J’ai arbitré trois fois Tegel Manor, dont deux avec des groupes durablement constitués qui le réussiront. Je reconnais que cette aventure, classée dans mes préférées, m’a néanmoins demandé un effort qui n’a guère d’équivalent. Parue en 1977 chez Judges’ Guild, elle est l’oeuvre de feu Bob Bledsaw et Bill Owen, les deux fondateurs de cette société ; elle exemplifie donc leur vision du jeu de rôle d’autant qu’il s’agit du seul « donjon » qu’on leur connaisse, leur créativité s’étant plutôt orientée vers les contextes extérieurs (série des Wilderlands) ou citadins (City-States, Tarantis). On peut noter qu’elle ne s’intitule en réalité pas « aventure » ou « module » mais plus simplement, plus modestement, et hélas plus exactement, « aide de jeu ».
C’en est pourtant bien une, d’aventure ; et elle pose à l’arbitre d’innombrables défis. Aujourd’hui la parution d’un tel module, dans sa version initiale intégralement décrit par un mince livret d’une quarantaine de pages format A5 où les descriptions, quand il y en a, tiennent souvent en une ligne, déclencherait une avalanche de critiques. Même les DM très expérimentés reconnaissent un certain désarroi face à lui. Le travail de préparation ou d’arbitrage improvisé qu’il exige est colossal.
Pourtant, cette aventure est devenue fameuse, voire célébrée, y compris par les joueurs qui m’ont fait l’honneur de l’explorer avec moi. Souvent discutée (ben tiens), elle jouit d’une flatteuse réputation et ses rééditions se multiplient, corrigeant ou comblant, je l’espère, ses défauts comme la réédition de Badabaskor comble utilement les manques de la version originale. D’où vient que Tegel Manor connaît hier comme aujourd’hui un tel succès ?
Eh bien près trente-cinq ans plus tard, avec nettement plus d’années de jeu de rôle que Bledsaw en avait alors, je maintiens mon opinion. Envisager Tegel en s’en tenant à la maison hantée des Rump, simple et mince fil rouge, serait non seulement un non-sens mais conduirait surtout à passer à côté de dizaines d’opportunités offertes.
Bledsaw avait en effet coutume, dans les Wilderlands ou dans ses villes, d’émailler ses créations de myriades de pistes d’aventure ou de mystère, souvent en une ou deux lignes de texte, à quoi Tegel ne fait pas exception. Mais si dans les Wilderlands ces propositions sont si nombreuses ou vagues qu’elles en deviennent ingérables, ce n’est pas le cas dans Tegel Manor, grâce à un contexte délimité et fini qui permet de les exploiter comme bon semble à l’arbitre. A lui d’organiser le chaos de dizaines de salles sans cohérence les unes par rapport aux autres, mais qui toutes suscitent l’événement et attisent la curiosité. Car aussi dépouillé soit-il en apparence, Tegel contient en réalité tout ce qu’il faut pour faire pousser toutes les branches qu’on voudra sur le tronc d’un parcours central particulièrement propice à cela car à la fois peu défini et totalement non-contraignant.
Il ne s’agit donc assurément pas que d’une simple haunted house, même si c’est l’inspiration de base de cette aventure, comme aussi celle du magnifique Castle Clearmoon (The Lone Tower – Book of Treasure Maps I, Judges’ Guild, 1979) de Jaquays qui lui est contemporain. Au contraire : le design n’inclut aucune transposition directe ou plagiat, cette facilité qui fait la faiblesse du Ravenloft des Hickman ; Ravenloft reste un chef d’oeuvre plus par l’ambiance et la qualité de la transposition de Dracula en AD&D que par l’originalité intrinsèque de son scénario de fond.
Gygax incitait certes à plagier, mais en tant que source d’inspiration, non pour adapter plus ou moins servilement en AD&D telle oeuvre du domaine de la littérature ou du théâtre. Lorsqu’il s’y abaisse, ça donne les ratages de son imitation d’Alice au Pays des Merveilles, typique du délire qui prévalait à Greyhawk et plutôt sympathique dans ce cadre, mais certainement dépourvue de toute forme de vocation universelle puisque l’auteur s’est bien amusé à recopier Lewis Carroll sans trop se demander si cela amuserait aussi les joueurs.
A l’inverse, son chef d’oeuvre, Tomb of Horrors, part d’un contexte ultra classique : la tombe hantée par un mort-vivant, pour aboutir à un challenge tellement original et particulier qu’il est encore insurpassé bien que souvent imité – et j’aurai toujours beaucoup de mal à imaginer que la séquence introductive des Aventuriers de l’Arche Perdue ait été écrite par des auteurs dont aucun n’avait joué ou lu cette aventure tant elle ressemble à la reproduction cinématographique d’un secteur du module de Gygax.
Surtout, ToH est conçu pour flinguer, définitivement, le groupe d’explorateurs puisque Gygax l’a écrit dans l’idée bien spécifique de se débarrasser de l’encombrant Robilar, trop bien joué par Rob Kuntz qui venait de ratatatiner en souriant le Temple of Elemental Evil ainsi que le raconte Sean Mc Govern.
Mais Bledsaw fourmille de bien trop d’idées pour avoir besoin d’imiter quiconque. Au point de ne pas même prendre soin de les organiser. Il considère l’espace, la description, l’idée comme des points de départ, jamais comme des points d’arrivée. Comme le Vault of the Drows de Gygax (référence TSR : D3), que d‘autres tiennent pour la meilleure création gygaxienne, son Tegel est donc d’abord un outil, pur et brut. Il ne contient aucun déterminant de l’attitude des aventuriers. Il est donc impossible, contrairement même à VotD, que l’arbitre sache par avance par où ils arrivent ni où ils ressortiront ni même approximativement quand. Il est donc totalement exclu de prévoir, fusse un minimum, ce qu’ils vont faire ou envisager, quel sera leur parcours, et par suite l’ordre séquentiel des encounters, ou encore la progression des joueurs dans la compréhension et l’intelligence de l’aventure. La seule chose que Tegel Manor garantit c’est l’inattendu, autant pour l’arbitre que les joueurs.
D’autre part, il faut quasiment tout étoffer, partout. On peut considérer que dans sa version originale de 1977, Tegel Manor consiste bien en effet en une « simple » aide de jeu, sort de « sandbox » contenant :
– une histoire de base, succincte ;
– un gigantesque espace parfaitement architecturé avec dépendances, terres et village, certes magnifiquement décrit par les plus belles cartes jamais réalisées alors et sans doute depuis, mais qui ne l’est que par elles ;
– une liste d’encounters, pièges et monstres réduits à leurs statistiques et à une ou deux lignes de texte.
Et c’est tout. Et on ne sait pas ce qui va se passer. Et c’est justement cela qui est fabuleux.
La clé de ce succès se trouve au sein des explications données par Bledsaw dans une interview parue en 1979 dans le Dragon Magazine (n°27, « Sorceror’s Scroll », pp. 9-10 – repérée grâce une intéressante discussion sur Dragonsfoot à ce sujet) : « [We] emphasized the speeding-up of play by placing more duties upon the shouldersof the players (…) and designing for the active judge in mind (no 1-12 clerics of levels 1-28 with 4-79 gold pieces each, and a 23% probability each of some magical item). Originally we had some bad feedback which indicated that judges felt that the actual description of dungeons was their “domain” and all they desired was a very skeletal framework with the more time consuming level details worked out. We learned quickly and now design to allow the judge to delete (or modify) that which doesn’t suit the tenor of his play. We try to keep the script fluid and thereby not limit the adaptability of our materials to divergent campaign styles. » (le souligné est de Bledsaw, le graissage de votre serviteur).
Au contraire complet de bien des aventures actuelles, Tegel Manor contraint l’arbitre à créer et même à improviser, et ainsi à s’approprier l’aventure, à y apposer sa propre patte, ses propres choix, ses propres concepts d’intrigue et de déroulement. Et ainsi à exploiter les pistes qu’il voudra tirer des propositions de Bledsaw, ou même aucune en s’en tenant aux seules interactions et conduites logiques provoquées par le parcours des aventuriers. Cela, selon la même interview de Bledsaw, parce que les arbitres de cette époque l’exigeaient.
Cette aventure a ainsi été conçue pour le jeu de rôle originel, celui où l’arbitre considère que les descriptions, l’ambiance, les déclenchements d’événements et leur continuité logique, le comportement des monstres ou pièges, relèvent de sa seule et entière prérogative, avec la responsabilité qui s’ensuit. Car si ça rate, c’est bien davantage la faute de l’arbitre que dans une aventure prémâchée ayant chaque événement, voire chaque minute de jeu, prévu et préparé à l’avance et où si les joueurs s’ennuient ou échouent, on pourra plus aisément blâmer l’omnipotent designer.
Tegel Manor n’est donc pas seulement un antidote à la tendance post-hickmanienne de réduire l’aventure au rang de simple support à une histoire, comme l’écrit si justement James Maliszewski dans sa rétrospective consacrée à ce module qu’il n’arrive pas à comprendre mais appelle néanmoins chef d’oeuvre. C’est aussi une aventure qui oblige à jouer « à l’ancienne » en ce qu’elle invite à une compréhension du jeu de rôle différente des canons actuels.
Or, de l’avis général, ça marche. Maîtriser Tegel Manor, le faire sien avant de le donner aux autres : ça marche.
Certes le module apparaît déséquilibré, aberrant, dangereux, ou incompréhensible, mais parce que c’est un ingrédient brut ; il incombe à l’arbitre d’en extraire sa recette cohérente et équilibrée, qu’il faudra néanmoins à chaque seconde s’apprêter à réadapter. Alors la fluidité, l’intensité et la polyvalence de l’aventure deviennent, ainsi que Bledsaw le souhaitait, éclatantes. Arbitres, oyez : il faut oser Tegel Manor.