J’ai cité dans un article précédent Sean K. Reynolds, que je trouvais alors intéressant. Malheureusement, il s’est depuis avéré que celui-ci ne vieillit pas très bien. La morale est le passeport de la médisance, disait Napoléon ; elle est parfois aussi celui d’une saloperie tellement ordinaire qu’elle ne vaudrait pas qu’on s’y arrête s’il ne s’agissait cette fois de défendre l’ambulance qu’est devenue le jeu de rôle contre des pignoufs du web.
Ainsi, en avril 2016, Mr. Reynolds a cru opportun, et peut-être profitable (18 mois avant l’affaire Weinstein : y en a qui ont du flair pas récompensé), de publier sur son blog un court billet intitulé « Tabletop Gaming Has a Sexual Assault Problem », impliquant donc que le jeu de rôle serait porteur d’un problème d’agressions sexuelles. Le contenu du billet : des recommandations qui relèvent de la plus élémentaire décence, ne dément pas cette impression ni l’intention moralisatrice de l’auteur.
A cet effet, Mr. Reynolds se base sur deux éléments factuels : un article de blog, et un cas judiciaire. Qu’on va donc examiner afin de mieux se convaincre de l’importance du message qu’il entend nous délivrer.
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L’article de blog, courageusement anonyme, lance dès son titre l’alerte suivante : le jeu de rôle sur table a un problème de terrorisme par des hommes blancs. Les rôlistes somaliens ou rwandais doivent en effet avoir d’autres problèmes.
Le contenu se compose d’une litanie d’assertions et d’anecdotes invérifiables car aussi anonymes que leur rédactrice, qui se veulent accablantes contre la gente masculine blanche en général et ses joueurs de jeu de rôle en particulier. On y lit des phrases aussi révélatrices que celle-ci : “The prominence of white male terrorism in the geek community is obvious to everyone except straight white men.” A cet égard le sexisme du Seigneur des Anneaux, bible de bien des rôlistes, où tous les grands personnages féminins sont des gentils et tous les grands méchants masculins, a assurément quelque chose de terrifiant. Mais je tiens surtout à indiquer ici combien je suis scandalisé qu’aucune de mes épouse ou compagne, ni ma fille, ni aucune de mes amies, ni aucun mes amis non blancs n’ait jamais, en plus de trente ans de jeu de rôle, cru bon de m’avertir que je fréquentais un milieu terroriste. Toutefois, cela peut se comprendre pour ce qui est de mes amis masculins ayant évité d’être blancs, car un peu plus loin ce sont bien tous les hommes, cette fois indépendamment de leur couleur de peau, qui sont complices (« #allmen are complicit in the harassment ») de ce que je rappelle être un délit. Finalement, rwandais et somaliens ne s’en tireront pas si facilement que ça.
L’audacieuse rédactrice anonyme apparaît pourtant s’obstiner au jeu de rôle avec une bravoure qui confine à la témérité puisqu’ayant commencé cette activité selon elle à 13 ans (« I am thirteen years old and in a game store for the first time. I examine their selection of dice and take them to the counter to pay.”), vingt ans plus tard elle continuait de régulièrement fréquenter de ces hommes blancs tous terroristes, harceleurs, agresseurs sexuels, ou les non-blancs tous complices des précédents ( “It’s my hobby. I love it. I’ve been doing this for twenty years.”). Et elle a persisté malgré des agressions si nombreuses qu’elle-même en perd le compte : “It is 2001, 2002, 2003, 2004, 2005, 2006, 2007, 2008 and hands are on my ass and breasts and all over my body. Groping, fondling, feeling whatever they please”. Huit ans à se faire caresser, palper, tâter par des mains aussi anonymes que cette dénonciation : ce n’est plus du hobby mais de l’abnégation et même de l’immolation. D’autant qu’il y a des chiffres, explosifs, qui auraient dû la mettre en garde (« Harassment in nerd hobbies has been quantified and studied and the results are appallin » : le lien supposé renvoyer à une étude ou un chiffrage à l’appui mène à une page Facebook qui n’en comporte aucun et traite du cosplay, hobby qui consiste à se costumer comme un personnage de fiction ; on cherche le rapport avec la choucroute).
Il serait donc temps, selon l’anonyme bloggeuse, que ces violeurs que sont les joueurs (« The gaming community has some of the worst excesses of rape culture ») soient… au fait, soient quoi ? émasculés ? éradiqués ? écartelés, dépecés, pulvérisés ?
Il est en tout cas grand temps de cesser la lecture de pareilles imbécillités pour déplorer que Sean Reynolds ait cru utile d’en faire la publicité.
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La seconde référence du sieur Reynolds renvoie à un cas judiciaire qu’il appuie de deux liens renvoyant l’un à un unique compte-rendu de presse, l’autre à l’accueil d’un site officiel qui, après exploration, m’a permis de dénicher le jugement, rendu en 2013 par une juridiction du Manitoba (Canada). Ce qui constitue enfin une référence sérieuse.
Les faits. Madame Garland est depuis janvier 2009 vendeuse dans une boutique canadienne. Elle se plaint auprès de son patron, Monsieur Tackaberry, d’un harcèlement sexuel commis par un client, Monsieur Berg, qui fréquente régulièrement le magasin. Monsieur Tackaberry ne fait rien à ce sujet et la licencie en mai 2010. Le jugement ne précise pas que Madame Garland aurait auparavant ou concomitamment signalé ces faits à quiconque d’autre, y compris un témoin, tiers, ami. Le 25 octobre 2010, elle agit en justice contre Monsieur Tackaberry pour être indemnisée au motif qu’il ne l’a pas protégée de ce harcèlement. Messieurs Tackaberry et Berg nient les faits qu’ils prétendent inventés par la plaignante.
Il s’agit donc d’un litige entre un employeur et une ex-employée, porté en justice par celle-ci six mois après la cessation des faits invoqués. Le jugement ne précise pas si la boutique de Monsieur Tackaberry vendait des jeux de rôle ou leurs accessoires, ni si elle y était spécialisée, ni n’établit ou même fait allusion à quelque lien entre le jeu de rôle et les faits qu’il traite. Le mot « game » n’y figure d’ailleurs nulle part, même dans les témoignages recueillis.
Le juge va se déterminer par plusieurs témoignages et interrogatoires pour la culpabilité de Monsieur Tackaberry qui sera principalement condamné à verser 7750 $ à Madame Garland en indemnisation de son préjudice moral. Monsieur Berg n’est ni condamné, ni poursuivi.
Résumons. On est en présence d’une décision de condamnation d’un ex-employeur qui, au motif de son inaction, doit indemniser la victime d’un harcèlement sexuel sans que l’auteur de ce harcèlement, identifié et présent aux débats, ne soit poursuivi, y compris par la victime. La logique de la common law défie décidément celle de notre bon vieux droit français.
Mais surtout, relier au jeu de rôle cet unique litige relatif à des faits commis au Manitoba en 2009-2010 n’a aucun sens. D’abord parce que le litige en question n’a aucun rapport avec ce type de jeu et porte sur une relation de travail. Ensuite parce que même à imaginer un tel rapport, le raisonnement induit par Reynolds impliquerait que parce qu’une seule vendeuse dans une chocolaterie a été reconnue en justice victime de harcèlement sexuel commis par un client, tous les amateurs de chocolat ont un problème de harcèlement sexuel, quelque soit leur âge, qu’ils demeurent à Vladivostok, Dublin ou Bogota, Or c’est bien ce que tente d’affirmer Reynolds au sujet du seul jeu de rôle sur table – ceux sur ordinateur sont épargnés, on ignore pourquoi.
Résumons encore : à partir d’un ramassis de fadaises sans queue ni tête commis par un(e) anonyme sur internet et d’un cas judiciaire qui remonte à six ans sans aucun lien avec le jeu de rôle, le sophiste Reynolds s’emploie à relayer et alimenter une culpabilisation au sujet de leur sexualité des quelques pratiquants qui restent au jeu de rôle sur table, activité où la probabilité de croiser une femme est hélas à peu près celle de sortir un 20 naturel. Certes, il y a forcément chez les rôlistes une proportion d’imbéciles, de malotrus, de salauds, et de violeurs identique à celle du reste de la population. Mais strictement rien de ce que relate ou cite Reynolds n’alimente ni ne fonde son propos dirigé à l’encontre des seuls rôlistes. Or attaquer quiconque sur sa sexualité est toujours révélateur d’une profonde bassesse d’âme et cela inclut en premier les violeurs et agresseurs sexuels, mais l’attaque verbale est aussi une attaque.
Sa reprise de l’article de blog dont j’ai parlé est à cet égard édifiante. Y compris sur la méthode : malgré des décennies de jeu de rôle, Reynolds n’appuie pas son propos par des faits qu’il aurait personnellement observés ; il se borne à relayer un racontar à partir duquel il généralise. Pourtant, personne ne recommande de généraliser à partir du cas de cette femme qui avait inventé une agression sexuelle commise dans le RER ou de celle qui avait inventé son viol ou de la fausseté d’accusations de pédophilie ou de harcèlement sexuel que j’ai bien plus d’une fois vu avouée à la barre, pour en conclure que « les » femmes, toutes les femmes, auraient un problème avec la dénonciation calomnieuse, alors même qu’on a mis en examen et parfois écroué des innocents sur la base de ces mensonges. Reynolds ne l’aurait pas fait non plus. Pourquoi, alors, généralise-t-il s’agissant des rôlistes ? Parce qu’il en est un ? Parce que ce sont pour la plupart des hommes ?
En fait, non : c’est juste que Sean Reynolds est un adorateur de Lolth. Il n’ose pas nous l’avouer, faire son coming-out : c’est un timide, tout le monde n’a pas les ex-couilles de l’ex-Paul Jaquays ; alors il fait le Grima Wormtongue en prenant des circonlocutions et des parallèles débiles pour nous mener vers le culte de la Grande Araignée via internet. Car quand il ne descend pas dans sa cave pour sacrifier à sa déesse un nouveau-né mâle, il s’y épanche, comme tout bon serviteur des Abyssaux de nos jours. Il peut ainsi oublier qu’il est un marginal comme il écrit lui-même penser que les rôlistes le sont. Et puis il y fait de jolies rencontres anonymes avec des bloggeuses achtement intéressantes et supérieurement victimes. Et ainsi, Lolth soit louée, il se sent moins marginal.
Vrai : calomnier, c’est pas bien difficile.
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P.S. : Sur le vrai harcèlement sexuel, délit puni par l’article 222-33 du code pénal, notamment commis sur internet et notamment sur ses victimes les plus gravement atteintes : les mineurs, ce site, parmi tant d’autres, joignable au 0800 200 000. Et aussi, rapidement de préférence, les policiers.