d’une télévision qui le paye, George Martin cherche à dissimuler qu’il a concrètement refilé les clefs du camion à HBO et que ça lui va tellement bien qu’il se consacre depuis quatre ans à pratiquement tout plutôt que d’affronter le dur labeur de l’écriture littéraire qui lui permettrait d’achever de son ouvrage. Cela, il ne veut ni l’admettre, ni l’avouer. Alors tour à tour larmoyant, râleur, séducteur, il incline de plus en plus à prendre ses lecteurs pour des jambons auxquels il a déjà servi la mort de Jon Snow, l’utilité de Rickon Stark, ou l’avenir de Quentyn Martell.

Tout cela est éminemment regrettable. La vérité est que la lecture de Winds of Winter, s’il paraît un jour, ne sera plus jamais celle de Clash of Kings ou de Feast for Crows : en 2016, l’histoire du trône de fer est devenue un scénario audiovisuel complété a posteriori par une oeuvre littéraire et non plus l’inverse. Que Martin n’en soit pas très fier, c’est fort possible. Mais il n’en reste pas moins que cette année voit le producteur et scénariste de la série Game of Thrones supplanter pour la première fois l’auteur des formidables romans éponymes. Et ainsi, à compter de Winds of Winter, l’idée et l’image que les lecteurs se sont faits de Daenerys, Jon, ou Littlefinger grâce aux libertés de la lecture passe-t-elle définitivement derrière ce qu’en imposeront les comédiens, décorateurs et réalisateurs de l’oeuvre audiovisuelle. Il faudra que Martin fasse vraiment très fort pour réussir à compenser cela dans ses parutions à venir. Alors je souhaite vraiment me tromper en y voyant le mauvais signe du commencement de l’hiver d’un écrivain.

2 commentaires sur “L’hiver de George R.R. Martin

  1. Point de vue qui fait mal, mais que je trouve à titre personnel très juste.
    La théorie qui sous-tend l’article et par laquelle celui-ci se conclue m’apparaît en effet tristement pertinente. Ceux qui étaient fier d’avoir lu le livre, d’avoir nagé dans sa complexité, et qui étaient heureux d’en voir une sorte de résumé haut en couleur sur l’écran vont bientôt rejoindre la masse des américains moyens abonnés à HBO pour suivre le match Lannister/Targaryen entre deux pages de pub.
    Et oui, la série, au lieu d’être le réceptacle du questionnement « comment vont-ils mettre tel évènement en scène ? » va devenir le lieu de révélation des intrigues.
    L’image du livre devenant le wikipédia de la série montre également à quel point, au fond, la série est inférieure en détail au livre (point également détaillé dans l’article), ce qui me rend d’autant plus triste.
    Bref, je rejoins l’analyse dans son ensemble, y compris sur la dérobade de Martin, à propos de laquelle je commence à trouver gonflant de devoir à chaque fois commencer par s’excuser et professer son admiration pour avoir le droit de s’étonner de son comportement.

    Winter is coming… on HBO.

  2. Vos arguments sont assez convainquants mais je reste bon public du livre et de la série même si, c’est vrai, je trouve que les derniers volumes trainaient parfois un peu en longueur et que certains personnages voire POV n’étaient franchement pas indispensables.
    En revanche, j’aime bien l’incertitude qu’il entretient. Aucun personnage n’est immortel ni même fatalement définitivement mort. Sans parce que cela me rappelle les comics de mon adolescence et le retour du super vilain qu’on croyait morts…

Laisser un commentaire