The Speed Factor (1e partie)

31 janvier 2014 par Kazz → Non classé
Après plus de trente ans de RPG en heroïc-fantasy qui ont vu l’apparition (et parfois la disparition) de systèmes comme AD&D, Warhammer, MERP, Runequest, D&D4, entre autres, il est de fait que le sens usuel de l’appellation jeu de rôle réfère à certains types de jeu électronique.  Il est alors parfois difficile d’appréhender le jeu de rôle conventionnel comme autre chose que le seul résultat de ces évolutions dont Pathfinder exemplifie le meilleur tout en se proclamant, à mon avis à raison, l’héritier véritable de la référence que fut AD&D.

Aujourd’hui, AD&D, et avec lui ses inconvénients et avantages, a grandement disparu de la pratique de la plupart des rôlistes. Il existe pourtant un peu plus qu’un dernier village gaulois démontrant la survie de dilections envers ce système ; il semble même que Wizards of the Coast, ou ce qu’il en reste, vende avec succès des rééditions qui ne sont peut-être pas seulement acquises par des collectionneurs animés par la mode du vintage.

Olivier B, qui a plus qu’un peu pratiqué divers jeux de rôle, a évoqué entre ces deux systèmes une rupture culturelle, exemplifiée par l’hypothèse du paladin hobbit. Pour d’autres, c’est essentiellement une rationalisation et une sécurisation des règles qui caractérise l’évolution de l’un à l’autre. Je vais ici tenter une approche différente en considérant que s’est réalité produite une modification profonde de ce en quoi consiste un jeu de rôle. A cet effet, c’est par le cœur de ce type de jeu de rôle, la mêlée, que je vais commencer mon approche.

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 AD&D comme Pathfinder placent la phase de combat au centre du jeu. Certains scénarii d’AD&D l’ont parfois caricaturalement illustré, ce qui été un peu trop vite résumé par le raccourci un peu trop facile de porte-monstre-trésor. J’ai toutefois aussi connu des aventures d’autres systèmes aussi excitantes que des courses au supermarché (à quoi se réduisait d’ailleurs l’intrigue) ou des scénarii de systèmes à tendance narrative qui se résumaient à l’écoute d’une interminable dissertation de l’arbitre qu’il consentait parfois à brièvement interrompre pour proposer à tel ou tel joueur un choix limité à deux ou trois options.

Dans AD&D et ses héritiers le combat physique des personnages, rare ou fréquent, demeure fondamental non seulement parce qu’il représente un des obstacles majeurs que l’aventure propose aux joueurs mais surtout parce qu’il matérialise la survenance du risque de disparition. Frôler la mort par personnage interposé fait partie de l’excitation inhérente au jeu de rôle médiéval-fantastique où le contexte est dangereux et hostile par nécessité ; on attend encore qu’un « Laboureurs et Maçons » fasse le bonheur des rôlistes et la fortune de son auteur.

Il y a je crois environ 15 ou 16 ans je discutais avec Thierry N de l’éventualité de modifier la règle de parry en AD&D. L’idée était de permettre à un personnage de « réserver » une de ses attaques pour un éventuel coup, mesuré sur un d20, destiné à parer un hit réussi par un adversaire avant que ce dernier donne lieu au lancer d’un dé de dommage. Le d20 du pareur aurait été basé sur le THAC (ToHitArmorClass) obtenu par son adversaire, soit en PF l’équivalent du résultat d’un dé d’attaque ajusté. Si le résultat du couple HD-d20 du pareur produisait un score équivalent ou supérieur à celui obtenu par ceui de son adversaire, il avait réussi à parer l’attaque et ne recevait aucun dommage. Thierry, joueur fortement technicien, était par principe plutôt favorable à des nouvelles règles plus détaillées ou précises telles que les expérimentait alors PGZ. Or je crois bien que c’est à son initiative que nous sommes tombés d’accord pour écarter cette modification au motif qu’en imposant un jet supplémentaire entraînant par surcroît une comparaison complexe en pleine résolution de combat en mêlée, cela ralentirait exagérément le jeu. A ce compte-là, disait Thierry, autant introduire les speed factors (pour les néophytes : règle AD&D régissant l’initiative en mêlée en fonction du type d’arme employé).

Qu’on me pardonne de rappeler que l’origine du (Old)D&D, et ainsi de tous les jeux de rôles de table depuis 1973, est un wargame à échelle 1 (1 pion = 1 combattant) qui s’appelle Chainmail conçu par Dave Arneson et Gary Gygax au sein deTSR, société qui a diffusé le premier D&D, et dont le nom signifie : Tactical Studies Rules, soit règles d’études tactiques. Si, en 1974, Arneson et Gygax ont été des pionniers relativement inexpérimentés d’un système de jeu de rôle dont les règles ont dû et pu être considérablement améliorées par la suite, ils touchaient carrément leur bille en matière de tactique de combat médiéval, comme souvent d’ailleurs les wargamers dans leur domaine de prédilection.
Or, étonnamment, au lieu de nous pondre des règles « wargamiques » ultra précises et exhaustives au point de décrire les tintements d’aciers qui s’entrechoquent, ces deux experts vont produire un système ultra simple, qui leur vaudra d’ailleurs les nombreuses critiques des tenants d’un réalisme pur et dur. L’effort de simplicité et de fluidification des combats en AD&D est en effet maximal comme en témoignent les nombreuses tables liées au combat qui recouvrent l’essentiel des écrans d’arbitre. Tout est conçu pour qu’il suffise d’un ou deux jets de dé au plus pour résoudre une action et passer au joueur suivant.
Arneson et Gygax pourtant auraient pu choisir un système certes un peu plus lourd mais considérablement plus détaillé, précis, réaliste, tenant par exemple compte de la diversité des types de coups, des zones de contrôle, du poids ou de la portée des armes, des catégories d’effet, de la résistance des armures, du degré de mobilité et/ou d’encombrement des personnages… ; ils ont parfois traité ces questions en les reléguant dans des règles optionnelles (telles les speed factors) qui n’ont été en pratique que très rarement été adoptées par les joueurs. Ils auraient aussi pu se faciliter la tâche en instaurant un système unificateur fondé sur des calculs un peu complexes ayant l’avantage d’économiser de nombreuses tables. Or non ; ce que voulaient ces wargamers sur figurines qui avaient passé des heures, des nuits, penchés sur des tables à mesurer au millimètre près les portées et déplacement, c’était un système de combat aussi rapide que possible, quitte à le dépouiller. Pourquoi ?

Parce que D&D n’est pas un wargame mais un jeu de rôle et que cette rapidité offre le meilleur sinon le seul moyen d’instaurer une pression constante sur les joueurs pendant le combat de leurs personnages, ce qui permet de réduire leurs temps et distances disponibles pour réfléchir à leurs actions. C’est ce que j’ai pu constater ans les tablées des Gen Con de 1981 et 1982 où régnaient E. Gary Gygax et son style. Le joueur interrogé par l’arbitre ne pouvait répondre que par une ou deux courtes phrases décrivant son action et toute imprécision lui était aussi défavorable qu’un coup imprécis de son personnage ;  « you hesistated, thus your action is voided » : cette sanction forçait le joueur à demeurer dans la peau du personnage. Didier, qui lui aussi s’est rendu à Gen Con à cette époque, y avait vu la même chose, et s’en était directement et parfois un peu caricaturalement inspiré. Le ping pong des phrases en anglais tendait à correspondre en rythme sinon en vitesse à celui des armes, des sorts, des jets de sauvegarde. Cela dans le but que les joueurs se sentent comme aussi engagés psychiquement que leurs personnages l’étaient physiquement.
Je me souviens d’une conversation avec un arbitre américain, qui doit être aujourd’hui aussi âgé que Kuntz, m’expliquant qu’il fallait pratiquement harceler les joueurs de façon à les immerger dans la réalité de leurs personnages et leur ôter celle de joueurs autour d’une table, et que pour cela, il faut éviter d’arrêter le jeu pour quoi que ce soit, notamment la consultation des règles. Cette conception est la source essentielle du principe voulant que l’arbitre a toujours raison, non pas pour lui conférer une espèce de droit absolu sur ce qui se passe, mais pour lui éviter d’avoir à arrêter le jeu en se mettant à lire quelque chose. Les règles sont au jeu de rôle ce que la rampe est à l’escalier : ça peut aider à se tenir, mais ce n’est pas ça qui mène à l’étage. Analogie qui m’a toujours semblé assez pertinente en AD&D.

J’ai en effet été et demeure convaincu des avantages de cette conception du jeu, ce qui ne signifie pas pour autant nier ou rabaisser les avantages de méthodes différentes. Ce qui implique aussi des choix techniques. Par exemple, je n’ai pratiquement jamais instauré, en AD&D, d’initiative individualisée. En général, je commence par interroger d’abord les joueurs dont les personnages sont engagés en mêlée. L’ordre d’interrogation poursuit ensuite en s’éloignant de la première ligne de la mêlée pour finir par ceux qui en sont le plus distants. Car plus on est éloigné de la ligne de mêlée, plus on gagne en vision globale de la situation, et donc de capacité et temps de réflexion sur la tactique à adopter. Cela se reflète dans le laps de temps qui est ainsi laissé aux joueurs pour décider et indiquer leurs actions. Je n’ignore pas que ce système a ses propres inconvénients et je ne l’estime pas intrinsèquement meilleur que d’autres ; mais je le crois le plus approprié à la méthode générale que j’emploie et au but du jeu de rôle dans l’acception de ses fondateurs modernes.

Je pense aussi que Gygax et Arneson, expert wargamers, savaient parfaitement que le combat médiéval se caractérise par une absence quasi-totale de manoeuvrabilité des unités une fois celles-ci engagées. Les individus qui y prennent part n’ont aucune perception de l’ensemble du déroulement de la bataille, jusqu’à l’invention de la radio, aucune communication en temps immédiat avec un commandement central, aucune « vue d’avion » du déroulement des combats en temps réel, et par surcroît rarement la cohésion permettant un comportement collectif ensuite de la réception d’ordres modificatifs. Même avec des techniques de communication modernes et sophistiquées, il peut s’avérer très ardu de manœuvrer réellement une unité militaire, ce que le film de Ridley Scott la Chute du Faucon Noir montre assez bien.
J’estime que c’est ce qu’a tenté de reproduire Gygax en AD&D, tant par les règles que par leur conduite. Je crois qu’il a délibérément voulu s’écarter des scènes d’un d’Artagnan décontracté qui ferraille en discutant avec Porthos de son prochain coup ou d’un Legolas flinguant un adversaire à chaque flèche ou coup d’épée, pour tenir compter d’une réalité du combat médiéval mieux illustrée par certains moments de l’épisode du siège de King’s Landing de la série Game of Thrones ou par l’Excalibur de Boorman. Car dans un jeu de rôle qui est fondé sur la représentation psychique de la réalité, à la différence du wargame fondé sur une représentation matérielle simulant cette réalité, la première nécessité dont il faut tenir compte n’est pas le processus de reproduction d’une manoeuvre d’un combattant en mêlée mais le fait que celui-ci n’a pas et ne doit pas avoir le temps de penser à autre chose qu’au prochain coup donné ou reçu. Ce qui se passe, en jeu de rôle, n’est pas d’abord dans les règles ou sur une table mais d’abord dans la tête des participants.

Pour cette raison encore, quand un joueur dont c’est son tour d’indiquer l’action de son personnage hésite ou reste silencieux, après un certain délai, parfois une guère plus qu’une douzaine de secondes, il arrive que je commence à compter silencieusement cinq secondes en montrant une main dont je replie les doigts d’un main et à l’expiration de ce délai l’action est perdue et on passe au personnage suivant (je sais que certains joueurs détestent ça mais leur personnage déteste encore plus le coup qu’il risque de se prendre en mêlée…). Il y eut aussi un temps où en AD&D la lecture de toute source, notamment de règles, autre que la seule feuille de personnage, était prohibée pendant une mêlée. Cette interdiction peut encore trouver à s’appliquer dans certains cas pour certaines aventures.
L’objectif est bien sûr d’amener les joueurs à rester dans le rythme du combat de leurs personnages ; mais c’est aussi une question d’équilibrage général de ce combat : les adversaires des joueurs, les monstres au sens large, n’ont à leur disposition qu’un seul cerveau, celui de l’arbitre, qui est en général déjà fort occupé par ailleurs. Les monstres sont alors comme les unités carthaginoises ou napoléoniennes : ils obéissent à un plan de départ qu’ils exécutent bien ou mal mais dont ils ne changent pas sauf exception, ne serait-ce que parce que l’arbitre doit être absolument sûr qu’il ne les fait pas profiter de son omniscience.

Certains joueurs n’apprécient pas d’être ainsi pressés. Ils recourent alors à des techniques parfois éculées consistant par exemple, au moment de jouer son round, à commencer par interroger l’arbitre pour solliciter une précision de règles ou de description, puis à provoquer tout type de discussion permettant de ralentir le jeu et, pour les autres, de compulser fiévreusement les manuels ou de discuter en aparté d’un tactique commune. En strict AD&D, l’arbitre devrait noter la question sans immédiatement répondre au joueur, n’acceptant de ce dernier qu’une action directement relative à la mêlée ou au combat ; la réponse serait ensuite donnée au moment du changement de round. Aujourd’hui, la maturité et la bonne foi des joueurs ne rendent plus cela utile.

 

L’avantage décisif de ce système vient de ce qu’il tend à rendre le temps réel. Le joueur n’est pas tant ramené à son personnage qu’à son rôle d’acteur de ce personnage. Ce qui se passe ne dépend plus d’un système de règles et de matériels ou même de jets de dés mais directement de ce que le joueur lui-même va répondre et de comment il va répondre, de la rapidité et de la justesse de sa pensée. Il ne vit pas son aventure au travers d’une figurine, d’une description, d’un système de règles, qu’il lui incombe ensuite de transcrire en imaginaire : il se passe quelque chose de plus, de direct, dont il est lui-même l’acteur, synchronisé avec les temps et contexte de son personnage.

Ce système présente néanmoins de très graves inconvénients.
Il est d’abord injuste car certains joueurs y sont naturellement plus aptes que d’autres ; tout le monde n’a pas le sang-froid, la présence d’esprit, l’expérience des règles d’un système qui ne réduit pas les inégalités entre joueurs. Du coup, ce système peut devenir faux car il a pour inconvénient majeur de réduire le jeu de rôle à ce qu’il est possible de simuler entre joueurs. Or l’acteur d’un demi-orc barbare terrifiant ne sait pas forcément se comporter de façon à impressionner l’arbitre et les autres, alors que pourtant son personnage est censé non seulement savoir produire un effet terrifiant mais même le faire sans même y penser.
Il est surtout dangereux parce qu’il implique des relations directes et quasi personnelles entre les joueurs et les joueurs et l’arbitre ; notamment que l’arbitre accepte de tenir le rôle du salaud et que les joueurs sachent constamment que ce n’est qu’un rôle.  Or l’arbitre ne peut pas s’auto-garantir d’être juste vis à vis des joueurs ; et, de fait, à un moment ou un autre, il va forcément se tromper, il ne va pas prendre la bonne décision pour le jeu ou les joueurs, il va manquer non à son impartialité mais à son devoir d’équilibrage entre d’une part la logique du contexte et de l’intrigue, d’autre part l’intérêt de l’aventure et des joueurs. Ainsi, même en faisant abstraction des possibles erreurs de l’arbitre, il faut encore que sa conduite des événements et sa propre vision de l’aventure soient non seulement équitables envers les joueurs mais encore profitables au jeu. Comme pour les joueurs, ce n’est pas donné à tout le monde. Il y faut, outre une certaine expérience du jeu, des qualités qui ne procèdent pas seulement d’une capacité narrative, de la connaissance des règles, de talents d’interprétation ou de mise en scène verbale. La plupart des arbitres ne sont pas formés à cela et n’ont pas à l’être.

Cette faiblesse fondamentale est la principale pierre d’achoppement de l’AD&D, son plafond. En contrepartie d’un incomparable réalisme psychologique, du boost de l’imaginaire de joueurs dont la réalité personnelle est mise au même plan que celle de leurs personnages, se trouve le risque permanent du dérapage arbitral induit par l’omnipotence à laquelle l’oblige ce système. La grande faiblesse d’AD&D vient qu’il ne protège pas d’une confiscation par l’arbitre qui apparaît alors jouer tout seul avec des personnages soumis à son bon vouloir et des joueurs devenus jouets de l’arbitraire du DM au lieu d’acteurs indépendants d’une aventure collective et partagée.
Tous les arbitres d’AD&D, et donc certainement moi aussi, sont un jour ou l’autre, un moment ou l’autre, tombés dans ce piège. Beaucoup s’y sont vautrés et beaucoup encore y sont restés. Bien jouer à AD&D exige un arbitrage d’une qualité et d’un dévouement élevés et surtout une extraordinaire confiance entre tous les joueurs. AD&D invite à une expérience au moins autant humaine que ludique, il est incomparablement plus enrichissant que tous les autres jeux de rôle que j’ai connu, mais il est mort pour avoir trop exigé de ses joueurs ; personne n’a pensé à avertir que ce jeu, en apparence d’une grande simplicité, certainement l’un des plus accessibles au plan des règles, était aussi facile à jouer que difficile à bien jouer.

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