Un entretien avec Eidaril d’Ariandor

7 avril 2023 par Kazz → Société

Il y a désormais quelques décennies, l’embryon de ce qui deviendra ce site était constitué de cahiers imprimés en une demi-douzaine d’exemplaires sous le nom d’Almanach Ogmaïch. Certains incluaient des entretiens avec des personnalités de Derenworld et il m’a paru cohérent de reprendre cette qualification pour donner enfin la parole à l’un des plus mystérieux souverains du monde. Car depuis cette année 1979 où Derenworld est créé, Eidaril, roi d’Ariandor, est demeuré non seulement silencieux mais quasiment inconnu des joueurs m’ayant fait l’honneur de participer aux aventures et à la vie de ce monde. S’il arriva plusieurs fois qu’on se rende à Ariacandre, ce ne fut jamais que par l’attraction suscitée par son Hall de Magie dont la renommée éclipsait tout intérêt qu’aurait pu susciter son environnement. Le jeu a aussi « penché » vers l’ouest (ex-Confédération, Wiestmark, Ohhpuhr) ou le centre (Empire) et bien sûr le sud-est (Tangut) du continent, évitant ainsi ce coeur d’histoire situé autour des Ered Dornathols. Mais il se trouve que près de quarante-quatre ans ont amoindri la pertinence de certaines discrétions dont votre serviteur et arbitre a pu avoir l’utilité et ce n’est pas par hasard que l’actuel groupe d’aventuriers a commencé dans cette région ni que les dernières nouvelles y consacrent une place substantielle. Aussi, il était donc temps de laisser enfin paraître la personnalité d’un Eidaril aussi vieux que Derenworld.


Les entretiens de l’ 

Sa Très Sage Majesté Eidaril est comme certains très anciens elfes qui ont connu toutes les vicissitudes de ce monde : la gentillesse et l’amabilité ne sont pas son fort. Elles le sont d’autant moins que l’unique roi d’Ariandor depuis que ce pays existe, c’est à dire depuis qu’il y a des elfes sur Derenworld, n’a pas coutume de s’entretenir avec des inconnus ni la réputation d’être particulièrement prolixe. Bref, il fallait bien le Haut Prêtre Hera Jazan d’Oghma en personne pour parvenir à approcher le plus vieux souverain des elfes ainëquendi régnant à ce jour.

Cet entretien a eu lieu à proximité d’Ariancandre, en lisière d’une clairière quelque part dans la forêt de l’Ariantaur, dans les premiers jours du mois de Gemini 5228.
Le roi nous reçoit seul à seul, sans aucun apparat et sans assistance, assis sous un arbre dans un fauteuil rembourré de cuir, devant une table pliante où l’on a disposé une aiguière et un (seul) gobelet en métal. Il est vêtu d’une tunique blanche sous une veste de cuir marron  d’allure ancienne et d’un pantalon vert passé dans des bottes d’un cuir clair qui semble particulièrement fin et souple. Il porte une couronne légère faite de fils de mithril entrelacés sertie de joyaux verts et blancs. Ne serait-ce cette couronne, il ressemble à un forestier elfe plutôt qu’au souverain d’un pays important.
L’hospitalité de l’Ariandor est réputée. Cette réputation semble indifférer son monarque. Car tout au long de la conversation, il ne nous sera rien proposé : ni vivres ni boisson, pas même un siège : nous resterons assis à même l’herbe, il est vrai fort épaisse.

  •  Sire, merci de nos accorder un entretien. L’honneur est grand car vos apparitions sont une extrême rareté.
  •  On peut facilement me trouver à Ariacandre, j’y passe plusieurs mois par an.
  •  Sans doute mais incognito car peu de personne vous connaissent…
  •   Je m’y efforce.
  •  Vous n’aimez pas être reconnu ?
  •  Précisément.
  •  C’est réussi. Même votre nom est incertain. Certains le prononcent Aynaril ou Aÿnaril ou Édaril ou Aydaril, Aÿdaril…
  •  La dernière est correcte, mais c’est sans importance.
  •  Et vous ne figurez en général nulle part. Les textes et les savants citent par exemple Meriamerain, Maglor, Dalmidrandil, Gwaigill Elengal, Alphanëa ; vous, pour ainsi dire jamais. Pourquoi ?
  •  Je suis roi d’un pays parce que je l’ai accepté. Rien d’autre. Je me dois à ce pays, je ne dois rien aux autres. Tous les ariandorë me connaissent, tous peuvent venir à moi : je suis toujours là pour eux. D’ailleurs, je ne quitte pour ainsi dire jamais ce royaume. Tenez : il suffit à tout citoyen d’Ariacandre de demander si le roi d’Ariandor est en ville : si c’est le cas, il aura audience sous deux jours. Cela est nécessaire et suffisant. D’autre part je ne suis pas si inconnu que ça, votre visite le prouve.
  •  Vous entretenez des relations avec des souverains en particulier ?
  •  Je crois que mon amitié avec la reine de Danth n’est pas un mystère, si c’est ce que vous entendez. Pour le reste, mes relations sont personnelles et vous ne devriez pas insister sur ce sujet.
  •  Certainement. Sire, vous êtes le plus ancien souverain régnant sur ce monde…
  •  On le dit mais c’est inexact. Alphanëa est au moins aussi ancienne que moi et ce n’est pas la seule.
  •  Ah ?
  •  Il y a nombre de rois aldaquendis que je crois aussi anciens que moi.
  •  Sans doute mais ils règnent sur de petits royaumes.
  •  Vous changez de sujet : vous m’avez interrogé sur des rois, non des royaumes.
  •  Certainement Sire. On vous dit aussi magicien ?
  •  Beaucoup de vieux elfes le deviennent.
  •  Justement : qu’est-ce qui explique votre longévité ?
  •  Je suis un ainëquendi.
  •  Je voulais dire : en tant que monarque.
  •  Peut-être parce que personne n’a entrepris de me déposer ? Ou parce que la tâche n’est pas si exaltante que d’aucuns se l’imaginent ?
  •  On dit que vous ne combattez pas.
  •  Est-ce un reproche ?
  •  Selon certains, ce serait une forme de faiblesse.
  •  Parce que ce serait une force de se battre ?
  •  Pour défendre son royaume sans doute, ne croyez-vous pas ?
  •  Vous changez à nouveau de sujet. La question de se battre n’est pas identique à celle de se défendre. Ariandor existe sans interruption depuis plus de cinq millénaires. C’est peut-être aussi parce que son roi a su le défendre.
  •  Pourtant votre nom ne figure dans aucune grande bataille.
  •  Vous savez, je ne souhaite à personne d’être l’empereur Naëmbolt. Peu me chaut de ne point figurer dans les chroniques, humaines ou autres. Il m’est égal de ne pas apparaître dans les légendes vêtu d’une armure scintillante au milieu d’une hordes de monstres dont je fais sauter les têtes avec ma grande épée lumineuse. Mes ennemis ne me voient pas les tuer. Ils ne voient pas ma flèche avant qu’elle ne les atteigne. Mais il est vrai que je n’aime pas tuer, même mes ennemis.
  •  Pourtant vous en avez, des ennemis.
  •  Non, pas tant que ça. En tout cas bien moins qu’un roi d’Arkandahr ou même de Thûzzland par exemple. En revanche j’en ai eu, peut-être plus que tout autre roi au monde. Les dragons, Hornst, les Héritiers, les sorciers fous, les géants, les dragons encore, des empereurs haineux, des rois jaloux, les masses de la Great Evil Coalition, sans compter toutes sorte de bandes de monstres ou pillards.
  •  Et vous avez résisté.
  •  Apparemment puisque je suis toujours là.
  •  Comment ?
  •  N’en déplaise aux Derans ou à vos sources, je ne suis pas roi depuis cinq millénaires mais depuis plus de sept. Je n’ai été vaincu qu’une seule fois et croyez que je m’en souviens. Les dragons. Rien ne fut pire. Cette impuissance, cette évidente inutilité… Voulez-vous me dire à quoi sert la belle épée contre le souffle de vingt dragons en plein vol ? Nous observions avec terreur le ciel d’où pouvait à chaque instant surgir un ennemi contre lequel nous ne pouvions rien. Nos regardions nos arbres dissous, empoisonnés, brûlés, asphyxiés avec notre forêt, ses habitants et ses merveilles. Un de vos grands poètes a écrit qu’on est puceau de l’horreur comme ont l’est de la volupté. Ce temps-là m’a déniaisé. Jamais n’ai je ressenti plus grande peine et plus grande douleur qu’aux temps du Dragonlore. J’ai mesuré toute notre faiblesse de Premiers Nés abandonnés par les dieux. Avec nous furent les nains, les humains, les gnomes, les hobbits qui nous aidèrent, avec qui nous nous sommes terrés. Nous avons quitté nos feuillages pour un trou dans le sol, pour une grotte ou une bâtisse souterraine. Ce qui nous sauva fut en premier les dragons métalliques, leur admirable courage, leur fidélité. Ils étaient moins nombreux et la plupart périrent, mais ils parvinrent à préserver l’essentiel de notre forêt. Grâce à quoi nous avons eu le temps d’apprendre à gagner avec l’arc et avec la magie, avec nos alliés, avec notre intelligence… Voilà. Les Sindars et les dragons métalliques, eux, ont vaincu. Ici, il nous a suffi de tenir pour gagner. Ensuite, en comparaison, le reste fut facile.
  •  Facile ? Vous voulez dire par exemple Horsnt, Molior, la All Wizards War ?
  •  Par rapport au Dragonlore, toute guerre paraît facile. Nous avons construit Ariacandre et grâce à la magie l’avons rendue imprenable. Nous y avons invité les humains et les mortels qui nous avaient aidés. Ce fut l’une des meilleures idées de l’histoire. Ensuite, il a suffi de se défendre. Quand on a tenu face aux dragons, on peut tenir face à tout le reste. Jamais Ariandor n’a mené de guerre offensive : nous laissons cette folie aux autres. C’est un grand avantage à la guerre que de mieux connaître le territoire que son ennemi ; croyez bien que personne ne connaît mieux l’Ariandor que le roi qui lui a consacré les millénaires de sa vie. C’est aussi un grand avantage que de parfaitement mesurer et coordonner ses propres forces. De ses ents, ses licornes, ses nymphes, la forêt d’Ariantaur est une. Tout être, plante ou animal, qui y demeure sait que les ariandorë la défendent. Alors, en cas de mal ou de danger, ils viennent et nous parlent. Lorsqu’un ennemi d’Ariandor y pénètre, tout ce vit dans la forêt : un moineau, une fourmilière, une branche d’arbre, un brin d’herbe, tout devient son ennemi.
  •  Pourtant la Convention de Bakor prohibe la magie.
  •  La forêt nous parle tout autant en temps de paix. Un dragon ne va pas cesser de cracher au prétexte qu’il est en guerre n’est-ce pas ? Et la défense d’Ariacandre n’a jamais tué personne par elle-même. Sa muraille ne s’est jamais précipitée sauvagement sur un assaillant. Mais elle a empêché les dragons, les sorciers, et les êtres volants de nous infliger un autre Dragonlore. D’ailleurs les mêmes dieux qui ont voulu Bakor n’ont pas su ou voulu nous préserver.
  •  Vous semblez en vouloir aux puissances divines…
  •  Un peu.
  • … comme si vous étiez en mesure de leur faire des reproches ?
  •  Que voulez-vous dire ?
  •  On considère généralement plus prudent, surtout pour un roi, d’accepter les volontés divines que de s’y opposer.
  •  Vraiment ? Pourtant vous avez dit vous-même que je serais le plus ancien roi de ce monde. Mes défunts collègues étaient sans doute encore moins prudents que moi.
  •  Ils étaient mortels et pas vous. Les dieux ne sont pas la raison de leur mort et personne n’imagine la leur reprocher. Vous, vous paraissez vous sentir capable d’affronter le divin.

Le roi ne répond pas tout de suite. Nous avons senti sa tristesse lorsqu’il évoquait le Dragonlore avant qu’il ne retrouve la tranquillité légèrement narquoise qui le caractérise. Puis il nous scrute avec un regard si perçant qu’il en deviendrait désagréable sans le léger sourire qui l’accompagne. Alors que nous nous apprêtons à retirer notre dernière question, il détourne les yeux et reprend.

  •  Entre autres, feu le Haut-Roi Belgon était lui aussi immortel, mais passons. Je vous vois venir. Vous avez étudié votre sujet. Croyez-vous donc que j’ignore les légendes qui courent à mon sujet ? Vous voudriez par exemple m’entendre vous confier que je suis l’un des dix-neuf mille six cent quatre-vingt trois enfants de Corellon et Faenya. Ou bien peut-être un Caraylië d’Arauschnée ? Eh bien, selon une formule consacrée par les diplomates, je ne peux ni le nier ni le confirmer. Vous n’en apprendrez pas davantage.
  •  Bien sûr, Sire. Mais, tout de même, les armoiries d’Ariandor que vous avez choisies sont pratiquement les seules au monde à contenir un triangle qui est aussi le symbole de la fécondation des premiers elfes.
  •  Vous n’êtes pas le premier à me le faire remarquer. Pensez ce que vous voulez.
  •  Mais convenez que même pour des elfes, votre royaume est un peu particulier.
  •  Tout royaume elfe paraît un peu particulier aux yeux de l’humain ressortissant d’un pays humain.
  •  S’agissant du vôtre en particulier, qu’est-ce qui le rend justement si particulier ?
  •  D’abord nous accueillons les autres races. Librement. Un orc , un yuan-ti ou un kobold peut venir vivre avec nous s’il est de bon coeur et de bonne compagnie, tout comme il peut en repartir. Nous ne sommes ni Dere, ni le Lowenland, ni Vynar, ni une forêt d’aldaquendis xénophobes. Mais l’Ariantaur a ses gardiens. Les faux-semblants, les imposteurs, les malintentionnés sont toujours pris et châtiés. Ensuite un roi nain de la région m’a dit un jour qu’il y a deux types de richesse. Il y a celle qui permet d’acheter des hommes d’armes, des œuvres d’art et jolies choses, d’habiter de fortes ou belles demeures, de plier autrui ou le monde à sa volonté. Et il y a la richesse qui fait en sorte qu’un maximum de gens vivent le mieux possible, qu’il y ait le moins de pauvres possible, et que chacun ait les moyens de sa liberté, de ses espérances, de ses droits. Dans le monde, la plupart des individus et des peuples aspirent à la première. Nous, ici, préférons la seconde. J’ai répondu à ce roi que moi aussi. Enfin, vous me disiez magicien et vous savez que ce pays est assez lié à la magie. Eh bien, de même que pour la richesse, il y a deux façons de voir la magie. L’une consiste à accroître le pouvoir qu’elle confère sur les choses et les êtres. L’autre consiste à la mettre comme tout le reste au service d’une morale. C’est celle-là qui prévaut ici.
  •  Pourriez vous en dire plus sur cette morale ?
  •  Morale est un grand mot, j’en conviens. Nous n’écrivons pas d’ouvrage de philosophie. Nous vivons, voilà tout, moi comme n’importe lequel des habitants de ce royaume. Nous voulons rire, aimer, boire, chanter, danser, aller où bon nous semble. Certains aiment bien la bagarre, d’autres la culture des haricots, certains confectionnent des arcs, d’autres font joujou avec la magie… On vit. On rêve. On préserve. On s’entraide. On essaie de faire le bonheur des autres avec le sien, on s’efforce d’ôter ou de combattre le malheur quand il survient. Telle est notre morale.
  •  C’est cette morale qui fait que vous n’avez pas l’air d’un roi ?
  •  Que voulez-vous dire ?
  •  Vous vous habillez comme n’importe quel elfe. Si on ne sait pas que vous êtes Eidaril, personne ne peut le deviner.

Pour la première fois, le roi éclate de rire.

  •  Et ça marche ! Tenez, même vous à l’instant m’avez appelé Eidaril, sans « Sire » ou« Votre Majesté ».  Ariandor a commencé son travail.
  •  Mais Ariandor justement : cinq millénaires et vous n’avez toujours pas de capitale ?
  •  C’est la preuve que ça ne sert pas à grand-chose.
  •  Ni de palais, de maison, de centre en quelque sorte.
  •  Ariacandre ne vous suffit pas ?
  •  Ce n’est pas votre capitale, ce n’est pas votre ville.
  •  Votre, votre, votre ! Ah, ce besoin d’appartenance, de propriété ! Je suis comme n’importe lequel des êtres qui vivent ici. J’ai ce dont j’ai besoin, pourquoi voudrais-je davantage ? Il n’y a pas de nobles, pas de propriétaires, pas de supérieurs ou d’inférieurs en Ariandor. S’il nous faut commercer, nous allons à Ariancandre ou Indremar ou Arkand, à des endroits qui sont faits pour ça. Mais personne n’a besoin du commerce, c’est seulement une utilité. Vous savez que la plupart de nos demeures sont dans ou sous les arbres. Mais si quelqu’un veut construire sa maison de pierre ou de bois, qu’il le fasse. S’il veut travailler la terre ou les plantes, qu’il le fasse. Mais s’il doit ensuite refuser le pain ou le gîte à qui le lui demande, alors sa construction et son travail seront mauvais et il sera réprouvé. Et qui donc veut mener une vie de réprouvé ? En fin de compte, nous autres ariandorë sommes assez proches des aldaquendi. Notre tendresse envers les humains et notre sentiment de fraternité avec eux nous confère certes une façon de les envisager qui a inspiré les caleidhels du Lowenland. Mais l’elfe est un être très simple. Il vit, rêve, chante, se nourrit, aime et fait des enfants et ne demande ni n’espère rien d’autre. Puisque que nous vivons très longtemps, nous pouvons nous absorber dans une fabrique d’un objet, d’une oeuvre, ou d’un bâtiment ou dans une magie, de même que certains éprouvent l’envie d’explorer et connaître le reste du monde, pourquoi pas ?
  •  L’idée du Hall d’Ariacandre vient-elle de vous ?
  •  L’idée de la cité d’Ariacandre, en tant que ville mêlant toutes les races de l’Ohar’s Scroll, vient en effet de moi, je vous en ai expliqué les raisons. Mais pas celle de son école de magie, bien que je l’aie approuvée et encouragée.
  •  Est-ce cette école ou vous ou peut-être un dieu qui a élaboré votre couronne ?
  •  Plaît-il ?
  •  On dit la Couronne d’Ariandor fabuleuse. Que c’est un artifact d’Evlin, enfin équivalent à ceux du temps d’Evlin.
  •  On ne le dit pas : on le sait.
  •  Précisément Sire. Est-il vrai qu’elle guérit et même qu’elle ressuscite vos sujets ou seulement les elfes ? Et accepteriez-vous de dire d’où elle vient ?
  •  D’où elle vient : non, je ne vous le dirai pas. Mais il est exact qu’elle soigne et même ressuscite, pas seulement les elfes et pas seulement mes sujets. Mes ennemis font croire depuis quelques siècles que je réserverais son emploi à ceux de ma race ou de mon royaume. C’est faux. C’est d’ailleurs pour contrer ce genre de fausseté j’ai accepté de vous parler. Et il est aussi exact que moi seul peut l’utiliser. Avec modération toutefois. Ce n’est pas une de ces machineries auxquelles on veut souvent ramener les choses du monde.
  •  Vous redoutez donc quand même vos ennemis ?
  •  Evidemment ! Comment croyez-vous que j’aie survécu ? Ignorer la peur est un privilège d’écervelés, qui le paient souvent de leur vie.
  •  Que pensez-vous de l’état politique de Derenworld ?
  •  Pourquoi en penserais-je quelque chose ?
  •  Vous êtes un roi particulièrement expérimenté. Vous venez de dire que vous avez survécu à vos ennemis, cela depuis des millénaires. Votre sagesse pourrait être éclairante.
  •  Je pense le contraire. Je suis incapable de comprendre quelque chose d’utile à d’autres que ceux dont j’ai la charge.
  •  Pardonnez-moi d’avoir quelque peine à vous croire complètement.
  •  Vous imaginez que parce que j’ai vécu huit mille ans j’ai tout compris de l’ambition de Hornst, de la philosophie de Marthussam, de la poésie de Kerr, de la folie d’Iauwë, de la vision politique de Mursul, Cyrus II, Olan Ier ? Pas du tout. A chaque fois cela me stupéfie. Si quelque chose concerne l’Ariandor je vais essayer de le comprendre. Mais pourquoi le reste devrait-il me perturber ? Si je m’étais intéressé, par exemple, au règne d’Irwin II, certainement passionnant à étudier en son temps, à quoi cela me servirait-il aujourd’hui, cinq siècles plus tard ? Ce n’est pas parce que j’ai du temps que j’en ai à perdre.
  •  Vous avez des millénaires d’expérience des humains tout de même.
  •  Un grand auteur humain affirme que chaque être de cette race est un enfant qui pousse la puérilité jusqu’à jouer à l’adulte. Cet homme-là en savait plus long sur les hommes que tout ce que j’en pourrais dire. D’ailleurs qui suis-je pour vous donner quelque leçon ? Vous savez que vous allez mourir. Moi pas. Je ne sais pas ce que c’est. J’imagine que ça doit être très difficile. Je sais que le seul fait de vivre ne représente pas la même chose pour vous et pour moi. Chaque seconde vous est comptée. Chaque minute qui s’écoule ne représente absolument rien de comparable entre vous et moi. On pourrait presque dire que ce n’est pas la même minute. Il me suffit que la Troisième Parque ne remarque pas mon fil qui traîne quelque part alors qu’elle tient le vôtre entre ses mains depuis votre naissance. La contrepartie de ce qui doit vous apparaître un monstrueux privilège consistait à ce que nous vous aidions, nous, les elfes d’ici, à quoi avons échoué. Alors Hornst, Eremothep, Valerus II, les Red Monks : que puis-je leur reprocher ? Ils sont le résultat et la preuve de notre faillite. Plus personne ne s’en souvient et tout le monde s’en porte très bien, enfin je suppose. Mais moi je m’en souviens. Vous me demandiez ce qui rend Ariandor si particulier ? Eh bien c’est peut-être bien cela :  un tout petit bout du monde ayant conservé le souvenir de ce qui a passé.
  •  Pourquoi ?
  •  On apprend parfois plus de ses ennemis que de ses amis. J’ai rencontré le fameux Keraptis, qui m’avait fait l’honneur de s’intéresser assez à ma personne pour solliciter une discrète entrevue à Ariacandre. Il pensait que les dragons nous avaient sauvé, nous les elfes, malgré nous. S’ils ne s’étaient pas révoltés contre les dieux, alors ce sont les humains qui se seraient révoltés contre les elfes. Ils l’ont d’ailleurs fait quand même un peu partout : Empire, Vizan, Gaïko… mais ça n’est pas allé jusqu’au massacre généralisé. Ils n’ont pas osé faire comme les orcs ou les dragons. La place de l’exterminateur était déjà prise.
  •  L’émancipation des humains aurait dû passer par l’extermination des elfes ?
  •  Non bien sûr, quoique un Cyrus II Naëmbolt n’était pas loin de le penser.

Le roi marque un long silence. Il semble pensif, le regard vers le côté, la tête légèrement penchée. Il verse une rasade dans son gobelet aux armes de son royaume et boit lentement. Un liquide vert, qu’il ne propose pas de partager. Il se passe encore un long moment avant qu’il reprenne son propos.

  •  Toute l’histoire de l’Ariandor est celle d’un effort en sens inverse : concilier les elfes avec les autres. Notre résilience est la preuve qu’il valait bien de le fournir, cet effort. Mais cet effort indique aussi que la coexistence des elfes et des humains, pour ne citer qu’eux, n’était peut-être pas entièrement une bonne idée. Pourquoi les dieux nous ont-ils fait ça ? Pourquoi nous ont-ils fait vivre sous le nez de créatures qui n’ont pas notre longévité ? Sont-ils de satanés farceurs ? J’imagine que les immortels comme nous les elfes ou les dragons éprouvent moins que vous autres la nécessité du divin. Nous n’avons pas besoin d’être rassurés au sujet de notre mort. Vous si. Les dieux sont là pour ça. Vous faites une jolie maison, vive Gond ! Vous faites de bonnes affaires, vive Hermès. Vous produisez une belle récolte, vive Nephtys. Vous massacrez une famille d’elfes des bois, vive Gruumsh ! Et surtout, n’oubliez pas, ensuite, Gond, Hermès, Nephtys, Gruumsh de venir me chercher après la mort pour m’emmener chez vous. N’oubliez pas de me rendre enfin immortel après la mort.
  •  Pourtant les dieux vont bien chercher les âmes pour les emmener sur leur plan ?
  •  Les âmes, pas les esprits. Pas la personne. Pas cette œuvre qu’est l’être vivant. C’est très beau les âmes, figurez-vous que j’en ai une moi aussi ; mais ce n’est pas une finitude : c’est une matière première. J’ai aussi un squelette, mais ce n’est pas ce que vous voyez de moi, ce qui fait moi, Eidaril.
  •  Mais pourtant il existe la résurrection ou même le parler avec les défunts qui supposent la conservation de l’esprit…
  •  Magie, donc anormalité. Magie cléricale d’ailleurs. Il faut le corps défunt pour que cette magie fonctionne. Ce n’est pas par hasard : seul l’intermédiaire du corps matériel fait ressurgir l’esprit dans l’âme. La mort est bien une barrière et qu’elle ne soit pas totalement infranchissable n’y change rien. Tout vivant consiste cette trinité : corps, âme, esprit. Mourir détruit la cohésion de cette trinité.
  •  Le recours à la magie face à la mort est aussi la raison de Tal’Gundelin, que vous avez créé.
  •  C’est un peu plus compliqué que cela. Je ne veux assurément pas offenser Anubis mais je suis responsable de cette forêt. Je n’estime pas que cette responsabilité disparaisse avec la mort. Tal’Gundelin est un cimetière un peu spécial dont la magie produit l’équivalent d’un sarcophage protecteur des âmes plutôt que des cadavres. Notamment contre les prédations diaboliques ou démoniaques, bref contre la mort-vie. Ce n’est pas que je doute de la capacité des divins à prendre soin des âmes des créatures vivantes, végétaux compris, de ce royaume, mais enfin deux précautions valent mieux qu’une et on n’est jamais si bien servi que par soi-même. D’ailleurs aussi bien Anubis que Silvanus ou Hel ou notre père Corellon l’ont parfaitement admis.
  •  Vous disiez que la mort est une barrière : et les morts-vivants ?
  •  Je suis roi et non pas théologue. Ils sont la démonstration que rien ne se passe jamais comme prévu. C’est le Dragonlore à l’échelle de l’univers. Chassez le chaos par la porte, il rentrera par la fenêtre. On invente un joli système bien réparti, Anubis Charon Hadès ayant chacun sa place et son rôle, et on se retrouve avec une liche qui vous détruit la moitié d’un continent.
  •  Qui sera quand même vaincue. Même la mort peut mourir.
  •  Les légions de l’Orcus ne sont pas une fiction, demandez donc au Demogorgon ce qu’il en pense. Mais puisque vous citez une maxime cthulhoïde, je vais vous répondre par un axiome trithéiste. N’oubliez pas que la mort est une création. Elle est voulue. Elle procède d’un dessein divin. Passé un certain âge, votre corps commence à cesser de se réparer et à se détruire, pas celui des elfes. Un humain c’est un elfe auquel on a inoculé la mort ; l’inverse n’est pas vrai. Certes la quasi totalité des créatures vivantes : animaux, poissons, insectes sont naturellement mortelles. Mais observez que la même chose se produit dans le règne végétal ; certains arbres sont eux aussi immortels. La mort est-elle une anomalie ou est-ce l’immortalité ?
  •  Vous semblez en savoir plus que vous ne voulez montrer.
  •  Je n’ai rien à montrer. Je ne suis d’aucun intérêt sauf celui d’exciter votre curiosité.
  •  Me permettez vous, Sire, de vous répondre franchement jusqu’à risquer l’insolence ?
  •  A condition que vous évitiez l’outrage.
  •  Non seulement je ne vous crois pas mais je ne crois même pas que vous le pensez. Vous ne montrez pas, vous cachez. Tout Ariandor est ainsi, à cette image. Je crois quand même vous avoir conduit à montrer plus que vous ne l’auriez souhaité. Pourquoi avez vous accepté cet entretien ?
  •  Oh c’est très simple. Je vous ai dit que je ne me préoccupais vraiment que de ce qui concerne l’Ariandor. Je ne vous apprendrai pas que ce royaume se trouve enchâssé entre Arkandahr et Empire ni que le second vient de rétablir le trône du premier. Pour aussi négligeable que puisse paraître le royaume dont j’ai la charge, il m’a dans ces conditions semblé utile de rappeler son existence et je vous remercie d’y avoir contribué.

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