Rectifications sur l’histoire du D&D

20 janvier 2019 par Kazz → Non classé

Tout praticien de quelque activité que ce soit, lorsque cette activité devient l’objet d’une attention médiatique, est confronté au constat de l’écart souvent phénoménal entre la réalité de cette activité et ce qu’en traduisent les observateurs qui prétendent la retracer.

Il y a fort longtemps, me trouvant un peu connaisseur de certains domaines ou dossiers, j’ai été stupéfait de découvrir ce qu’en relatait la presse et qu’en disaient parfois des politiques. Je m’en ouvris à mon chef sur le mode « Mais ce n’est pas du tout ça, c’est complètement faux » ; ce dernier sourit devant tant de naïveté et me raconta plusieurs affaires dans lesquelles il était intervenu, notamment au sujet d’un risque industriel, d’un licenciement de grande ampleur, d’un célèbre scandale politique. « Les dossiers sont aux archives, vous pouvez aller les consulter » termina-t-il, toujours souriant. J’appris ainsi combien la vérité pouvait parfois être ailleurs, comme le clamerait la série X-Files quelques années plus tard, dès lors qu’on n’écrit pas sur un sujet qu’on connaît mais sur un sujet dont on veut informer.

C’est ce même phénomène que suscite parfois, l’étonnement en moins, ce que je lis sur le jeu de rôle depuis près de 40 ans que je m’y intéresse et le pratique. Le degré d’incompétence fut d’abord poussé à un point extrême, l’observation cédant alors à l’idéologie ou à la bêtise crasse. Mais depuis que l’accumulation des décennies a affirmé le caractère relativement inoffensif, voire désuet, du jeu de rôle sur table, un certain sérieux s’est emparé de ceux qui écrivent à son sujet. Je ne peux néanmoins m’empêcher de penser que parmi ceux qui lui consacrent aujourd’hui des études parfois intéressantes et justes, parfois pédantes ou absconses, nombre auraient hier tout aussi doctement écrit sur le danger et la perversion de cette activité qui passa pour sectaire voire satanique.

Reste que plus de quarante ans d’existence ont amené le jeu de rôle à devenir aussi l’affaire de sa propre histoire, sous forme de livres d’enquêtes ou de souvenirs, de biographies, de mémoires universitaires, de thèses, d’ouvrages de sociologues…. De tout temps il y eut des gens qui pensaient intéressant ou profitable d’en parler. J’en fus, un petit peu. Aujourd’hui, le jeu de rôle a même sa radio en français.


De tant d’auteurs scientifiques, biographes, experts, journalistes, le modeste témoin que je suis ne peut que subir des révélations qui l’éclairent ou le détrompent. Car à moi aussi on a raconté des histoires que j’ai avalées et parfois même retranscrites et parfois à tort.

Or j’ai été ces derniers temps l’heureux destinataire de plusieurs volumes relatant histoire de Dungeons & Dragons, ce qui m’a incité à faire le point en la matière : ces quelques décennies d’un jeu qui, pour moi comme pour bien d’autres, a eu une très grande importance et qui, comme pour un peu moins d’autres, continue après tout ce temps de l’avoir. En lisant ces livres ainsi que divers matériaux et publications, j’ai, en fait, trouvé un peu de tout : des légendes bâties sur des racontars, des versions servant des intérêts particuliers ou journalistiques, mais aussi des relations de faits cohérents basés sur des démonstrations étayées. En recoupant les uns avec les autres et avec mes quelques souvenirs personnels, j’ai retrouvé des fariboles que je savais fausses mais en ai découvert que j’avais crues vraies.

Il m’a donc semblé utile d’établir ici une forme de mise au point rectificatrice de nombre d’erreurs que j’ai moi-même relayées sans le savoir à ce sujet. Et ce sujet, c’est avant tout celui autour duquel tourne toute l’histoire du D&D, ainsi qu’il l’a lui-même voulu et en était parfaitement conscient : Ernest Gary Gygax.

Cette mise au point abordera principalement trois aspects où des rectifications s’imposent : la genèse de D&D et AD&D, la conduite du jeu dans les années 1982-85, l’éviction du fondateur de TSR.

I – L’escamotage de David Arneson

Le premier aspect à rectifier est la légende, à laquelle j’ai longtemps cru, de la naissance du jeu de rôle d’après le wargame Chainmail, inventé par Gygax et devenu D&D grâce à l’aide de David Arneson.

Oui : ainsi qu’elle l’affirme de longue date, la branche arnesonienne de l’invention du jeu de rôle moderne remonte en effet à D. Wesely, officier qui animait dès les années soixante un club de wargames à Minneapolis auquel participait David Arneson. C’est bien Wesely qui a avant tout le monde l’idée de ramener le jeu à l’échelle 1/1 (1 pion = 1 individu), qui invente le rôle actif de l’arbitre, et qui emploie des dés polyhédraux dans son système appelé Braunstein, ce qu’Arneson traduira ensuite dans Blackmoor, où il déplace le wargame dans un contexte de château et de souterrains, inclut des créatures à pouvoirs extraordinaires et des buts non forcément « wargamiques », et ouvre ainsi la porte au concept de scénario. Le « Blackmoor System » d’Arneson issu des concepts de Wesely est en réalité considérablement plus proche d’un jeu de rôle que le Chainmail de Gygax qui paraît après, d’autant que des mécaniques essentielles : points de vie, classe d’armure, carrières en niveaux, y sont inventées.
Il faut donc rétablir l’apport fondamental, et probablement supérieur, d’Arneson par rapport à celui de Gygax dans l’invention du jeu de rôle, ainsi que l’évoque d’ailleurs Robert Kuntz qui fut copain des deux et aussi un auteur du D&D de cette époque.

Wesely & Arneson
Wesely et Arneson en plein wargame (1er et 5e en partant de la gauche), probablement vers 1967

Toutefois, inventer une oeuvre n’est pas synonyme de la réaliser. Arneson est décisif avec Blackmoor. Il est le premier scénariste et arbitre de l’histoire du jeu de rôle. Il crée le premier module : Temple of the Frog. Mais, s’agissant de D&D, il en reste là.

La somme qu’est Advanced Dungeons & Dragons, règle unificatrice et universelle gérant l’intégralité des aspects d’un jeu de rôle conçu comme tel, indépendamment du wargame, est écrite par Gygax. Il est encore l’auteur ou à l’origine des aventures et suppléments qui vont suivre, d’abord indispensables, puis utiles. Si Arneson est incomparable par la percée qu’il réalise, Gygax l’est tout autant par l’ampleur que lui seul va conférer à cette percée. Leurs parts respectives dans la création du jeu de rôle évoque un peu la répartition ayant prévalu entre Wozniak et Jobs, les deux créateurs de la société Apple, avec les dissensions en moins.

Arneson n’est pas un commerçant ni un commercial. Il ne restera que quelques mois chez TSR. C’est à Judges’ Guild qu’il confie Blackmoor et sa vision du jeu qui imprègnera longtemps les produits de cette marque. Lire les versions originales des Wilderlands ou de Tegel Manor donne une idée des conceptions arnesoniennes, fondées sur une grande liberté à partir d’un scénario-base laissant de vastes parts à l’improvisation.
Ces conceptions privilégient l’exploitation au gré des joueurs (à commencer par l’arbitre) de matériaux bruts et la réduction au minimum possible des contraintes induites par la mécanique ludique. Arneson représente sans doute l’authentique puriste du jeu de rôle envisagé comme une activité focalisée sur l’interprétation de personnages qui doit pouvoir se jouer uniquement avec papier, crayon, un set de dés et quelques copains.

Il a certainement dû éprouver une offuscation intense et justifiée en découvrant que Gygax ne le crédite nulle part dans AD&D. Pareille omission ressemble en effet à une trahison et n’est pas à la gloire de l’auteur de Greyhawk. Cinq actions judiciaires s’ensuivront.
Toutefois, le fait est que Dave Arneson a par la suite réussi à bien vivre de ses royalties sur D&D et que l’essentiel de son activité créatrice sur ce jeu commence et s’arrête à Blackmoor. Aussi commerçant, pillard ou traître soit-il, Gygax aligne par exemple : Against the Giants, Queen of the Demonweb Pits, Temple of Elemental Evil, Greyhawk, Tomb of Horrors, Keep of the Borderlands…

Or le droit d’auteur protège non point l’idée mais la réalisation. On peut être aussi inventif que le furent Wesely ou Arneson, seul importe concrètement ce qui en ressort pour le reste des humains. Gygax ne possédait sans doute pas la créativité pure d’Arneson ou de Wesely, mais ces deux-là n’avaient ni son talent d’écriture, ni sa force de travail. Le monde est ainsi fait pour les Steve Jobs bien plus que pour les Steve Wozniak.

Gygax a donc pu s’affirmer seul auteur d’AD&D, et ainsi bénéficier de la notoriété qui en découla. Apparemment, cela pouvait paraître exact. Factuellement, ce ne l’était pas. Au moins le Players’ Handbook d’AD&D et la majeure partie de son Monster Manual initial sont fondés sur un plagiat direct des règles de D&D dont Arneson est factuellement et juridiquement l’auteur autant que l’est Gygax. Il n’y a aucune différence importante entre les mécaniques de ces deux jeux et pour les avoir pratiquées à l’époque, les aventures des deux lignes pouvaient indifféremment être jouées dans l’une ou l’autre des règles.

Je crains que ce « péché originel » commis par Gygax dans AD&D ait été payé très chèrement dans les années qui suivirent, ne serait-ce que parce que le camarade Gary, en s’auto-bombardant seul auteur de ce jeu, a vraiment cru qu’il l’était en réalité. Il me semble en effet patent que Gary Gygax s’est comporté comme s’il était vraiment l’inventeur unique d’AD&D, ne serait-ce que parce que la terre entière le croyait. Pourtant, le fait est cette unicité ne repose que sur le seul compromis juridique obtenu pour mettre fin à un procès, indépendamment de la réalité factuelle à l’origine de ce procès. Or cet escamotage juridique a conduit la plupart des joueurs à penser que Gary Gygax était bien le principal sinon l’unique réel inventeur du jeu de rôle, certes assisté dans les premiers temps (pour D&D) par Arneson, avant de révéler toute son importance dans son oeuvre majeure : AD&D.

A partir de 1980, envers tout le monde mais sans doute aussi envers lui-même, Gygax va donc faire comme si les contributions de Dave Arneson, Rob Kuntz, voire de Jim Ward et de Brian Blume, pourtant essentielles à l’élaboration du jeu dont il incarne la figure tutélaire, n’avaient guère eu d’importance. Or il va devenir l’objet d’un phénomène de starisation dont personne, y compris lui-même, ne prévoyait l’ampleur. Il va ainsi se retrouver seul dans le Capitole du rôlisme, c’est à dire juste à côté de sa Roche Tarpéienne.

Gygax & Blume, 1985
Gary Gygax et Brian Blume en 1985

Les photos actuellement les plus répandues d’E. Gary Gygax montrent un sympathique vieux monsieur aussi souriant et doux que son personnage des Simpsons. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui le prestige dont il bénéficiait au cours de la décennie 1980. Pour concevoir un équivalent, il faudrait imaginer que tous les jeux sur ordinateur existant à ce jour dérivent d’une invention fondamentale attribuée à un seul homme et que le maître jeu résultant de cette invention regroupe plus de 50% de tous les joueurs sur ordinateur au monde.
Gygax incarnait alors la référence du jeu de rôle, son créateur, faisant parfois l’objet d’une adulation qui apportait implicitement de l’eau au moulin de tous ceux qui avaient envie de faire passer D&D pour une secte dont il aurait été le gourou. Ce phénomène n’était d’ailleurs pas tant le fait de Gygax que de ce qu’il représentait fusse malgré lui. L’affabilité de Gygax envers ses fans ne s’est jamais démentie et la plupart de ses articles dans le Dragon Magazine, y compris en 1985, conservent un style direct dépourvu d’affectation (avec quelques exceptions ; j’y reviendrai).
Néanmoins, le fait est qu’il gouvernait moralement et économiquement le jeu de rôle. Seul à son sommet. S’agissant d’AD&D, la parole de Gygax, publiée et véhiculée par son organe officiel Dragon Magazine, était aussi irréfutable qu’une bulle papale. La chute de Gygax, issue de son éviction de TSR, la boîte qu’il avait fondée, doit beaucoup à l’aveuglement induit par une telle situation et par l’ego démesuré qu’elle alimenta.

II – Les vacillements d’avant la chute

TSR, au faîte de sa gloire, c’est à dire entre 1979 et 1985, est une société (puis un ensemble de sociétés) dirigée alternativement par un joueur professionnel déscolarisé avant le bac et par deux derniers de la classe qui ne doivent d’être là qu’à l’argent de leur papa aux temps du démarrage. Tant que les choses vont bien le patron Gygax a droit aux mêmes révérences que le Dungeon Master mais lorsque le vent commence à tourner en 84- 85 et que les frères Blume, ses associés, sentent que le temps est venu de vendre leurs parts, Gygax, aveuglé par sa propre suffisance, ne verra pas à quoi il s’expose en refusant de les racheter.

Les Blume furent des gestionnaires encore plus catastrophiques que le demi-dieu Gary mais tous les récits aboutissent à la même conclusion : la gestion de la boîte était du grand n’importe quoi. Les deux frères Blume et Gary Gygax, principaux actionnaires et dirigeants, vont en deux ans, 84 et 85, réussir à mettre au bord de la faillite une société qui avait décuplé son chiffre d’affaires entre 79 et 82.

Pendant des années, la société embauche mais aussi licencie à tout va. Exemple particulièrement éloquent : Lawrence Schick, l’homme de White Plume Mountain, le créateur de Mystara, celui qui recrute pour TSR des designers aussi important que Tom Moldvay ou Dave Cook, le directeur qui fit ensuite le bonheur d’Elder Scrolls, ne tient que trois ans : 79-81.
Dans leurs souvenirs, les anciens salariés du département productif de TSR s’accordent sur la même impression d’avoir été des NPC employables et jetables au gré d’un Dungeon Master faisant office de patron. Les Blume investissent n’importe comment dans n’importe quoi, accumulant des matériels surabondants et inutiles, rachetant une société de couture qui continuera de périciliter, finançant le renflouement d’une épave sans aucun intérêt… TSR atteint un sureffectif aberrant en 1984 alors que la moitié du personnel a moins de 6 mois d’ancienneté 1.

Gygax quitte en 1983 la production d’AD&D pour se consacrer à la filiale cinéma-audiovisuel de TSR. Le mec sur qui repose toute la valeur ajoutée de la société abandonne le département créateur de cette valeur ajoutée pour diriger une activité de production cinématographique à laquelle il ne connaît strictement rien.
Il va mener une existence de nabab à Hollywood où il aurait payé 500.000 $ un scénario qui ne sera jamais produit tout en se voyant déjà producteur de John Boorman ou Orson Welles. Pour avoir personnellement quelque expérience professionnelle de ce milieu, j’estime probable que Gygax et TSR auraient fait un meilleur investissement en allant miser leur argent à Las Vegas.

Est nommé pour lui succéder opérationnellement sur AD&D le très sympathique Franck Mentzer, honorable designer ayant l’avantage d’être son copain au sens où, comme tous ceux qui veulent désormais entrer ou rester à TSR, il prend (sincèrement) Gygax pour un demi-dieu. Lieutenant et même paladin de Gygax, il aura envers lui une loyauté totale et continuera de l’accompagner après TSR 2.
A cette époque, Franck Mentzer a pour premier titre d’avoir, sur instructions de sa hiérarchie, saucissonné D&D, dont les règles avaient été remaniées et fixées par Tom Moldvay, en pas moins de 5 boîtes à acheter pour obtenir le jeu complet, soit une pompe à fric si absurde qu’aucun autre éditeur n’osera l’imiter 3. Surtout, Mentzer vient de tirer une belle épine du pied de Gygax en achevant à sa place Temple of Elemental Evil, aventure à mon avis un peu surestimée hors sa section originelle (T1 : Village of Hommlet). Cette réalisation érige Mentzer en une sorte de continuateur des oeuvres du Maître et d’héritier de la pensée gygaxienne. C’est donc à lui que revient en 1984 l’écrasante charge de remplacer Gygax pour moderniser AD&D mieux que ceux qui ont inventé le jeu de rôle et fait le succès de TSR, ceux qui savent profondément comment ça doit marcher : les Jim Ward, Rob Kuntz, Lawrence Shick, Tom Moldvay, David Cook et évidemment Dave Arneson.

Wesely & Arneson
Les cinq boîtes de D&D époque Mentzer

Aux temps crépusculaires de ce grand n’importe quoi qu’est devenu TSR vers 1984, il faut aussi accorder une mention spéciale au frenchie de service.
On ne peut dénier à François Marcela-Froideval du nez ; il a un sens de l’anticipation et un talent de la vente de soi-même qui auraient fait une superbe matière aux portraits assassins du duc de Saint-Simon. Mais Lake Geneva n’est pas Versailles même si de semblables appétits s’y agitèrent. Marcela-Froideval a eu l’incontestable flair de se rendre aux USA et d’y découvrir D&D avant la plupart des français, la chance de visiter Gygax et l’habileté de flatter une vanité qui ne demandait qu’à l’être.
Il est juste de dire que bien plus tard, Marcela-Froideval trouvera sa voie en tant que scénariste de BD ; mais ce n’est pas cette voie qu’il recherche en 1983. S’étant fait passer pour un grand designer français de jeu de rôle, qualité dont on cherche encore la preuve après plus de trente ans, au motif qu’il avait lancé Casus Belli, magazine français où ce type de jeu ne tenait qu’une place parmi d’autres et dont les ventes ne décolleront qu’après son départ grâce au beau travail de Didier Guiserix, il est installé chez TSR dans les petits papiers du grand Gary Gygax.

Il faut être allé aux parties de la rue d’Ulm des années 1980-82 pour savoir ce qu’y était la pratique du D&D et le rôle qu’y tenait le surnommé FMF. J’ai là-bas compris pourquoi les pionniers qui, quelques mois plus tôt, m’avaient appris D&D, avaient tous basculé vers Call of Cthulhu. Quelques rares et discrètes venues m’ont radicalement persuadé de ma marginalité dans ce qui n’était pour moi qu’un merveilleux loisir jouable avec un papier, des dés et des potes, mais qui devenait alors pour certains un objectif professionnel.
Et parmi les premiers de ces ambitieux notre french héro : FMF.

Gary Gygax, écrit donc, en 1984 dans Dragon n°90 (repris dans Dragonsfoot) :
« In fact, Francois is currently organizing the material [a second volume of Players Handbook] is to contain. He and I have collaborated on such material, and he is now compiling what we devised for including Oriental characters in the game. The text will be written in French, translated into English at TSR, and then given a final polish. Perhaps it will be ready by the fall of 1985. »

Oui. Gygax trouve normal de confier la rédaction d’un manuel d’AD&D à un salarié de TSR incapable d’écrire en anglais, seule langue dans laquelle existe un jeu qu’il est supposé pratiquer depuis 6 ans et sur lequel il est supposé travailler. Ca a dû leur faire drôle, aux auteurs chevronnés qui restaient encore chez TSR, d’apprendre qu’ils allaient devoir bosser sur une traduction.

Le même Gygax écrit pareillement : « Francois uses a “Beauty” attribute for his characters, and I have come to the conclusion that you might also like to use such a rating. Here are my thoughts: Comeliness is my word for the attribute. Beauty is too specific, as it calls to mind a positive state of good looks. »

On doit donc à FMF cette brillante idée d’introduire une caractéristique esthétique dont on cherche en quoi elle peut servir au jeu, tout en affaiblissant celle de Charisme qui, en AD&D, était déjà de loin la moins employée. La « Comeliness » apparaît dans le livre Unearthed Arcana, paru en 1985, et j’attends encore un arbitre ou joueur qui m’expliquera en avoir tiré profit 4. Cette innovation ne sera évidemment et heureusement jamais reprise dans aucune version ultérieure du jeu et la 3e édition saura, bien plus simplement et efficacement, redonner au Charisme une importance et une utilité qui échappaient à son propre créateur. Mais l’inclusion de pareille stupidité dit combien Gygax devient à compter de 1983 déconnecté des réalités d’un AD&D dont il s’est attribué l’exclusive paternité.

Conformément à ce qui est annoncé, FMF est donc en charge d’Oriental Adventures, en abrégé « OA ». Il est de notoriété publique que ce livre a en réalité été écrit par Dave « Zeb » Cook. Ce volume de 144 pages, paru en 1985, est le dernier pour AD&D que publie TSR avec Gygax.

Lequel détestera ensuite Cook parce que celui-ci est resté chez TSR pour devenir chef de projet de la 2e édition en lieu et place des potes de Gary : Franck et François. Certes, le résultat final du travail de David Cook sur la 2e édition d’AD&D ne sera pas fameux, mais par l’effet des décisions prises par une direction de TSR effrayée par des enjeux sociétaux bien plus que par ses choix personnels.

Après avoir rappelé et long et en large combien Marcela-Froideval est son excellent ami, Gygax écrira : « In my opinion his Oriental Adventures material was far superior to what David Cook ended up ramrodding through in the published work. »

Cette phrase soulève un problème car l’auteur d’Oriental Adventures, d’après le seul nom mentionné sur la couverture, est : Gary Gygax. Le même qui, en 1985, est  fondateur, directeur, et actionnaire majoritaire de TSR. Donc, Gary Gygax, président de TSR et créateur d’AD&D, auteur d’une oeuvre de collaboration publiée sous sa direction pour AD&D par TSR, a négligé le travail supérieur d’un de ses employés (qui est par surcroît son pote) et préféré utiliser celui de moindre qualité d’un autre de ses employés ? J’ai du mal à comprendre.

Cette phrase a également suscitée la légende d’un matériau préparatoire d’Oriental Adventures version FMF qui ressurgit sur les forums internet en 2014 : un manuscrit original et génial du french buddy de notre demi-dieu à tous nous aurait-il été dissimulé ? Si tel avait été le cas, il suffisait à FMF, ou Gygax, de nous montrer la chose. On l’attend encore.

La vérité est plus que probablement rétablie par l’intervention de David « Zeb » Cook que voici.
« ZebCook wrote:
Okay, I’m going to step in here and defend myself because this one boils me.
The « commissioned » manuscript was approximately 30-60 pages of double-spaced type-written material (in English) that in no way was sufficient to cover the topic or fill a book of that size. I didn’t start on the book in earnest until approximately 4-5 months before it was due to ship when it was clear there was a serious danger of not making the ship date (which mattered a lot). Gary was fully aware of my involvement and approved it, especially since he gave me a handwritten contract to do the job. My work got vetted by him so it wasn’t like I hijacked anything. I spent the better part of 3-4 months working 6 nights a week on OA until midnight or later because it was a separate contract from my regular duties at TSR during the day. The material written in OA is 100% my writing, for good or ill. »

Traduction :
a) FMF n’a rien fait de bon et j’ai dû me taper tout le boulot en 4 mois en plus de mon travail normal
b) avec à l’époque la bénédiction de Gygax ;
c) il n’y a pas une ligne du bouquin OA qui ne soit de moi.

Oriental Adventures sera salué par la critique. On lit ainsi sur Wikipedia l’avis de A. Shepherd dans White Dwarf (c’est moi qui souligne) : By remaining compatible with the rest of AD&D, Dave Cook has written an excellent set of rules which should be very popular. Oriental Adventures has even persuaded me to start playing AD&D again.
Cette page Wikipedia n’est ni contestée ni contredite.

Pourquoi ce développement sur Oriental Adventures, dernier opus chez TSR d’un Gygax dont la capacité créatrice semble alors agonisante ? Parce que cette petite affaire est emblématique de deux faussetés.

D’une part, s’agissant du D&D, François Marcela-Froideval passe pour ce qu’il n’est pas. Qu’il ait été des tous premiers français à découvrir le D&D aux USA et qu’il ait ensuite très bien su se vendre auprès de Gygax et de TSR d’un côté et d’Excelsior Publications de l’autre, est incontestable. Qu’il ait réellement apporté quelque chose d’important au jeu de rôle en général et à D&D/AD&D en particulier semble en revanche douteux. La liste de ses publications est édifiante en ce qu’on ne relève strictement aucun scénario de D&D. Et personne, y compris lui-même, n’allègue qu’il en aurait commis qui ferait en quoi que ce soit date. De même, ses supposées contributions aux règles et systèmes d’AD&D n’ont aucune réalité tangible, quels que soient les reflets d’une fidèle et sincère amitié avec Gygax.
Or il arrive encore de lire que ce « pionnier », qu’il s’agisse de son époque rue d’Ulm, Fédération des Jeux de Rôle, Casus Belli, TSR ou Jeux Descartes, aurait incarné une sorte de pilier fondateur du jeu de rôle français duquel se réclament des quatrièmes couteaux ayant intérêt à alimenter cette fable. Qu’on laisse donc FMF à sa vraie place de bon scénariste de BD, ce qui n’est pas un mince talent, et feu le club de la rue d’Ulm des années 80 à son office de réceptacle des balbutiements du rôlisme en France.

D’autre part, à compter de 1985, Gygax a cessé de créer quoi que ce soit de décisif pour AD&D : qu’il s’agisse d’un scénario, y compris de film, ou de règles de jeu, quasiment rien de ce qu’il publiera ensuite n’a de valeur comparable à ce qu’il a sorti auparavant. Dès alors, il n’a pas réussi à achever Temple of Elemental Evil, terminé par Mentzer, ou Queen of Demonweb Pits, confiée à Sutherland. Jusqu’à sa mort, plus de 20 ans plus tard, il s’avérera incapable de publier une version complète et finale de Castle Greyhawk, fusse en l’appelant autrement et pour un autre système de jeu, alors que Kuntz et lui en ont les matériaux depuis le début des seventies.
En 1985, son aura et son ego peuvent encore donner le change à un Mentzer ou un FMF, mais sans doute plus à ceux qui l’ont vu s’enfuir à Hollywood pour apprendre que le jeu de rôle n’y est pas un hobby mais un métier.
Ainsi, contrairement à Unearthed Arcana, appendice d’AD&D composé à la hâte d’extraits déjà parus dans Dragon Magazine et dont les ventes sauvent la même année la maison TSR, rien de ce qui est contenu dans OA n’est de la main ni de l’esprit de Gygax. Il n’est aucunement l’auteur de ce livre ; ce fait est admis par tout le monde et d’ailleurs implicitement avoué par Gygax lui-même dans le message reproduit ci-dessus. Pourtant Gygax n’hésite pas à laisser paraître son nom seul sur la couverture de ce volume.
La mention « Gary Gygax with David Cook and François Marcela-Froideval » n’apparaît qu’en 4e de couverture et en page intérieure. Elle est fausse. Ainsi, depuis l’apparition d’AD&D en 1978 jusqu’au dernier volume publié par Gygax en 1985, les mentions des auteurs sur les couvertures des livres de ce jeu ne reflètent pas la réalité factuelle.

Peu importe pour Gygax du moment qu’AD&D reste sa chose à lui, quand bien même en est-il officiellement et concrètement déchargé depuis deux ans, car cela l’érige en star vénérée des rôlistes du monde entier.
Je me souviens d’un article de Gygax paru à cette époque dans le Dragon Magazine (« Poker, Chess, and the AD&D™ System » : n°67, 1982) traitant de « what is official » et de what is not (cette curieuse mention « official » figure d’ailleurs sur les manuels publiés à partir de 1983) m’ayant à l’époque laissé une désagréable impression. Je l’ai retrouvé dans mes archives : il est en effet étonnant. Gygax y explique que [A]D&D est la propriété (souligné par lui) de TSR , que les autres jeux de rôle sont en comparaison si négligeables qu’on peut en rigoler, ou que la pratique de ce jeu est incompatible avec l’adjonction de règles maison (« Adding non-official material puts your game outside the D&D or AD&D game system. It becomes something else at best« ). On l’a connu moins exclusif.
Plus loin dans ce même article, Gygax admet ouvertement que les règles d’AD&D concernant le combat sans armes sont mauvaises. Alors on fait quoi ? On continue à utiliser un truc qui ne marche pas ou on s’inspire de ce qui fonctionne bien ailleurs quitte à dévier de « l’officiel » en encourant les foudres de Gygax ?

Quelque chose ne tourne plus rond chez le Dungeon Master des Dungeon Masters. Rétrospectivement, je pense à la phrase de Saint-Simon à propos du duc de Vendôme : « La louange, puis l’admiration, enfin l’adoration, furent le canal unique par lequel on pût approcher ce demi-dieu, qui soutenait des thèses ineptes sans que personne osât, non pas contredire, mais ne pas approuver » (Mémoires, Tome III).
Et c’est ainsi qu’il arrive sur la Roche Tarpéienne.

 

III – Règlements de comptes à TSR Corral

L’histoire de la chute de Gygax est évoquée dans maints ouvrages mais n’est nulle part plus amplement, précisément et excellemment racontée que par Jon Peterson dans son article l’embuscade de Sheridan Springs.

Pour résumer ce qui s’est passé avant la date du 22 octobre 1985, Gygax a constaté que les frères Blume avaient dirigé TSR en dépit du bon sens pendant qu’il était à Hollywood et les a virés de la direction du groupe en décembre 1984. Ces associés détenaient depuis des années la majorité des actions du capital de TSR et voulaient désormais les vendre. Pour cela, ils devaient d’abord les proposer à un associé. Mais Gygax n’était pas acheteur, préférant déclencher au printemps 1985 des options qui lui donnaient, pour un coût bien moindre que le prix demandé par les Blume, 700 actions supplémentaires dans la société, ce qui lui permettait de devenir majoritaire dans son capital et de redevenir du même coup son président.

Il fut alors envisagé que TSR plutôt que Gygax rachète les actions des frères Blume pour un prix total d’environ 506.000 dollars ; mais au vu de pertes qui avoisinaient alors 750.000 $ et d’une dette cumulée se montant au double, la banque de la société refusa d’avaliser l’opération. À l’automne, les Blume se tournèrent donc à nouveau vers Gygax, en vain.

Ce dernier était certain d’avoir joué un bon tour aux Blume, exécrables gestionnaires ayant multiplié erreurs et mauvais investissements tout en menant grand train et en se payant sur la bête, c’est à dire sur le chiffre d’affaires procuré par l’édition des oeuvres de Gygax. Alors tant pis pour ces associés cherchant désormais à récupérer leur capital face à un avenir assombri par leur faute. Quant à remettre TSR sur les rails, il était sûr d’y arriver : personne ne connaît mieux le marché du jeu de rôle que le génie qui l’a inventé.
Pareil état d’esprit a pu conduire Gygax à négliger un léger détail : Brian Blume disposait lui aussi d’une option pour 700 actions, qu’il n’avait pas exercée.

Environ six mois auparavant, Gygax avait embauché chez TSR la fille d’un ami scénariste à Hollywood, qui s’appelait Lorraine Williams. Assise sur une fortune procurée par l’oeuvre de son aieul créateur de Buck Rogers, Madame Williams était censée apporter une touche de professionnalisme à la gestion de TSR qui en manquait sérieusement, et probablement à devenir ainsi une pierre dans le jardin des Blume. En gestionnaire ignorant le jeu de rôle à peu près autant qu’elle en méprisait les acteurs, elle fut aussitôt détestée de tout ce qui restait d’un personnel de TSR passé de plus de 300 personnes en 1983 à moins de 100 en 1985.
Or Madame Williams flaira un potentiel économique certain dans une société temporairement endommagée par une gestion calamiteuse ; les Blume étant grâce à Gygax prêts à brader leurs participations, elle décida d’en profiter pour investir. Elle paya moins de 600.000 $ les actions des Blume augmentées de 700 unités par l’option de Brian, et se retrouva ainsi majoritaire. Gygax ayant renoncé à son droit de préemption en refusant la proposition que lui avaient transmis les Blume (il intenta sur ce point un procès qu’il perdit), Lorraine Williams était donc valablement devenue la nouvelle propriétaire de TSR.

La suite est bien connue. Gygax éjecté de TSR et privé de « son » D&D par l’abominable Madame Williams devenue saboteur en chef d’une activité à laquelle elle ne comprend rien ; les frères Blume, définitivement relégués au rang d’affreux traîtres ; les renégats restés du côté sombre avec David Cook en tête de liste. Et la cagade finale se terminant avec le rachat par Wizards of the Coast, inévitable issue depuis le Grand Timonier avait été débarqué par une conjuration d’envieux rapaces.
J’avoue y avoir cru. J’ai cru que Gygax était ce rôliste ayant eu le beau rôle de s’être fait poignarder dans le dos par un capitalisme auquel il ne comprenait rien. Ou plutôt j’ai voulu, comme tout le monde, le croire, parce que E. Gary Gygax était et demeure une idole, parce qu’il est et demeure avec David Arneson le génial créateur de mécanismes ludiques qui depuis D&D jusqu’à World of Warcraft ont enchanté des millions d’êtres humains et que je lui en suis à jamais infiniment reconnaissant.

Mais, bien des années avant qu’apparaisse le vieux sage qui délivrerait sous le pseudonyme de Col. Pladoh de pertinentes opinions sur l’évolution du jeu de rôle, il y eut un boss nommé Gygax à la tête d’une société qui était en charge de D&D. Or ce boss, même nimbé de son autorité de co-créateur du jeu de rôle et de fondateur de TSR,  n’est pas tout à fait ce que la légende de Gary et l’affabilité du Col. Pladoh nous donneront à penser pendant des décennies. Reconnaître à Gygax son importance historique implique de le faire en connaissance de cause, c’est à dire avec ses défauts et erreurs.

Encore aujourd’hui, dans l’énorme majorité des récits de l’éviction de Gygax de la boîte qu’il avait fondée, Lorraine Williams est présentée comme un investisseur ayant saisi une opportunité de profit quitte à éjecter un Gygax pris par surprise. Lorraine Williams elle-même, dans l’une des rares interview qu’on ait d’elle, admet avoir senti une telle occasion, mais dans l’optique d’un tandem entre Gygax et elle, où le premier serait à la création et elle à la gestion. Elle était donc d’accord pour virer les Blume et conserver Gygax, soit à peu près la même chose que ce que voulait Gygax lui-même.
Cela apparaît d’autant plus logique que la thèse des grands méchants d’une alliance entre Demogorgon-Blume et Baalzebul-Williams pour dérober au Paladin Gygax son bébé, TSR, et l’oeuvre de sa vie, Advanced Dungeons & Dragons, ne résiste pas à l’analyse.

Car si les Blume-Williams étaient vraiment les salauds incapables que Gygax décrira plus tard, si celui-ci nourrissait encore quelque intérêt voire affect envers l’entreprise TSR qu’il avait fondée dans les temps initiaux du D&D avec la bande de potes de Lake Geneva pour fabriquer les premières boîtes du jeu dont on collait à la main l’étiquette frontale, s’il avait réellement eu quelque souci de la centaine de salariés qui y travaillaient encore et quelque foi dans les projets qu’ils pouvaient porter, comment pouvait-il alors refuser de racheter les actions des Blume ? Comment pouvait-il renoncer au contrôle de TSR qui lui était ainsi proposé ?
L’attitude de Gygax est à cet égard d’autant plus étrange qu’il avait très certainement les moyens d’acquérir les actions des Blume. Il touchait en effet, en sus de son salaire, des royalties se montant à plusieurs centaines de milliers de dollars par an (je crois avoir lu que la meilleure année lui rapporta à elle seule plus de 2 millions) ; même à imaginer qu’il ait manqué de cash, il pouvait assurément gager de tels revenus pour obtenir un prêt bancaire de 600.000 dollars, somme très vraisemblablement inférieure à ses droits d’auteur pour la seule année 1985 et qui avait suffi à Lorraine Williams pour convaincre les Blume de lui céder leurs actions.
Gygax vivait alors avec Cadillac et chauffeur personnel au milieu des stars de Hollywood à Beverley Hills, dans l’ancienne demeure de King Vidor louée pour lui par TSR (17 pièces avec parc au sommet d’une colline, piscine de rêve et vues sublimes, désormais propriété d’un prince saoudien) : pas précisément le patron désargenté qui doit se couper un bras pour sauver son entreprise de la faillite.
La thèse du gentil boss éjecté par les méchants ne tient donc pas. Et la réalité en est sans doute très différente.

L’article de Jon Peterson a paru en juillet 2014 mais, comme je l’ai indiqué, je n’en ai que récemment pris connaissance. Ce n’est donc que récemment que j’ai découvert, au sein de cet article, le fac similé d’un mémorandum en date du 4 octobre 1985 adressé par Gygax au service juridique de TSR portant sur un sujet qu’il comptait aborder à la réunion du 22 suivant.

Dans ce document signé de sa main, Gygax exige que tout matériel portant son nom paraisse sous son propre copyright et non sous celui de TSR. En d’autres termes, il se réapproprie tous ses droits d’auteur en interdisant sinon à TSR de publier quoi que ce soit qui porte son nom. Aucune explication à cette exigence n’est fournie.

Memo Gygax 4.10.85

A l’évidence, il s’agit une violation des contrats existants alors entre Gygax et TSR. Depuis 1978, les livres et ouvrages de Gygax sont publiés avec la mention « copyright TSR », ce qui signifie que TSR en possède bien les droits d’auteur. Gygax lui-même, dans l’article de Dragon Magazine cité plus haut, souligne que AD&D est la propriété de TSR. Il ne peut donc se comporter comme s’il pouvait disposer de ces droits appartenant à TSR.

On peut noter que cette exigence de Gygax ne concerne que lui-même. Il ne se soucie aucunement des autres auteurs de TSR qui peut parfaitement conserver les droits des oeuvres des Cook, Ward, Moldvay et autres Arneson ; seul le sort de Gygax intéresse Gygax.

Mais autant qu’une déclaration de guerre juridique, ce texte est une aberration économique. La cession de droits d’auteur est l’essence même du contrat d’édition. L’éditeur, en l’occurrence TSR, rémunère l’auteur parce qu’il peut fabriquer et commercialiser son oeuvre grâce à cette cession. L’exigence de Gygax aboutit donc à vider TSR de sa substance, la valeur de cette société ne reposant sur les ventes des produits D&D/AD&D pour lesquelles elle a été créée. Déposséder TSR des droits cédés par Gygax signifie que Gygax peut lui interdire à n’importe quel moment de fabriquer ou vendre ses bouquins : autant fermer boutique sur le champ.

Cette dinguerie menace donc de réduire à zéro la valeur des actions de TSR, c’est à dire celles des Blume. Certes, juridiquement, ça ne tient pas la route. Mais ce memorandum est adressé au moment où Gygax est le président de TSR, ce qui signifie que ce président cherche à satisfaire son propre intérêt au détriment la société qu’il dirige. Ce n’est donc pas un bluff car même si Gygax n’a pas le droit d’interdire à TSR de publier ses oeuvres, TSR ne lui fera néanmoins pas de procès parce que c’est Gygax qui dirige TSR.

Aussi incompétents, arrogants, négligents, antipathiques qu’aient été les frères Blume, ils ont fait ce que n’importe qui à leur place aurait fait : ils ont cherché à virer Gygax de TSR au plus vite. C’est le 8 octobre, exactement quatre jours après ce mémo délirant, que les Blume notifient à Gygax leur intention de vendre leurs actions, à laquelle il ne donne pas suite, ce qui les conduit à accepter l’offre que leur fera Lorraine Williams le même jour. C’est donc après ce mémo, et non avant, que celle-ci devient propriétaire de TSR.
Gygax ne l’apprend que le 22 octobre 1985 au cours d’un conseil d’administration de TSR qu’il a réuni pour évoquer la question de ses droits d’auteur et où il se retrouve viré de son poste de président et remplacé par Lorraine Williams.
Et c’est ainsi qu’il a creusé sa propre tombe.

Comme un gamin furieux d’avoir échoué à berner des adultes, Gygax va refuser de collaborer avec Lorraine Williams, subitement devenue un serpent femelle qu’il a réchauffé en son sein. Il était pourtant dans l’intérêt évident de Williams de conserver Gygax et de mettre en place une collaboration entre eux. Mais il semblerait que Gygax ait mal pris qu’on refuse de continuer de lui payer son domaine de Beverley Hills ou d’accepter sa nouvelle épouse comme directeur de TSR.
Un an après avoir perdu et le contrôle de TSR et un procès pour le récupérer qui était voué à l’échec, Gygax admet la cession définitive et sans exception de tous ses droits sur ses oeuvres, soit l’exact contraire du contenu du mémo du 4 octobre 1985. AD&D, les scénarii, Greyhawk, et même les personnages : Mordenkainen, Tenser, Zagig et autres (à l’exception de Gord the Rogue), tout appartient désormais à TSR, sans que Gygax aie le moindre droit de s’en réclamer ou de les utiliser. Moyennant quoi il vend ses droits et participations dans TSR contre 3 millions de dollars et une rente de 50.000 par an pendant dix ans.
Je me souviens de ma stupéfaction à la lecture de l’étrange article d’adieu qu’il publia dans le Dragon Magazine n°122, (Sorceror’s Scroll, p.40) où il ne donnait guère l’image d’un auteur exagérément attristé mais plutôt celle d’un chef d’entreprise passant à la phase suivante.

Au final, Gygax avait les moyens de racheter les actions des Blume. Il avait les moyens de ne pas laisser aux Blume d’autre solution que de vendre à Williams. Il avait même les moyens, après la prise de contrôle par Williams, de continuer à diriger TSR. Il a, à chaque fois, agi autrement.
La légende du Gygax victime des frères Blume et de Madame Williams est donc fausse. Gygax n’était pas un meilleur dirigeant ou associé de TSR que l’arrogante Williams ou que les incompétents Blume tels qu’il les dépeindra volontiers par la suite. En fait on est plutôt conduit à penser qu’en tant qu’associé et dirigeant de TSR, il cumulait à lui seul leurs défauts.

Les grands auteurs font rarement de bons dirigeants, et réciproquement. Mais la mise au point effectuée ici ne doit rien ôter à l’immensité de l’apport de Gygax au jeu de rôle dont il est le créateur et au ludisme en général. Il n’était nul besoin, quand on songe à l’oeuvre véritable de cet homme, qu’il substitue Chaimail à Braunstein, évince Arneson d’AD&D, impute à d’autres son magistral ratage de TSR. Mais il fut peut-être utile à certains zélotes de propager ou soutenir ces faussetés.

Ernest Gary Gygax fut et demeure un révolutionnaire du jeu, un rêveur magnifique, un formidable visionnaire. Installé au sommet par ces qualités, son erreur fut d’imaginer qu’il y était seul et d’exiger qu’on le croie. Il y avait sans doute chez cet homme une faille psychique qu’il aurait été bien inspiré d’explorer. Car il est, et avec lui le jeu de D&D, la première victime de la situation dans laquelle il s’est mis.

Wesely & Arneson
Col. Pladoh

Les criminels qui, précipités du haut de la Roche Tarpéienne, survivaient à leur chute, n’étaient plus inquiétés pour leur méfait. On attribuait cette survie à une intercession divine. Leur ordalie était achevée : brisés mais vivants, ils relevaient désormais de la protection du dieu leur ayant épargné la mort.
Gygax ne s’est jamais relevé de sa chute. Aucune création ni fonction ne le ramènera ensuite à ce qu’il était aux temps glorieux de TSR. Mais avec l’âge et le temps, il lui fut donné de s’élever vers une autorité morale de patriarche du jeu de rôle, emploi qu’il assumera parfaitement. Jusqu’à devenir cette statue débonnaire de Col. Pladoh éclairant sur internet des admirateurs qui n’ont jamais cessé d’être innombrables. A raison.

Il mourut entouré de l’estime générale un an avant Arneson, lui aussi justement honoré à sa mort. Gygax conserve le titre officieux – et à mon avis erroné – de « Father of Role-Playing » : il a toujours mieux su qu’Arneson se vendre, mais l’adulation qu’il en a reçu s’accompagnait de périls qu’il n’a pas su voir ni comprendre et dans lesquels l’auteur de Greyhawk s’est perdu. Ces périls n’ont d’ailleurs pas disparu avec lui.

Il est en effet question d’élever un monument honorant sa mémoire à Lake Geneva, ville dont il est l’enfant. Selon sa page Wikipédia, corroborée par des articles du 2 décembre 2014 du périodique « Lake Geneva News » et du 6 décembre 2015 sur le site ENWorld « the monument will include a castle turret with a bust on top and possibly have a dragon wrapped around the turret ». Pour mieux visualiser la chose, voici le projet du sculpteur pressenti. Le premier qui rigole ira s’expliquer chez le proviseur Orcus.

Monumentà la mémoire de Gary Gygax (projet)
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1 — Michael Witwer : Empire of Imagination: Gary Gygax and the Birth of Dungeons & Dragons, Chapitres 32-34. ↑

2 — Il entre chez New Infinities Productions, la nouvelle société de Gygax, et quittera le jeu de rôle après la déconfiture de cette entreprise. Il ouvrira ensuite, avec succès, une boulangerie. ↑

3 — TSR prendra d’ailleurs le contrepied complet de cette édition en publiant en 1991 Rules Cyclopedia, compendium de toutes les règles de D&D, en un seul volume. Ce produit, non seulement en termes de rapport-qualité prix, mais surtout en termes de cohésion, simplicité, efficience, est parfois considéré le meilleur ensemble de règles issu de TSR. Il est l’oeuvre d’Aaron Allston qui synthétise les travaux d’Arneson, Gygax, Moldvay et Mentzer. C’est enfin, mais bien tard, le livre de D&D qu’on attendait. Sorti sous la présidence de la méchante Lorraine Williams qui ne connaît rien au jeu de rôle car, en 1991, cela fait cinq ans que Gygax n’est plus chez TSR… ↑

4 — D’autant que la règle est rédigée n’importe comment (sa lecture révèle d’ailleurs, en creux, de singulières conceptions des interactions sociales).
Ainsi, alors que les six autres capacités originelles varient sur une échelle de 0 à 25, la Comeliness, elle et elle seule, varie de -16 à 30. Comprenne qui pourra et aux joueurs de se débrouiller avec, par exemple :
+ 74 to + 77: Interest in viewing the individual is evidenced by those in contact, as he or she is good-looking. The reaction adjustment is increased by a percentage equal to the comeliness score of the character. Individuals of the opposite sex will seek out such characters, and they will be affected as if under a fascinate spell unless wisdom of such individuals exceeds 50% of the character’s comeliness total.
Donc : pour calculer la réaction du personnage-cible au personnage-actif, plutôt que l’interpréter directement en jouant son rôle, je prends le score de Charisme de l’actif, j’ajoute sa Comeliness, je tire le pourcentage en résultant, je regarde le résultat sur la table de réaction AD&D, puis je vérifie la Wisdom de la cible et la compare à la Comeliness de l’actif. C’est pas Gygax qui critiquait la 3e édition pour ses règles trop nombreuses et compliquées ? ↑

2 commentaires sur “Rectifications sur l’histoire du D&D

  1. Passionnant.

    La structure de l’article suit exactement la sensation que j’ai à la découverte de ces coulisses de l’histoire de D&D, je veux dire part là que finalement ça n’enlève rien à EGG.

    Et puis de toutes façons Gary ne pouvait pas être un Dieu, Tolkien avait déjà pris la place.

    Je lance tout de même une piste de reflexion, il y a peut-être un parallèle inversé à faire avec GRRM, excellent gestionnaire de la boutique GOT, mais finalement de plus en plus éloigné de la réalisation de son oeuvre.
    EGG, lui, bien qu’il y ait à redire sur la finalisation de son travail, a quand même livré le système de jeu et les modules cités plus haut qui figurent encore aujourd’hui au Panthéon du jeu de rôle medfan.

    A creuser ?

  2. EGG fut génial, réellement, au sens de l’invention du jeu de rôle mais encore de l’aventure en donj’ qui, si elle est imaginée par Arneson, doit à Gygax ses premiers fleurons. Les premiers modules de D&D, ceux par rapport auxquels tous les autres vont se positionner, sont pour 50% l’oauvre d’EGG, et pour 50% tous les autres. Et aussi, même quand il n’y arrivait pas, Gygax faisait terminer le boulot par d’autres, contrairement à GRRM.

    Maintenant, en termes de pure qualité artistique, GRRM est incomparable à EGG. Le travail nécessaire à écrire n’importe quel tome de GoT est très supérieur à ce que permettent les moyens créatifs et intellectuels de Gygax. La qualité de dialoguiste, notamment, de GRRM a peu d’équivalents.

    Mais il n’y a pas, chez EGG, la « tromperie » GRRM. EGG ne parvenant pas à terminer T1-4, qu’on a attendu des années, il a fini par laisser Mentzer le faire, Il avait promis la suite de Hommlet et on a eu la suite de Hommlet. Aucune saga de TSR n’est demeurée interrompue comme l’est SongofIce&Fire .Gygax n’a jamais promis nulle part qu’il sortirait Castle Greyhawk. Et au moins lui, assumait-il d’être devenu le président de TSR plutôt que designer de modules.

    Ce qui est grave, chez GRRM, ce n’est pas l’impasse dans laquelle il s’est mis, mais la dénégation qu’il en fait.

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