En cette période de Toussaint, une pensée pour l’un de ces très grands qui après Gygax, Arneson, et autres Bledsaw ou Moldvay, vient de nous quitter.
Greg Stafford fut un auteur, notamment de jeu de rôle. Son œuvre majeure, celle d’une vie, s’appelle Glorantha, monde imaginaire dans lequel se déroule Runequest, système de jeu de rôle conçu pour celui-ci. Glorantha, qui paraît initialement en 1975 et 1978, possède à la fois une originalité profonde et une richesse exceptionnelle qui en font une création probablement sans équivalent dans l’histoire du jeu de rôle. La comparaison avec Greyhawk, paru en 1980, s’avéra douloureuse pour ce dernier, ce qui est une des raisons ayant amené TSR à se focaliser sur le Forgotten Realms d’Ed Greenwood lors de la 2e édition d’AD&D afin d’avoir de quoi rivaliser avec Chaosium.
Cependant Stafford est au moins autant connu pour avoir été un exceptionnel créateur de systèmes de jeu ainsi que le fondateur et directeur de Chaosium, sans doute la plus féconde compagnie de l’histoire du jeu de rôle, éditrice entre autres de Runequest, Pendragon, Call of Cthulhu. Ces incontestables réussites confèrent à Stafford un palmarès d’une étendue dont aucun autre créateur de jeu de rôle, Gygax y compris, ne peut se targuer.
Stafford fut l’un des premiers à comprendre l’intérêt de se démarquer des paradigmes proposés par D&D et les systèmes qui s’en inspirent. D&D est originellement fondé sur un wargame et inspiré par les lectures « pulp » de Gygax, c’est à dire principalement Howard, mais aussi par Tolkien, Vance, Leiber. Il en ressort un système corseté par des classes de personnages aux finalités relativement restreintes. L’ensemble du jeu est axé sur le combat-quête permettant la progression du personnage dans un parcours préétabli via un système de niveaux qui n’a guère d’autre fondement que la mécanique ludique. Le concept de gagner, hérité du wargame, est encore à la base du jeu : on gagne des points d’expérience, eux-mêmes convertibles en puissance, par le simple effet de survivre et de réussir l’aventure. L’accent mis sur cette mécanique ludique dans un système cohérent est une des clés du succès de D&D et de ses successeurs, notamment grâce à sa facilité d’appréhension par la solution immédiate et simple qu’il apporte à la grande question : « c’est quoi le personnage que je joue ? ». C’est aussi la source de son déclin dans la mesure où ces paradigmes simplissimes sont aisément reproductibles par les jeux de rôle sur informatique.
Stafford a au contraire inventé, avec notamment Steve Perrin et Sandy Petersen, des systèmes visant à mettre la vérité et la complexité du personnage au centre du jeu et de ses règles. Les systèmes staffordiens privilégient la réalité psychologique et physique du personnage au détriment de la question du gain et du scénario événementiel. Chez Stafford, le personnage est un outil au moins autant qu’un but. D’emblée, Runequest dédaigne le système de classes et niveaux pour prôner une composition en skills (capacités) progressifs et aménageables, au lieu de paliers fixes. En découle dès 1980 le Basic Role Playing (BRP, également appelé système Chaosium) où le d100 règne encore plus que le d20 en D&D : un ensemble de règles à vocation universelle en ce que destiné à tout type de contexte, tout à la fois simple et efficient (seulement 16 pages dans la version initiale). Cette idée fera de fameux émules, tel le GURPS de Steve Jackson, et a considérablement inspiré le d20 system dont dérive Pathfinder.
Le rappel constant à la fragilité physique du personnage, la primauté de ses déterminants mentaux (culturels, religieux, professionnels…) sont aussi la marque de l’apport fondamental de Stafford au jeu de rôle. Lorsque, dans Pendragon, il privilégie le concept de lignée à celui de personnage, il installe l’épopée directement au centre du jeu, rapprochant le jeu de rôle de la saga théâtrale, dans la veine des deux tétralogies de Shakespeare qui vont de Richard II à Richard III.
Autant de créations révolutionnaires qui font de Stafford l’un des plus grands inventeurs du jeu de rôle classique, dit aujourd’hui de table.
Je le dis d’autant plus volontiers, avec d’autant plus d’estime, que je n’adhère pas. Je ne suis radicalement pas « staffordien ». Je m’en expliquerai très prochainement. Mais quoi qu’il en soit, Greg Stafford a assurément sa place au panthéon des rôlistes, au tout premier rang.