Je n’ai jamais adhéré à Runequest, ni au système Chaosium employé dans la plupart des jeux publiés par cette excellente maison. Je ne crois en effet pas que le système d’un jeu de rôle puisse être pensé indépendamment du thème auquel il s’applique car c’est ce système plutôt que le thème qui détermine en réalité l’intérêt pour un jeu. Le rugby à XV, le jeu à XIII, le football américain ou le football gaélique ont grosso modo le même thème et pourtant ce sont des sports très différents suscitant des intérêts tout aussi différents. Ce n’est pas parce que les règles de Call of Cthulhu fonctionnent bien dans le contexte lovecraftien qu’elles ont valeur universelle à quelques détails près. Et ce n’est pas parce que Glorantha est un monde exceptionnellement riche que ces mêmes règles suffisent à le rendre attrayant.
L’escarpée Glorantha
Greg Stafford, qui vient de disparaître, entretient avec Glorantha un rapport voisin de celui de Tolkien avec Middle-Earth en ce sens que la création du monde imaginaire remonte à son adolescence et préexiste à une adaptation au jeu de rôle. A la différence de Greyhawk, Golarion ou Forgotten Realms, Glorantha n’a pas été conçue pour ou en fonction d’un jeu ; c’est à l’inverse un jeu, Runequest, qui a été créé en fonction du contexte que ce monde proposait. C’est l’intérêt, mais aussi la limite, du tandem Runesquest – Glorantha, ce procédé de couplage étant à la base de la plupart des jeux de chez Chaosium ou qui en dérivent. Le sous-titre de la dernière édition de Runequest l’affirme clairement : « Roleplaying in Glorantha ».
Ainsi, la conception staffordienne du jeu de rôle consiste-t-elle à définir le personnage par le contexte où il va évoluer plutôt que par ses fonctions ou capacités intrinsèques.
Pourquoi ? Le principal problème me semble résider dans l’absence de porte d’entrée idoine. Définir l’attrait de Glorantha par la rivalité entre Empire Lunar et barbares de Sartar, est un peu court : pas la peine d’inventer un monde entier s’il s’agit seulement de représenter une variante du conflit entre Rome et les barbares de ses frontières septentrionales.
Par ailleurs, Griffin Mountain ou Pavis sont de très remarquables modules, mais ils ne suffisent pas à éclairer le monde tel qu’on devrait pouvoir se le représenter. Ils servent de repères, non de fil rouge.
Je crois cependant que la principale difficulté vient d’une richesse certes exceptionnelle mais qui défie l’explication. Découvrir cet univers par la lecture équivaut à affronter une encyclopédie aussi excitante qu’un manuel de fiscalité. Pour reprendre une expression chère à l’anglophonie, la courbe d’apprentissage est pour le moins raide, voire escarpée. L’ensemble de détails géographiques, historiques, sociaux dépasse celui de tout autre monde de jeu, mais il dépasse aussi les capacités d’apprentissage et surtout d’intérêt du lecteur moyen. Qu’on lise cultes de Prax, disponible en libre accès sur internet : tout y est et bien plus et bien trop.
L’idée sous-jacente consiste à permettre l’insertion des joueurs dans le contexte proposé afin qu’ils se comportent en fonction d’un culte et d’une culture abondamment détaillés. Mais aucun repère ne préexiste chez le néophyte de Glorantha ; ni Frodo Baggins, ni Tyrion Lannister, ni Conan le Cimmérien, ni Souricier Gris, Elric le Nécromancien, Corwin d’Ambre, Ulysse d’Ithaque ou Lancelot du Lac ne l’ont jamais fait découvrir, fusse par ouï-dire. Pourtant, il ne faut pas connaître ces cultes et cultures de Prax pour bien les jouer mais d’abord pour avoir envie de les jouer. Or la motivation pour étudier Cults of Prax comme pour incarner un elfe qui est une plante ou un nain qui est en pierre ou un humain à tête de canard afin d’obtenir le privilège d’arpenter Glorantha ne va pas de soi, surtout quand Middle Earth, Lankhmar, ou Hyboria ont été rendus accessibles par des oeuvres autrement plus séduisantes que les entrées d’encyclopédie imaginées par Stafford.
Les niches à la rescousse
C’est ce qu’a bien compris Chaosium en déclinant son concept à des mondes déjà connus des protagonistes via les œuvres de Moorcock ou Lovecraft ou les légendes Arthuriennes, de même que d’autres compagnies se basèrent sur Middle Earth ou Star Wars. L’idée vendeuse consistant en : venez jouer un personnage dans l’univers que vous adorez déjà. De son côté, partant d’un raisonnement similaire, TSR/Wizards choisissait le parcours inverse en publiant des romans situés dans les mondes de Forgotten Realms ou de Dragonlance afin de susciter l’envie d’y jouer.
Un tel système n’a en effet pas d’autre vocation que celle d’outil, avec les limites qui cela suppose. Ainsi, l’emploi des compétences, mécanique fort efficace pour résoudre tout type de situation, handicape lourdement la caractérisation psychologique du personnage. En effet, d’une part ces compétences sont arithmétiques alors que les situations qu’elles régissent ne se présentent pas sous forme de chiffre. Avoir une compétence de chasse de 30% ne me dit pas si je sais poser des collets, suivre la piste d’un sanglier, tirer un lièvre à l’arc, m’occuper de chiens ratiers ou participer à une chasse à courre ; ce pourcentage ne sert qu’à la mécanique du jeu : il me permet de dire je pars à la chasse, de tirer un dé, et que l’arbitre réponde que j’ai trouvé du gibier ou pas. D’autre part, ces compétences sont beaucoup trop nombreuses pour permettre de former une image précise du personnage dans l’esprit du joueur : ce n’est pas en parcourant une vingtaine de pourcentages qu’on se fait une idée de quiconque. Sherlock Holmes a sûrement 100% en investigation, mais ce n’est pas ce qui en fait Sherlock Holmes.
La définition du personnage dans ce système repose donc essentiellement sur l’idée que va s’en faire un joueur dépourvu de tout soutien de la mécanique des règles à cet égard et ainsi réduit à attendre de l’arbitre qu’il rende le contexte intelligible et séduisant. Ce joueur a donc intérêt à bien connaître par avance ce contexte puisque seul celui-ci lui permettra de se faire une idée convaincante et entraînante du personnage qu’il va incarner ; sinon ce sera bien plutôt ce personnage qui incarnera le joueur. Pour jouer à « 221B Baker Street : le jeu de rôle », il devient presque indispensable, avant de jouer, de connaître ou s’intéresser à l’Angleterre victorienne ou à l’oeuvre de Conan Doyle. D’où l’utilité de prendre celle de célébrités comme Moorcock ou Lovecraft pour contextes. Cependant, ce système implique aussi qu’on va jouer dans Melniboné ou Camelot ou Arkham ou Londres avec la même mécanique et peut-être bien à la même chose.
En fin de compte, Greg Stafford est probablement l’inventeur du jeu de rôle de niche, où l’appel du contexte est plus déterminant que l’envie de pratiquer un jeu de rôle. En son temps, c’est à dire au siècle dernier, ce pari n’était pas idiot, les capacités de l’informatique étant alors loin de rivaliser avec ce qu’offre le partage d’imaginaire inhérent au concept du jeu de rôle. Mais aujourd’hui, entre apprendre Glorantha et lancer the Witcher, le choix est en général vite fait.
Les jeux de Chaosium sont les plus incitatifs à jouer véritablement un rôle, tant ils visent et gratifient l’incarnation du personnage. Ils sont destinés aux purs joueurs de rôle ou aux amateurs des niches fictionnelles proposées par ces jeux. Ils sont pensés un peu comme une pièce de théâtre, où la scène et le déroulé se suffisent à eux-mêmes. C’est y participer qui compte, non le gain à la fin de l’histoire. Belle ambition, mais qui porte aussi la marque d’une époque où l’internet n’existait pas.
A l’antipode de ces jeux se situe le système Pathfinder, avatar du D&D qui, agrémenté de ses extensions, constitue le terrain idéal des grosbillistes experts en minimaxage et en interprétations de règles. Pourtant, ce sont bien ces pauvres « donjonneux » dont se gaussaient abondamment les élitistes aficionados de Chaosium dans les années 1980 qui ont gagné la partie au XXIe siècle.
Runequest et D&D
Au moment où ceci est écrit, comme d’ailleurs hier, un seul jeu de Chaosium figure parmi les plus répandus : l’inévitable et très réussi Call of Cthulhu. Les trois premières places sont occupées par le système dont Stafford a pris le contrepied : D&D et ses dérivés. Runequest, qui en est à sa 7e édition parue cette année, rassemble moins de joueurs qu’AD&D, arrêté au siècle dernier. En 2018, AD&D et OD&D réunis pèsent dix fois Runequest et plus que Call of Cthulhu.
Cela parce que D&D n’est ni « générique » ni spécifique à un monde ou une œuvre. Il est seulement mais parfaitement adapté à l’heroïc fantasy, ni plus ni moins. Il ne prétend pas nous plonger dans Tolkien ou Moorcock et ne l’empêche pas non plus. Il a d’emblée introduit des créations originelles extrêmement utiles, avec lesquelles aucun autre système ne rivalise : le Beholder, l’Umber Hulk, le Gelatinous Cube ou le Mind Flayer, entre autres.
Surtout, le système D&D a élaboré son propre contexte non par des mondes préexistants ou subséquents qui ne sont en réalité qu’un support parmi d’autres, mais par ce qui constitue le cœur véritable du jeu, son intérêt fondamental, ce que l’énorme majorité des joueurs recherche en premier : le scénario.
Les anglophones Gygax et Arneson ont appelé « roleplaying » l’activité ludique qu’ils avaient inventé, ce qui a pu contribuer à l’erreur de Stafford. La langue française, qui l’appelle jeu de rôle, est un peu plus longue, mais aussi un peu plus sage. Car un jeu de rôle est bien en premier un jeu.