Une Histoire de l’Empire Naëmbolt : 7e partie, chapitre II

3 septembre 2019 par Kazz → Atlas

GENEALOGIE DE L’ACTUELLE MAISON NAEMBOLT

Genealogy Naembolt Last
Généalogie de la maison Naëmbolt actuellement régnante (cliquer pour une version élargie)

Les secrets de Nirag III

Ce pauvre Nirag III, disait de lui son cousin Bruce de Naù. Enfant surprotégé par sa mère, éloigné de son père, peu estimé de son oncle et père de substitution Namrodd de Chanteveille, Nirag compta dans sa jeunesse deux vrais amis : sa soeur Dandria et Zulfir Bnumbu, ancien ministre particulier de feu Kermegg II. Ils furent longtemps les seuls à connaître la préférence exclusive du jeune empereur pour les hommes.
Zulfir Bnumbu lui procura discrètement de quoi satisfaire ses appétits avant qu’il ne tombe amoureux de Lizzo Durenham, un beau chevalier attaché à la maison d’Oakfen, pétri de culture elfique et excellent chanteur, rapidement devenu son secrétaire particulier. Nirag tombe aussi amoureux des musiques et chants elfiques et fait organiser, toujours via Bnumbu, des concerts privés donnés par des elfes, dont tous ne ne se terminent pas de façon toujours chaste. Afin de préserver le secret nécessaire à des activités aussi peu convenables, ces réjouissances ont lieu dans des salles souterraines du palais impérial puis dans Caër Ivri et Caër Spazza, imposants hôtels particuliers des Neu Caers de la ville basse, loués par les soins de Bnumbu et où Durenham habite à demeure.
Cette situation implique des déplacements nécessitant une protection de la personne impériale qu’il faut bien demander à l’Archimage impérial Larraka, seul à pouvoir véritablement l’assurer et seul en qui on peut avoir pour cela confiance. Larraka accepte à condition que l’impératrice Geyrdrenna soit mise au courant des récurrentes escapades de son fils. C’est ce qui explique en grande partie qu’elle ait préférer céder le pouvoir aux Colstone plutôt que de risquer qu’ils découvrent un scandale.

Cependant le duc Seymour d’Oglevern est suffisamment fin pour s’étonner que Geyrdrenna ait si facilement cédé aux Colstone en échange de leur désintérêt pour la personne de son fils. Il voit aussi que le fidèle Zulfir Bnumbu, atteint par le grand âge et la fatigue, écarté du gouvernement par les Colstone, continue néanmoins de s’employer officieusement au service de la maison impériale. Il constate également qu’on s’accommode un peu trop bien de l’extrême raréfaction des apparitions de l’empereur. Il en vient ainsi à soupçonner qu’il y a là quelque anguille sous roche, dont la pêche pourrait lui être profitable.
Depuis longtemps personne ne s’intéresse à l’impératrice douairière, trahie par sa famille et délaissée jusque par son fils qui file un parfait amour avec le beau Durenham. Les Colstone la tiennent, non sans raison, pour une femme brisée. Le pays tout entier lui impute les pertes de la guerre de 5167. Et elle ne compte plus pour grand-chose dans une Cour dirigée par sa nièce Emeyrinna.
Or Seymour demeure un ami de Geydrenna. Il a été son ambassadeur. Il s’est toujours montré loyal et fidèle envers elle et ne lui a jamais porté quelque tort que ce soit. Au contraire de la plupart des suppôts de Colstone, comme il les désigne, lui n’a jamais douté de la volonté de bien faire de l’impératrice mais seulement des moyens qu’elle a employés. Il sait qu’elle est une femme intelligente et une mère forte, et non l’inverse. Il sait aussi qu’elle a toujours confiance en lui et sent que le temps est sans doute venu d’en percevoir les dividendes.

A l’inverse de la brutalité des sœurs princesses Eymerinna et Zellina, le duc d’Oglevern va employer la patience et la douceur, ce qui correspond non seulement aux nécessités de la situation mais aussi à son propre tempérament et encore à une certaine affection qu’il porte sincèrement à l’impératrice.
Il sollicite des audiences comme si elle était encore aux affaires. Il lui rend nombre de visites, parfois plusieurs le même jour. Il patiente sans s’énerver devant sa porte. Il évoque les soucis du gouvernement. Il écoute attentivement son opinion. Il l’invite à toutes sortes de réjouissances. Il conseille à Dandria de se rapprocher de sa vieille mère. Il organise à ses frais des retrouvailles avec sa famille de Kalbrand qu’il a invitée chez lui. Il lui envoie un jour un livre de sa bibliothèque accompagné d’un conteur émérite qui lui en fera la lecture, un autre des troubadours, ménestrels ou jongleurs, une autre encore quelque tapisserie dénichée sur les marchés d’Orient Gate, ou d’exquises confiseries confectionnées dans ses cuisines. Il va multiplier les gentillesses, les prévenances, les attentions.
Et ainsi un soir d’hiver, fatiguée par la tristesse ou par l’alcool, la vieille impératrice se confie à ce si gentil Seymour qui compatit. Qui la comprend. Qui la console. Qui la rassure. Décidément, Nirag ne facilite pas les choses. Car tout de même, si les Colstone apprenaient ça, rendez vous compte ! Certes, avec lui, le secret de la sexualité de l’empereur est en sécurité. Mais Bnumbu est âgé et sa Majesté maternelle pas éternelle. Nirag pourra-t-il véritablement toujours compter sur une Dandria un peu fofolle et un Larraka un peu coincé du cul ? Qui mieux que lui, Oglevern, constamment et irréprochablement fidèle à la couronne, a l’expérience et les compétences nécessaires pour continuer de protéger et d’assister cet empereur si peu taillé pour les affaires de l’État ?
Et c’est ainsi que le Ministre Erwindal de Colstone cherchant à éjecter son Trésorier du gouvernement se vit opposer un veto impérial aussi net que définitif.

 

Aucun monarque Naëmbolt ne fut plus discret et même secret que Nirag le Troisième. Cependant, les rares contemporains qui l’ont fréquenté de près s’accordent sur sa finesse intellectuelle et sa vaste culture. Après la fin de son règne, l’impératrice Dandria confia que Nirag n’était dupe ni des intentions d’Oglevern ni de son instrumentalisation de sa mère. Mais il convenait autant à l’empereur qu’au duc que le premier protégeât le second. Oglevern avait tout intérêt à celer une homosexualité dont la révélation aurait servi aux Colstone un argument probablement suffisant à déposer le monarque dans les circonstances de l’époque. Surtout, diviser le gouvernement en deux clans opposés l’un à l’autre garantissait qu’aucun ne s’assurerait la mainmise sur ce pouvoir que l’empereur se refusait à exercer. Par surcroît, chaque rebuffade subie par Erwindal offrait une douce vengeance à une Geyrdrenna dont Oglevern alimentait chaque jour l’exécration envers les Colstone ou Zellina de Wiestmark. La bourse impériale demeura donc close au Ministre Erwindal qui en fut quitte pour ses rêves de grandeur et d’expansion impériales. 

Vont suivre des années de lutte sans merci entre le duc et le prince et leurs partisans, faites de guérillas parlementaires, de vexations réciproques, d’instrumentalisations de l’appareil d’Etat paralysant le gouvernement et l’administration. Colstone a pour lui les rênes du pouvoir, les courtisans et la Cour, les nobles ainsi que la plus grande part du peuple. Mais il doit batailler pour le moindre décret avec un Oglevern qui cherche obstinément à passer pour le protecteur du parlement, des libertés, du commerce, des bourgeois.
On s’en fiche un peux dans e pays mais on s’en désole à Ilnaëmb, surtout dans une Cour abandonnée par son monarque aux factions qui se disputent le gouvernement. Nobles et courtisans finissent par redouter ce palais où le moindre mot de chacun est épié par l’une ou l’autre des factions. Au coeur d’une vaste ville, joyeuse et prospère, où abondent les parcs et les théâtres, l’Ailendil fait figure de sac de machiavélismes. Le peuple danse dans les cabarets d’Orient Gate, les nobles tiennent des bals dans Greensboro, les bourgeois multiplient les fêtes dans Auld Canals, les étudiants organisent farandoles et beuveries dans Nearena, tandis que la Cour de l’Empereur, désertée par celui-ci, vit dans la prudence et la crainte. Les bureaux, ateliers de copie, secrétariats et salles de travail envahissent un palais impérial dépourvu de théâtre, de salle des fêtes, de grands jardins, dans l’ombre de murailles qui semblent moins protéger qu’enclore ses habitants. 

L’opposition Colstone – Oglevern dessine aussi une fracture entre terres orientales et occidentales de l’Empire, où la question de la sécurité ne revêt pas la même importance. L’orient demeure sous la menace des raids de pirates bervikelts, d’incursions venues de la Great Anarchy, de pillards humanoïdes s’infiltrant par l’Arkandahr, sans parler du cuisant souvenir de l’invasion thûzz, quand l’occident n’a pas subi d’envahisseur depuis la Great Evil Coalition. Certaines avanies infligées à Erwindal comme la réduction à dix du nombre de légions permanentes sont saluées à l’ouest comme une sage mesure d’économie quand elles sont considérées à l’est comme une trahison des devoirs de la couronne. 

Cette réduction manque de provoquer en 5178 une guerre ouverte entre Colstone et la Couronne qui n’est évitée que par la décision d’exempter la XIe légion des réductions décidées par Oglevern. En 5180, un nouveau conflit cristallise les oppositions au sujet des nominations des prévôts baillis, officiers collecteurs d’impôts locaux, que le Ministre Erwindal nomme à sa guise et que le Trésorier Seymour révoque à tour de bras.
Mais le plus grave épisode se produit en 5181 lorsque Seymour d’Oglevern s’oppose à l’octroi de crédits destinés au développement de la marine de guerre impériale, ce qui bénéficierait certes à Colstone, dont le frère est grand amiral et dont la famille tire une bonne part de sa fortune du commerce maritime, mais aussi à l’État, en lui donnant les moyens de rivaliser avec Avros sur les mers orientales. Erwindal, depuis longtemps persuadé que son rival est stipendié par les bourgeois pour éviter que les impôts n’augmentent, est cette fois sans doute dans le vrai en le soupçonnant d’avoir été soudoyé à cette occasion par les avrossians, mais il n’en trouve pas la preuve. Furieux, il décide de se rendre au Parlement d’Ilnaëmb, où il ne se montre de coutume quasiment jamais parce qu’il le sait contrôlé par Oglevern. Mais ce vingt Sagittarius 5181, ce Parlement est en train de voter le rejet de son Ordonnance Maritime à la grande satisfaction du Trésorier Impérial, présent aux débats. Cette fois, il va y aller lui-même, pour en finir. 

Erwindal n’est pas beau, mais il est charismatique et sait fort bien impressionner. Grand, brun, remarquablement souple et mince, il possède une voix grave et forte, le plus souvent posée mais dont il sait parfaitement user pour enthousiasmer les uns ou effrayer les autres. Il a cette assurance et cette prestance un peu rude des seigneurs qui ont connu le champ de bataille. Nourri de culture farxlane, il n’est pas moins éduqué qu’un Oglevern, sans en avoir l’ostentation. Certes, en bon Colstone, il est inséparable de la conviction qu’il aurait dû régner, que la maison de Colstone devrait être à la place occupée par celle de Naù, et que rien ne pourra jamais réparer cette iniquité. Mais au contraire de l’énorme majorité des parlementaires, lui a servi l’État en combattant contre des orcs, des trolls, des barbares et des pillards sur mer et sur terre ; il a payé de sa personne. Il n’est pas homme à se laisser impressionner par deux cent misérables députés de basse extraction.
La tribune de la Salle de la Députation est particulièrement haut perchée, l’orateur faisant face à une audience qui le regarde d’en bas, cela afin de signifier que la parole impériale, lorsqu’elle s’y exprime, est consentie et non due. Colstone fait irruption dans cette salle suivi de son frère Adorn, de Berenal de Terrel et d’Aernol Chalkenmoon avec leurs gens d’armes, bousculant les huissiers. Le prince escalade les marches de la tribune, empoigne le président de séance pour le faire dégringoler jusqu’au parterre. Puis, juché sur la tribune, il se penche en feignant de chercher dans l’assistance tétanisée le duc d’Oglevern qu’il désigne de l’index. 
— Ah vous voilà donc, Monsieur le Trésorier, qui faites ici voter les lois qui vous arrangent. Vous trouver séant parmi les araignées tissant les toiles qui enserrent notre aigle ne me surprend guère. Voilà bien quinze ans que vous vous employez à l’y maintenir. Ça, Monsieur, que cherchez-vous donc à ne rien vouloir accomplir ? Quel est votre dessein pour ce pays, pour cette couronne ? Quelle ambition nourrissez-vous pour notre Etat plutôt que votre personne ? Vous tenez étroitement serrés les cordons de notre bourse tel un vil et rapace bourgeois. Quel bien fait à l’Etat la conservation de cet or que vous lui refusez ? Vous répandez l’immobilité sur un pays tout entier. L’inaction vous tient lieu d’ambition. Vous voici Trésorier en oubliant que vous l’êtes de l’Empire, Monsieur ! Le Trésor est un moyen, ce n’est pas une politique. Servir l’Empire, c’est servir l’honneur de l’humanité. Or qu’est-ce pour vous que l’Empire, Monsieur, sinon un de ces livres de comptes qui font la joie des banquiers et le mépris des princes ? Ainsi, cette belle compagnie de notables culs terreux et de petits argentiers vous siérait décidément à merveille, si merveille il y avait ici à trouver. Mais ce ne sont point beautés mais mauvaisetés qu’on décide en ces lieux. Votre assemblée avait refusé à l’Empire sa gloire sur la terre, elle y ajoute désormais les mers. Députés et vous, Monsieur d’Oglevern, qui êtes leur maître, je vous défie de rejeter l’ordonnance maritime. Si vous osez cela, vous me reverrez bientôt ici. Et ce jour-là, vous regretterez de ne pas avoir écouté la raison d’Etat à laquelle je vous adjure, ou sinon cette peur qui vous tenaille les tripes et que je vois dans vos yeux.  

Le prince de Colstone redescend calmement l’escalier, passe devant les députés pétrifiés et ralentit devant Oglevern, livide, qui reste immobile. Le prince s’arrête, fixe le duc dans un silence de mort, puis sort sans regarder personne d’autre.
Il y aurait dû y avoir un duel mais le duc évite ce piège. Il a beau rendre dix années au prince, celui-ci demeure dix fois plus habile que lui aux armes. En revanche, l’effet sur sa réputation est désastreux. A un soufflet en pleine face, Oglevern ne répond pas.
Il a croit qu’il s’agit du baroud d’honneur de Colstone, qui a tout essayé pour l’éliminer. Oglevern a réchappé de cinq tentatives d’assassinat et doit dépenser des fortunes pour sa protection Cependant, le temps passant renforce son pouvoir discrètement appuyé par la famille impériale. Il a eu la sagesse et l’habileté d’instaurer autour de la vieille impératrice douairière une sorte de salon où se réunissent Dor-Lion de Goldhelm, Bartalum d’Oakfen, Mishal d’Arwen, Dandria Naëmbolt et son époux John-Daniel Arveïn, auxquels se joignent de temps en temps Zulfir Bnumbu, Edmund et Rendel de Bergmale et même l’Archimage Larraka pour évoquer les affaires de l’État. Ce cénacle n’a aucune peine à convaincre l’empereur, chaque fois que celui-ci se rend au palais, de décider selon les souhaits du duc d’Oglevern. Il s’appuie ainsi à la fois sur l’empereur, sur l’impératrice et ses proches, et sur le Parlement. Aucune décision n’est prise sans son aval. Il a vidé de substance le gouvernement de Colstone qui est réduit aux apparences. Oglevern sait que l’éclat du Ministre au Parlement lui a tenu lieu son chant du cygne. Ces mots ne m’ont rien brisé d’autre que les oreilles, dira-t-il en sortant.
Il a tort. Le prestige du duc d’Oglevern est au contraire durablement atteint, y compris au sein du cénacle entourant l’impératrice. Ses qualités de gestionnaire ne sont pas en cause. Mais il a été traité de froussard, de vil et rapace bourgeois, de méprisable banquier, d’ami des culs terreux et petits argentiers : qui a envie de rallier un seigneur qui n’est prêt à se battre ni pour ses idées ni même pour son honneur ? On obéira à Oglevern, mais on ne le servira point.

A court terme, la menace Colstone fait son effet et l’Ordonnance Maritime est adoptée. Mais ensuite les deux partis se neutralisent et avec eux le gouvernement. Erwindal, définitivement exaspéré par la guérilla que lui mène le Trésorier, se retire désormais de plus en plus souvent sur ses terres, loin de la capitale où son épouse Eymerinna continue d’échafauder d’improbables intrigues dans une Cour à demi-déserte. L’empire est administré plutôt que gouverné, mais il l’est remarquablement, ce qui convient en fin de compte fort bien à Oglevern qui touche ses récompenses : bien des mesures approuvées par le Trésorier auront été préalablement monnayées.
Pour autant, la faible pression fiscale encourage l’investissement et bénéficie aux marchands et artisans, augmentant mécaniquement non le taux mais l’assiette des impôts. Le coeur de l’activité économique se déplace du rural vers la ville, plus profitable financièrement à l’autorité centrale, échappant ainsi aux nobles dans le droit fil d’une politique classique des monarques Naëmbolts. Même Geyrdrenna finit par admettre que Seymour d’Oglevern est un corrompu mais un corrompu qui enrichit l’Empire ne vaut-il pas mieux qu’un intègre qui l’appauvrit ?

Le tournant de 5186

Ce n’est pas forcément l’avis de toute le monde et la mort de Geyrdrenna, paisiblement survenue dans son sommeil le 23 Ariès 5186, ouvre une nouvelle crise politique.
C’est qu’après vingt ans de règne de Nirag III, les choses ont bien changé. Le fidèle et prudent Zulfir Bnumbu, capable aussi bien de protéger l’empereur de ses frasques que de le rappeler à ses devoirs de souverain, est mort depuis trois ans. Ce qui n’était connu que de certains a fini par devenir patent aux yeux de tous : l’empereur ne se marie pas, on le voit rarement au Palais, il n’a engendré aucun bâtard. Nobles autant que roturiers pensent que l’avenir dynastique va passer par la branche cadette des ducs de Naù ou la descendance de Dandria Naëmbolt. Ces circonstances n’améliorent évidemment pas la popularité du monarque.

Cependant, le décès de sa mère va susciter chez l’empereur une énergie qu’on ne lui soupçonnait pas. Depuis quelques années Caër Ivri reçoit de nouveaux visiteurs, notamment un certain Rhunring d’Agde dont l’influence apparaît grandissante, peut-être parce qu’il ressemble étonnamment à Nirag, au point que celui-ci s’est amusé à se faire substituer par lui dans plusieurs cérémonies et devoirs officiels. Il semble que ce soit sous son impulsion et celle de son ami Durenham que l’empereur décide, moins d’une semaine après à la mort de sa mère, de tenir d’ici trois mois une gigantesque audience publique pendant deux jours, ouverte à tous, dans la grand’salle du trône du palais. Il fait réaménager cette vaste pièce, généralement délaissée au profit de la petite salle du trône ou du cabinet du conseil privé, afin qu’elle ne comporte plus aucun siège hormis le trône au sommet d’un escalier de huit marches. Deux balustrades latérales délimitent des bas côtés réservés aux gardes et aux fonctionnaires. L’empereur fait percer dans un mur latéral de vastes baies par où la lumière pénètre et confectionner un immense panneau de bois peint où les portraits de huit des plus grands empereurs encadrent les armoiries de l’empire sur le mur faisant face au trône, qu’il aura ainsi devant lui.

L’idée de l’empereur est fort mal reçue par son entourage et la cour, qui la trouve extravagante. On lui représente qu’il est impopulaire et risque l’inconvenance, voire l’insulte, voire pire, à s’entêter à recevoir tant de gueux et bourgeois confondus. Ministres, grands nobles, proches : tous sauf sa sœur Dandria le pressent de renoncer. Mais Nirag tient bon en opposant son arme habituelle : le silence et l’absence.

Le 25 Leo 5186 se forme à Ilnaëmb une immense procession de gens qui vont pour la première fois voir la personne du monarque. La foule s’avère si considérable que la queue atteint rapidement plus d’une lieue et il devient évident qu’il faudra allonger l’audience. Pendant cinq jours et nuits le peuple non seulement d’Ilnaemb mais de l’Empire tout entier défile pour présenter suppliques, hommages, cadeaux ou complaintes au monarque qui les reçoit patiemment les uns après les autres. Il n’est quasiment plus possible de circuler sur le pont qui mène vers l’Ailendil, sur Downbridge Plaza, sur Mellung street (voie axiale de l’Ailendil qui mène au palais impérial). Les ruelles de la Cité Intérieure, de coutume réservée aux hauts fonctionnaires, nobles, clergés et à la maison impériale, sont noires de monde car on est tout autant venu découvrir la personne impériale qu’une citadelle de coutume inaccessible au commun des sujets impériaux. Nirag va ainsi accorder pendant près de cent heures plus de dix mille audiences allant de quelques secondes à plusieurs minutes.

Au terme de cette épreuve, l’empereur sort épuisé mais ravi. Au contraire de ce qu’il redoutait, le lien personnel entre le monarque et son peuple demeure vivace et fort. Ses sujets ont afflué des quatre coins de l’empire. Il a reçu maints compliments et cadeaux et pratiquement aucun reproche. Il a entendu et enregistré des centaines de demandes et de révélations pour lesquelles il va dépêcher des questeurs chargés d’enquêter et de résoudre. Il s’émerveille de l’appareil d’Etat impérial. Il comprend mieux son père Kermegg. Il songe à prolonger l’œuvre de son prédécesseur par l’instauration d’un lien plus direct entre le sujet et le monarque, évitant les corps intermédiaires. Ainsi la questure et le gouvernorat interviendraient directement auprès des corporations de métiers et de paysans, guildes commerciales, chefs de famille, sans s’encombrer des nobles, édiles locaux et parlementaires.

Mais les portes de la Cité Intérieure se sont refermées et s’il veut y gouverner, Nirag doit désormais faire face à ses nobles et à son Parlement. L’un et l’autre fort fâchés de ce que son Impériale Majesté puisse court-circuiter leur rôle indispensable de relais entre la couronne et le terrain.
Oglevern a déjà senti le danger : Geydrenna n’est plus là pour contrôler son monarque de fils. Or voici quinze ans que Costone et lui règnent à sa place. L’Etat est bien administré, les impôts rentrent, le peuple s’enrichit, la paix est générale et les nobles jouissent de leurs prérogatives. Hors de question que la couronne s’en mêle, quitte à provoquer une révolution de palais. Le duc décide de faire le premier pas : dès qu’il a su que Nirag maintenait sa décision de tenir une audience publique ouverte à tous, il convient d’une entrevue avec Eymerinna de Colstone, qui représente son mari à la Cour. Les deux parviennent à s’entendre sur un retour de Colstone revienne aux affaires avec l’appui du Trésorier. Le prince, qui s’ennuyait quelque peu dans ses terres, a répondu favorablement et séjourne de nouveau à Ilnaëmb au moment où Nirag entame sa Grande Audience.

Dès le lendemain le gouvernement tout entier demande par écrit à l’empereur qu’il veuille accorder à ses ministres et à son parlement la bienveillante attention qu’il vient de témoigner à son peuple. Pour la première fois depuis des années, Erwindal de Colstone et Seymour d’Oglevern sont co-signataires. Nirag fait répondre qu’il accède a cette supplique et tiendra a cet effet un Grand Conseil de Cour le lendemain à dix heures, dans la Grand’Salle.
Le Conseil de Cour est une rareté : le gouvernement opère en pratique sous la forme du petit conseil, réunissant les principaux ministres et le grand conseil réunit, guère plus de deux fois l’an, tous les ministres avec les principaux chefs d’administration et militaires et les personnalités utiles à l’ordre du jour. Le Conseil de Cour, c’est toute la cour : tous les nobles de premier rang mais aussi leurs familles, les représentants des vassaux alliés, du Parlement, des cultes, d’Ilnaëmb : beaucoup de monde. Voici des décennies qu’aucun empereur n’en a tenu un.

Seymour et Erwindal conviennent de saisir l’occasion de ce Conseil de Cour imprudemment convoqué par Nirag III pour montrer à tous et d’abord à l’empereur qu’ils ne se laisseront pas faire et que Colstone détient à nouveau les rênes du gouvernement en ayant désormais un traité avec Oglevern. Ils sont soutenus par le Parlement et les nobles, les bourgeois et les féodaux, la ville et la campagne : l’inverti couronné ne fera pas le poids. Erwindal est d’humeur revancharde : Nirag ne l’a jamais aimé, il lui a préféré Oglevern et on sait désormais pourquoi. Alors maintenant qu’il a l’appui de tous, il va attaquer sans retenir ses coups.
Il entre et, fort de son rang de Ministre d’Etat, se place devant tous face au trône d’où Nirag sourit à l’assistance avec son air absent d’idiot du village. Il écoute la voix de l’huissier chargé de débiter les bienvenues protocolaires. Puis, dès que l’huissier a fini, il s’empare de la parole en premier, sans même attendre que l’empereur la lui donne.
― Votre Majesté, c’est ici le Ministre, votre premier serviteur, qui s’exprime. Mais c’est aussi votre cousin d’une maison pas moins antique que la vôtre, qui doit, parce qu’il vous aime autant qu’il aime notre Empire, ne pas déguiser sa pensée. Il est certes plaisant, par une belle journée d’été, de prodiguer aux gueux de belles promesses en étant nanti d’une pleine bourse patiemment remplie par le soin des serviteurs de l’Etat. Mais lorsqu’il s’agit de protéger en plein hiver la veuve et l’orphelin de la famine ou des rapines, lorsqu’il s’agit de mécontenter en tranchant quelque dispute sur un champ de blé ou des droits de meunerie, lorsque s’agit chaque jour de répondre aux mille demandes ici d’un fief, là d’une ville ou d’une tribu, je n’ai pas vu votre majesté grandement s’employer depuis quelques vingt ans qu’elle se cache derrière son trône. Votre majesté s’y dissimule d’ailleurs si bien qu’aucune femme ne l’y trouve et que l’inverse ne risque pas de se produire. Vous avez eu l’heureuse idée de convoquer votre Cour toute entière : contemplez cette assemblée, nos dames d’Empire, nos filles, nos parentes : n’y a t-il point assez de jolis minois, de fines tailles, de prometteuses poitrines pour le goût de tout homme qui soit ? Vous êtes chef de la maison Naëmbolt, vous en portez le nom illustre : qu’attendez-vous donc pour lui rendre ce qui vous vaut d’être assis sur ce trône ? Qu’attendez-vous donc pour donner à votre sang et à l’Empire ce prince à qui vous léguerez ce qui vous fut légué ?
Tout à sa péroraison et persuadé que, comme toujours, Nirag va fuir et se taire, Colstone n’a pas vu le geste discret de l’empereur vers un homme de haute taille qui franchit la balustrade et se rapproche. Il voit soudain arriver devant lui un homme de haute taille que tous connaissent : Lord Zareth, chef des Paladins d’Empire, tenant à la main un parchemin qu’il commence à lire pendant que le Ministre continue son propre discours. « Nous, Paladins d’Empire… » répète quatre fois Zareth pendant que deux gardes franchissent à leur tour la balustrade pour venir s’interposer devant le prince qui s’interrompt enfin.
― Nous, Paladins d’Empire, reprend Zareth, représentés ici par notre Primat Lord Zareth, avons été saisis par sa Majesté Impériale Nirag le Troisième afin de procéder cette année-ci sous le contrôle de l’Archimage Larraka et avec l’assistance du Questeur Clavus Arzinski à l’enquête que voici. Nous avons interrogé le vénérable Gustave de Brincimieu, Grand Sage Canon d’Orisis. La Révérente Dame Aelitolia, Pallassorine d’Athéna. Le théologue Barbokke Gluat, Maître-Sage de l’université d’Enlight. Et le distingué Sir Cowfrat, Premier Conseiller de Justice. Tous ont affirmé que la sodomie n’était ni souhaitable ni punissable s’il n’y a péché contre l’esprit. Que ce qui participe de l’amour sincère d’autrui ne doit pas être sanctionné s’il n’y a folie et que l’amour entre deux hommes ne révèle pas la folie. Qu’aucune des lois et coutumes de l’Empire des humains dit Naëmbolt ne prohibe la dignité suprême à raison du célibat ou de l’amour homosexuel. De quoi nous avons témoigné au Conseil de Cour de ladite Majesté ce trentième jour du mois de Leo en l’an 5186.
En relais de la voix de Zareth résonne aussitôt celle calme et douce de l’empereur qu’on n’entend pratiquement jamais. Nirag parle sans regarder Colstone ni personne, les yeux fixés sur le panneau armorié qui lui fait face. Ses mots glacent la Cour.
―  Prince vous êtes démis de vos fonctions de Ministre, et avec vous le Cabinet que vous dirigez. Avec vos frère, épouse et descendance, vous vous retirerez sur le champ sur vos terres pendant deux cent jours. A vous et eux il est fait défense sous peine de pendaison d’approcher ensuite de moins de dix lieues les cités d’Ilnaëmb et d’Orandreth ou notre personne ou notre Cour, où que nous la tenions. Duc d’Oglevern, Comte d’Old-Arwen, vous vous retirerez pareillement et il vous est fait même défense. Notre Parlement est dissout, nos autres ministres sont renvoyés. Je nommerai prochainement le Cabinet qui informera de la convocation d’un autre Parlement. Je nomme à compter de maintenant les ducs Mishal d’Arwen et Bartalum d’Oakfen ministres provisoires de nos affaires d’Etat. Ce conseil est clos.
Alors que l’empereur se lève et s’apprête à descendre les marches, Colstone tente de s’avancer vers lui, aussitôt barré par Zareth. Le prince lance de loin à l’adresse de l’empereur :
― Votre Majesté ! Je vous sers depuis vingt ans et vous me congédiez et bannissez sans explication. C’est indigne ! C’est inique ! Personne ne sert mieux que moi cet empire,  vous le savez. Pourquoi faites-vous cela ?
Selon Zareth place juste en face du prince, ce dernier paraissait moins vexé ou outragé qu’authentiquement blessé. Dandria, spectatrice à côté de lui, affirme avoir entendu une plainte plutôt qu’un reproche dans la voix de Colstone. Il était sincère, dira-t-elle, ajoutant qu’elle avait éprouvé pour lui une forme de pitié.
Du haut de l’escalier du trône, Nirag le regarde un bref instant avant de fixer à nouveau les portraits de ses ancêtres.
― Pourquoi ? Vous vous pensez vraiment en droit de me le demander, n’est-ce pas ? Vous concevez d’exiger de votre souverain qu’il vous réponde. Je vais le faire, prince, eu égard à vos services, d’un mot : votre insolence.
Pendant ces paroles, Oglevern s’approche à son tour .
― Mais moi, Majesté, je vous ai gardé, conseillé, protégé comme personne. Vous le savez bien, votre mère…
Toujours debout près de son trône, Nirag l’interrompt.
― Douteriez-vous, Monsieur d’Oglevern, de ma conscience des qualités de mes serviteurs ? Je n’ai demandé à Lord Zareth de révéler que la première des deux enquêtes qu’il a accomplies à ma demande. La seconde porte sur vos trésoreries, celle de l’Etat et celle de votre personne. Voudriez-vous qu’il en fasse ici la lecture ?
Old-Arwen, lui aussi accouru, peut à peine murmurer « Majesté… qu’il est à son tour interrompu par Nirag avec un froid sourire.
― Monsieur d’Old-Arwen taisez-vous, il en va de votre intérêt. Vous avez soutenu Monsieur de Colstone qui vous en a récompensé par ses politiques. Que vous partagiez sa disgrâce amoindrira son accablement.
Les trois ouvrent la bouche mais l’empereur les fait taire d’un geste. Il n’a jamais été aussi impérial.
― Il suffit Messieurs. Je ne vous ai pas donné la parole et votre envie de la prendre me contrarie beaucoup. Un mot de plus pourrait bien être votre dernier. Lord Zareth, faites dégager notre Grand’Salle, ensuite vous irez disperser le Parlement. Vous m’en rendrez compte ce soir. Messeigneurs d’Arwen et d’Oakfen vous sortez avec moi.

Huit grands empereurs entourant le grand sceau de l’Empire Naëmbolt
(de gueules à l’aigle bicéphale d’or armé et couronné de même)
Grand’salle du trône, Palais de l’Ailendil, Ilnaëmb

Les semaines suivantes voient s’épanouir la révolution de Nirag III. Il réside désormais au Palais où il travaille quotidiennement, se substituant au Parlement qu’il a dissout. Zareth et les paladins, incorruptibles témoins de moralité, ont désamorcé l’arme par laquelle Oglevern croyait le tenir. Il a osé châtier l’insolent Colstone qui se croyait tout puissant et tout permis. Il a nommé des hommes de son choix, fidèles et compétents, à la tête du gouvernement. Son règne a vraiment commencé.

Le 18 Scorpio au matin, il apprend la mort de Lizzo Durenham, assassiné dans la nuit à Caër Ivri alors que lui-même dormait au Palais. Le meurtre ne fait aucun doute. Le corps a subi plusieurs coups de poignard et celui d’une Hel’s Cross. Secoué de sanglots, l’empereur se liquéfie, au propre comme au figuré. Son désespoir paraît si violent que l’on craint pour sa santé et on a sans doute raison : ce jour-là, quelque chose se brise irrémédiablement chez Nirag III. Du jour au lendemain, il disparaît. Personne ne sait où il se trouve, sauf Dandria et Larraka.

Le meurtre de l’impérial amant reste un mystère. Le questeur Arzinski, chargé de l’enquête, réchappera d’extrême justesse à un empoisonnement grâce à sa belle-sœur prêtresse qui séjournait alors chez lui. On sait que le meurtrier de Durenham a pris l’apparence d’un serviteur lui-même retrouvé assassiné mais les circonstances précises de ces deux crimes demeurent incertaines et l’impossibilité d’obtenir des renseignements même par magie révèle l’implication de puissances surnaturelles.

Nirag III se barricada alors au fin fond du palais de l’Ailendil, refusant toute visite, sortant secrètement la nuit pour se rendre à Caër Spazza où logeaient Ghœfrie Darlong et Elmë Nerenski, ses nouveaux mignons demi-elfes. Une paranoïa grandissante lui ôta toute confiance en quiconque sauf Larraka et Dandria. Il interdisait à tout ministre de rester en fonctions plus de dix mois, le révoquant sans explication passé ce délai, quitte parfois à le nommer à nouveau un an plus tard ; cette rotation des fonctions ministérielles affaiblit le gouvernement mais non le fonctionnement du pays.

Se trouvaient le plus souvent aux affaires les membres de l’ancien cénacle réuni par Oglevern autour de Geyrdrenna, Dandria y prenant désormais la place de sa mère. Cependant ses compagnons et amis ne voulaient ne pas perdre trop de temps à administrer l’Etat. Ils acceptaient de prendre les décisions importantes, de trancher les questions majeures, de déterminer en commun les grandes lignes politiques, mais pas davantage. Si Arveïn et Goldhelm prenaient un peu plus que les autres leur mission à coeur, certains avouent qu’ils faisaient ça surtout pour faire plaisir à “Dana”, comme ils appelaient la princesse Naëmbolt. Ils confiaient donc la plupart des responsabilités à leurs intendants et leurs subalternes, un peu à la manière d’un Oglevern. Un nouveau Parlement fut convoqué et élu, qui  reprit tranquillement ses sessions. Nerenski et parfois Agde firent office de transmetteurs de la volonté du monarque qui se résumait la plupart du temps à ordonner la démission et le remplacement de tel de ses ministres sans qu’on sache pourquoi. On retrouva un empire plus administré que dirigé et plus bureaucrate qu’aristocrate. Au final, la “révolution de palais” de l’année 5186 n’entraîna aucune conséquence perceptible ailleurs qu’à Ilnaëmb. Les  maîtres de l’Etat devinrent de facto, de 5187 à 5194, Dandria, Arveïn, Larraka et Nerenski. 

Le comte Rhunring d’Agde, alors l’un des rares invités récurrents de Caër Spazza, raconte dans le cahier de ses souvenirs privés que la publicité de l’inversion de l’empereur ne passa pas inaperçue et ne fut pas perdue pour tout le monde. “On n’imagine pas le nombre de tentatives de toutes provenances, y compris des maisons de haut rang, pour dépêcher auprès de Sa Majesté tel charmant garçon, voire telle jolie fille aux allures masculines, dans l’espoir de le séduire et de gagner sa couche. Certains y réussirent d’ailleurs, mais toujours de façon temporaire car chaque nouveau venu n’était au final qu’une distraction et Darlong veillait jalousement sur le coeur et le cul impériaux. Cela lança même une mode des femmes un peu garçonnes et il fut un temps convenable pour ces dames de s’habiller en chausses plutôt qu’en robe. Cette mode bénéficia d’ailleurs à l’admission parmi les nobles de premier rang d’une personne aussi atypique que la nouvelle Comtesse de Keshamar, à la fois elfe et femme”.

Goefrie Darlong s’occupait davantage du lit et Elmë Nerenski davantage de la maison de l’empereur. L’influence de Darlong s’affirma au fur et à mesure que s’aggravait la question du physique de Sa Majesté. L’empereur se voyait en effet vieillir, subissant les stigmates de l’âge, alors que Darlong ou Nerenski, demi-elfes, conservaient un visage et un corps de jeunes gens. Il se mit à la recherche de toutes sortes de philtres et remèdes, allant jusqu’à commanditer deux expéditions qui toutes deux échouèrent à retrouver la fabuleuse Fontaine d’Eternelle Jeunesse que la légende situe en Evlinne.
Cependant, vers 5195, se produisit un changement : l’empereur parut rajeunir et conserva par la suite l’aspect de ses trente ans, en même temps que sa santé devenait de plus en fragile. Nirag III se remit alors à fréquenter de temps à autre son palais de l’Ailendil où l’on découvrit avec grand étonnement qu’il paraissait vingt de moins que son âge. 

 

Replis et reniements

L’immobilisme de la couronne conduisit l’Empire à méconnaître les événements qui se produisaient en dehors de ses frontières et en particulier le déplacement des menaces vers de nouveaux acteurs. Pendant des siècles les principaux dangers ayant nui à l’Empire et au monde eurent leurs sources sur Derenworld : de Hornst à la All Wizards War, du Vizan au Thûzzland, des dragons aux drows, l’ennemi était parfois elfe parfois drow parfois orc ou parfois nain, le plus souvent humain et toujours de ce monde.
Or dans les dernières décennies du siècle, tel n’est plus le cas. Durant cette même année 5186 qui voit l’empereur échouer à se saisir de son propre gouvernement, la « Main d’Arioch », curieuse foucade du Seigneur des Épées par laquelle il entreprend de déverser des hordes du chaos sur le monde, semble passer inaperçue d’un trône impérial qui laisse des aventuriers s’en occuper à sa place comme si l’on était encore aux temps de la G.E.C. Que parmi ces aventuriers figurent la comtesse Melkria de Keshamar 1, noble de premier rang d’Empire et future reine d’Evriand, ou un roi des nains Olges, ou encore le futur duc de Ganarbe passe pareillement inaperçu.

La même recette est appliquée en Arkandahr où le royaume, sans monarque depuis que le roi Jubal IV a été tué au combat, n’est maintenu que par les Chevaliers de la Marche et notamment les trois paladins Zareth, Penter et Curvenol. Les Colstone, qui soutenaient jusqu’alors l’Arkandahr, à la fois dans le prolongement de leurs propres relations avec l’Eriendel et par alliance ancestrale, mais aussi pour le compte de l’Empire, s’en sont en effet retirés. On peut certes comprendre qu’après sa disgrâce Erwindal ait refusé de pallier de ses deniers et hommes les défaillances de la couronne envers ses vassaux et alliés. Mais cela laisse les royaumes d’Arkandahr et d’Eriendel et la maison de Karnozsz-Eaglehunt d’autant plus seuls pour se défendre que les XII à XVe légions ont été supprimées par la politique d’Oglevern.

Dans ce contexte, la survenance en 5197 des Lich-Kings prend l’Empire par surprise ; or cet événement va durablement bouleverser la géopolitique du monde entier et faire voler en éclats le réseau diplomatique de la couronne Naëmbolt.

Chevalier chargeant les morts-vivants à la bataille de Maelne

A l’instar des protagonistes de la Main d’Arioch, les Lich-Kings sont des puissances surnaturelles, en l’occurrence mort-vivantes, à cette différence que les secondes se sont parfaitement préparées là où la première ne procédait que d’une lubie divine. Elles vont réussir à s’emparer en quelques semaines du Wiestmark grâce à des armées composées principalement de morts-vivants encadrés d’orcs et de bandes d’ogres, trolls et géants, outre une demi-douzaine de dragons. Le plan a été conçu et exécuté de main de maître, indice d’une longue et méticuleuse élaboration par leurs stratèges Cygurd et Jonathan de Darkvile.

Il consiste en ce qu’on pourrait appeler une blitzkrieg, reposant sur des avant-gardes de squelettes et zombies qui ne s’arrêtent pas avec la nuit ou le froid, n’ont besoin ni de sommeil ni de ravitaillement, et sont immunisés aux fluctuations morales : ils peuvent perdre les trois quarts de leur effectif, le quart restant combattra exactement comme si de rien n’était. Ce noyau principal, toujours commandé par l’une des trois lich-kings en personne, permet de n’employer qu’accessoirement et avec parcimonie les orcs et autres humanoïdes qui se relayent rapidement au front. Ces troupes vivantes « auxiliaires » assurent principalement des fonctions de cavalerie ou d’artillerie et d’occupation des terres conquises.

L’appui d’orcs et autres humanoïdes n’a quant à lui rien de surnaturel. Les Lich-Kings, par celle connue sous le nom de Xal-Sâr, ont conclu une alliance avec le War-Overlord d’Urukinia et avec le Trollwarkhan du Kaclandùsh afin de coordonner leurs mouvements, promettant à chacun de vastes terres et richesses en échange de leur soutien. De nombreuses tribus orcs et ogres, parfois illustres : l’infanterie orc Tornfingers et Purpleknee 2, les Redskull de Yengli, les cavaliers orcs Neckbreakers et Darkblood, l’élite orckin Gnafrazukk, les archers Norozduk, les expérimentés chasseurs ogres Bezarx, les ogres Typoïch en armures lourdes, les Trolls Vokorark, les guerriers géants Krudzoâr et Dêriakii vont rejoindre les Lich-Kings en passant parfois par les routes souterraines déjà employés au cours de la Great Evil Coalition, parfois aussi par des voies magiques.

L’offensive est ainsi menée à outrance, principalement sous les ordres de la Lich-King Ghùr, malgré des pertes en morts-vivants effroyables et dont personne n’a cure à commencer par les Lich-Kings elles-mêmes. En quelques semaines, Wiestmark et Tangruner tombent entre leur mains ; leurs armées sont écrasées et l’état se désagrège à l’annonce de la mort du Herzog Maldrock, de son épouse Zellina et de leur descendance, exterminés par Ghùr en personne. Le pays intégralement occupé, une administration se met aussitôt en place, puis une nouvelle structuration sociale, puis un gouvernement : en deux mois les Lich-Kingdoms sont devenus une réalité qui longe les trois quarts de la frontière occidentale de l’Empire.

Face aux offensives coordonnées des alliés meganarkiens des Lich-Kings, le réseau défensif de la Ceinture fait effet, protégeant l’Empire : la pression des orcs Grinseye, des goblins Darkspike et goblinoïdes Hubughûl ne suffit pas à ébranler les chevaliers de Prias ou de Kaïevitch ni la XIe Légion, tous rapidement renforcés par les IV et VIIe Légions. Les nains Norhazâdims, les elfes d’Ariandor et les chevaliers de La Marche tiennent sur les montagnes centrales de l’Arkandahr. Mais cette résistance a pour effet de rediriger la poussée des meganarkiens sur les côtés, vers l’ouest et vers l’est.
A l’ouest, le Wejlar est une fois de plus envahi et oppose comme de coutume à la progression ennemie la barrière traditionnelle de ses montagnes et le désert des étendues glacées de son grand nord. Mais l’Arkandahr entre en voie d’effondrement sous l’avancée du glorieux Jwilziil, Trollwarkhan du Kaclandùsh, menant à la victoire les ice-gnolls Bok’log et Moagduu, les Eizlan bersekers, les trolls Araprukk et Gnawf’mur, les géants Kukluvasht. Or la suite logique cet effondrement sera l’invasion de l’empire par le nord-est, comme aux temps de la G.E.C. ou de Molior Dragonskull.

Le roi d’Eriendel appelle donc au secours dès 5197 une couronne impériale où personne ne sait plus vraiment qui gouverne et fait quoi. Depuis deux ans Nirag III écarte même les proches de Dandria. Un jusque-là très obscur Azur-Foulque Médz’hui, ancien protégé d’Oglevern ayant fait carrière dans les services fiscaux, a été quelques mois plus tôt bombardé Chancelier de l’Empire et investi des pouvoirs gouvernementaux. L’ambassadeur avrossian Julius Llewellyn écrit à son sujet qu’il a su se montrer suffisamment insignifiant pour être remarqué par l’empereur. L’histoire ne va connaître le nom de ce ministre que parce qu’il se trouvait en fonctions au moment de rapporter, avec un certain affolement, la situation à l’empereur, sans avoir cru utile de prendre auparavant le conseil de quiconque.
Nirag donna l’ordre aux II, III et Ve légions de prendre position le long de l’Undine et de n’en pas bouger en se tenant prêtes à repousser tout assaut des Lich-Kings, alors occupées à avaler la Confédération et l’Evriand avant de finir par Marn, mais qui ne lui avaient pas déclaré la guerre ni attaqué son territoire. Il intima à la Ière Légion, la plus puissante de toutes, de rester en position autour d’Ilnaëmb afin de protéger la capitale, bien qu’aucun ennemi ne se trouvât à moins de 800 kilomètres de ses murs. Il décida que la VIe Légion irait appuyer au nord appuyer la IVe qui tenait son front au côté des Chevaliers de Prias avec si peu de difficultés que son commandant s’était persuadé qu’il faisait face à une attaque de diversion ou de fixation. Il fit enfin monter la IXe Légion en Arkandahr, apparemment sans réaliser qu’un de ses trois régiments étant en mer et l’autre statutairement assujetti à la défense du seul Gaïko, cet ordre revenait à n’opposer que le troisième, soit environ 1100 hommes, à une invasion de monstres au moins dix fois plus nombreux.
Les décisions de la couronne parurent aberrantes voire stupides à tout ce que l’empire compte de grands généraux mais l’empereur ne voulut rien entendre et se retira dans Caër Spazza pour effectivement ne rien entendre. 

Au début de l’été 5197, le comte Johann de Montaygue, jeune commandant de la VIIIe légion, décide de sa propre initiative de faire mouvement vers l’Arkandahr afin d’y rejoindre le malheureux régiment de la IXe qui a toutes les chances de se faire écraser s’il reste tout seul. Cette décision déclenche la mobilisation enthousiaste des grands féodaux d’orient : Chalkenmoon, Dwarvenstone, Bergmale, Eaglehunt lui envoient des renforts, comme si l’empereur les avaient appelés à l’ost. Le roi Tellered d’Eriendel met ses troupes à sa disposition. Des volontaires le rejoignent. Et surtout Colstone, séduit par l’impétuosité de Montaygue, lui confie son armée ; de sorte que le commandant de la VIIIe Légion se retrouve au 1er Leo 5197 à la tête de près de neuf mille hommes dont il va faire un formidable usage, étant par surcroît assisté de commandants d’une très grande valeur : le Paladin Havre Penter, le prince Erwindal de Colstone, mais aussi le chevalier Edmund de Bergmale, proche ami de la princesse Dandria qui bien étudié la chose militaire et dont Montaygue ne tardera pas à remarquer les qualités. Même le vieux Maréchal Gédéor de Tarrend décide spontanément de sortir de sa retraite pour venir s’occuper de l’état major et de la logistique de ces troupes. Il est révélateur que Penter et Colstone, tous deux quinquagénaires, l’un vétéran de nombreux conflits, l’autre ancien chef du gouvernement impérial, et qui ne s’appréciaient guère l’un l’autre, aient accepté sans barguigner de se mettre à disposition d’un Montaygue âgé de 26 ans et de collaborer étroitement avec lui et entre eux.

(Pour la partie qui suit, on pourra utilement se reporter à cet article du blog sur l’Arkandahr et ses origines)

Pendant que les forces impériales opèrent leur concentration autour de Rwandel en Eriendel, l’ennemi a considérablement progressé. Dans le même temps sévissent en mer Falathmoon des incursions de barbares et pirates agaçant considérablement les Colstone, soucieux de leurs intérêts navals. Mais Montaygue conserve son sang-froid, préférant élaborer un plan soigné après avoir parfaitement préparé ses forces. Il estime, à juste titre, que ces incursions proviennent de brigands des mers ayant saisi l’opportunité des troubles du moment et compte que la flotte impériale combinée à celle qu’Avros entretient au large sur l’île de Cathelve auront à terme raison d’eux.

Prise de Iolbec

Il s’avère cependant que l’infestation de la Falathmoon Sea va servir de prétexte à la République Maritime d’Avros pour intervenir en Arkandahr, prétendument afin de sécuriser Iolbec-on-the-sea, principal port du pays, en réalité surtout pour mettre un terme aux activités des corsaires qui les ennuient depuis plus de vingt ans (cf. Histoire de l’Empire 6e partie : règne de Kermegg II). Un corps expéridionnaire avrossian parti de Cathelve y débarque le 26 cancer 5197 par surprise et occupe sans difficulté la ville. L’ambassadeur d’Avros à Ilnaëmb, Julius Llewellyn, explique alors à Nirag III que son gouvernement se propose d’y établir une cité-état sous forme de république-sœur dont elle garantirait la sécurité, à l’image de celle qui exista dans ce Bervikelt d’où proviennent désormais les pirates, afin de contrecarrer leurs incursions et d’assurer à l’avenir la sécurité maritime de la région. Ce qui revient à considérer que la flotte impériale, commandée par l’amiral de Colstone, ne sert à rien. Et l’empereur approuve.

Montaygue se retrouve du coup dans une impasse. La diplomatie impériale lui interdit d’attaquer les avrossians pour reprendre Iolbec, clé de la partie orientale de son théâtre d’opérations. Mais il ne peut pas non plus s’accorder avec ces mêmes avrossians sans du même coup avaliser leur annexation de la ville, ce que ni Erwindal de Colstone ni Tellered d’Eriendel, entre autres, n’accepteront. Or ne pas s’occuper d’Iolbec implique de laisser les avrossians se débrouiller seuls face à d’éventuels envahisseurs alors qu’elle représente une cible de choix tant pour le Trollwarkhan que pour des barbares du Bervikelt. Or il dispose de milliers hommes pour aider à sa défense : courir le risque que l’ennemi s’empare de cette ville sans savoir si, quand et comment il pourra jamais la leur reprendre serait stratégiquement et même diplomatiquement impardonnable.

La solution vient du Paladin Lord Havre Penter. Etant Chevalier de la Marche, il connaît très bien le pays. Il sait en particulier que le royaume des nains de Norhazâd héberge secrètement le jeune Astremo, héritier légitime du trône d’Arkandahr, qui y vit caché avec sa famille. Il propose de le persuader de se révéler en qualité de roi, après s’être rendu à Ariacandre afin de s’y garantir contre toute attaque magique le temps qu’on lui libère son pays, le replace sur son trône, et qu’il ait les moyens de s’offrir sa propre protection magique. Montaygue approuve et lui donne carte blanche. 

Il fallut que Penter déploie beaucoup d’efforts pour réussir à persuader Astremo. Son père, Jubal IV, avait été tué trois ans plus tôt en défendant Fréas-en-l’Isle sans l’aide des Colstone ni de l’Empire. Il avait auparavant donné à Penter, alors Chevalier de la Marche, instruction de conduire sa famille en sécurité à Norhazâd où se trouvaient depuis Astremo, sa mère, son frère et ses deux soeurs. Ils y avaient mis en sûreté le trésor royal et notamment les trois Attributs désignant le monarque arkander : Couronne, Sceptre et Manteau. La mère et les soeurs d’Astremo étaient à la fois craintives et furieuses contre Colstone, l’Eriendel et l’Empire, qu’elles accusaient, non sans quelques raisons, d’avoir froidement laissé tomber et mourir leur époux et père. Elles redoutaient qu’Astremo ne soit qu’un pion du jeu impérial qui le laisserait tomber si Colstone ou l’empereur y trouvait quelque avantage. Penter, qui détestait Colstone, dut néanmoins s’en faire l’avocat pour expliquer son attitude passée et parvenir à le faire pardonner par les princes d’Akandahr. Pour compliquer encore davantage l’affaire, la princesse Anslinna, soeur aînée d’Astremo, s’était amourachée du paladin d’empire. Elle pressa son frère de refuser la proposition qui lui était faite afin de prolonger l’ambassade de l’homme qu’elle désirait. Mais Astremo, pratiquement seul contre toute sa famille, choisit d’accepter, conscient qu’il ne retrouverait peut-être jamais pareille opportunité de récupérer son royaume. Anslinna résolut alors de devenir la maîtresse de Penter, de trop basse extraction et menant une bien trop dangereuse existence pour être son époux. Elle le resta quinze ans, jusqu’à la mort de son aimé.

Le 21 Balance 5197, en la cité d’Ariacandre, après serment du Lord Paladin d’Empire, Chevalier de la Marche, Havre Penter de la Blue Rose légitimant le prétendant au trône d’Arkandahr, les rois de Norhazâd, Ariandor, Eriendel, le prince de Colstone et une bonne douzaine de grands nobles d’Empire reconnaissent le jeune Astremo XI, alors âgé de 18 ans, pour légitime et souverain roi d’Arkandahr au vu des Attributs dont il est revêtu et lui jurent alliance. Le même jour, Astremo XI lance un ultimatum à la République Maritime d’Avros lui enjoignant de restituer sous huitaine Iolbec et les terres alentour qu’elle occupe. Huit jours plus tard, il lui déclare la guerre et appelle ses alliés à sa rescousse.

Dans les jours précédents, Montaygue a fait marcher sa troupe plein nord-ouest malgré un froid glacial, profitant de ce que la neige et le brouillard dissimulent ses soldats à des ennemis qui ne sont pas sur le pied de guerre, persuadés que les humains vont rester au chaud dans leurs forteresses. Au lieu de prendre la route principale remontant le fleuve Raushvine vers Hillbreak assiégée, il traverse les collines et montagnes des Rieuls à l’est de la trouée d’Hillbreak afin de contourner l’ennemi. Il parvient ainsi à surprendre les différents campements de gnolls et trolls, séparés les uns des autres et à les anéantir, encerclant ensuite les assiégeants qui sont à leur tour écrasés. Dès le 2 Scorpio, Astremo peut se faire acclamer dans Hillbreak. Après quoi Montaygue, au lieu de poursuivre son avantage en avançant le long du Raushvine vers le nord-ouest afin de libérer Frëax et Fréas-en-l’isle, la double grande ville du nord de l’Arkandahr, ne laisse qu’un simple rideau sous le commandement d’Edmund de Bergmale et Havre Penter et porte le principal de son armée sur Iolbec.
Arrivé devant celle-ci, il fait hisser haut les bannières de l’Arkandahr et soumet son commandement à celui d’Erwindal de Colstone, qui s’est opportunément ressouvenu que sa maison est l’indéfectible alliée de celle d’Arkandahr en vertu d’un pacte ancestral. Montaygue et Colstone savent qu’ils n’ont pas le temps d’un siège mais ils savent aussi, grâce à leurs espions dans la ville, que les forces avrossianes sont en nombre insuffisant pour bien la défendre, ayant exagérément confiance en ses hautes et solides murailles. Or voici qu’arrivent juste à temps des engins de siège “empruntés” par Gédéor de Tarrend à une administration militaire impériale qu’il connaît parfaitement pour l’avoir dirigée pendant des années et qu’il a fait acheminer en urgence depuis Orfajaz et Biantey. Erwindal de Colstone fait aussitôt donner l’assaut.

Depuis huit jours, Adorn de Colstone, frère d’Erwindal et Grand Amiral de l’Empire, a quitté Rwandel avec la flotte impériale renforcée des marines d’Eriendel et de sa propre maison. Tous ses navires ont hissé le pavillon écarlate au sanglier blanc de l’Arkandahr. Dissimulé près de la côte au sud de Iolbec, il attend que Gédéor de Tarrend lui transmette magiquement le signal de l’assaut lancé par son frère pour exécuter un mouvement coordonné avec lui. Lorsque les navires d’Adorn surgissent, la moitié de ceux de la flotte d’Avros sont entrés dans le port dans le but d’appuyer la défense de la ville et d’y débarquer leurs infanteries afin de compléter les forces défendant les murailles. Dans la bataille navale qui commence au large de Iolbec, les impéro-arkanders bénéficient de l’effet de surprise comme de la supériorité numérique. Il leur faut cependant trois heures de combats acharnés avant de réussir une percée en direction du port. Mais alors, la survenance de navires battant pavillon arkander au lieu des leurs provoque une panique dans la défense avrossiane. Ses commandants autant que ses soldats réalisent que leur traditionnelle voie de retraite par la mer est coupée : si l’assaut réussit, nul n’en réchappera.

Le Lord-Major Dudwig Swonnesen, chef du corps expéditionnaire, n’aime pas du tout la tournure prise par sa mission. Il ne l’aimait d’ailleurs pas depuis le début. Il s’attendait à des monstres et ce sont des humains qu’il combat. Qui plus est des humains qui défendent leur propre pays d’Arkandahr contre une invasion avrossiane. Au contraire direct des raisons qui justifient de coutume les expéditions ordonnées par l’Amirauté et de ce qui était prévu ici. Avros est supposée libérer les gens ou les défendre, non les annexer contre leur volonté. Quels crétins de la République ont eu l’idée d’aller piquer Iolbec à son légitime royaume multi-séculaire ? Cette ville vaut-elle vraiment deux mille morts, la perte de vingt navires et la haine de tout un peuple ? Swonnnesen ne le pense pas et demande à parlementer. 

Cette requête est accueille avec soulagement du côté de Colstone : l’assaut consommait beaucoup trop de monde, aggravant les pertes déjà subies par l’effet des déplacements de troupes et les précédentes batailles. Un traité est conclu le 29 Scorpio : Swonnesen est autorisé à repartir chez lui avec ses soldats en échange de la reconnaissance d’Astremo XI par la République Maritime et d’une modeste rançon de deux mille besants. Il reste à Montaygue à faire face aux géants, mais Erwindal de Colstone et le duc Karnak d’Eaglehunt s’en sont également occupés.

Les géants Kukluvasht seront mis en déroute par une expédition “à la Starway” financée par Colstone, organisée par Eaglehunt et dirigée par Havre Penter avec le mage Willi-Bartholomeüs El’Shein de la Roen’s Tower, le grand-prêtre Alberic de Tyr, le sieur Zeko dit le discret, ranger demi-orc spécialiste de la région, flanqué son patron et ami Mecklë comte d’Irluinn. Le groupe est complété de courageux jeunes guerriers : Aluwyn Saransdoom d’Agle, Edmund de Bergmale, Aernathol de Karnosz-Eaglehunt, et le Comte Enndal de Colstone, second fils du prince Erwindal, accompagné de son ami Xarwan Knight Chalkenmoon, dont seuls les deux premiers survivront.

Les Colstone ne sont en général pas considérés comme des gens sympathiques. Ils sont durs avec leurs serfs, leurs enfants, leurs vassaux ; avec à peu près tout le monde. On dit qu’ils tiennent leur sceptre d’or avec un coeur froid comme la pierre. Ils gouvernent leurs fiefs en orgueilleux autocrates, avec parfois un talent bien particulier pour se faire détester. Il peut leur arriver de manquer de scrupules, mais non de courage ni de volonté. C’est une très ancienne maison, très noble, où il ne suffit pas de naître Colstone pour le devenir : il faut encore posséder des qualités d’érudition, de valeur au combat, de capacité à gouverner, apprises à la dure et parfois au péril de sa vie. Un Colstone paraîtra aisément arrogant sur sa maison, ses titres, ses fonctions, mais restera modeste jusqu’à l’humilité à propos de ses qualités personnelles. En maniant l’épée à 55 ans devant Iolbec ou Freax comme en envoyant son fils se faire tuer par les Kukluvasht, Erwindal de Colstone rappelle par un signal extrêmement fort sa conception des devoirs féodaux dus par le seigneur. 

Après la déroute des géants, Montaygue et Colstone reprennent Frëax puis Fréas-en-l’Isle aux Eizlan bersekers et aux trolls Araprukk puis, dans la foulée, libèrent l’intégralité du royaume d’Astremo XI. Ils se sont couverts de gloire. Cependant, Erwindal a l’intelligence de ne rien demander en retour hormis la reconnaissance par Astremo de ce que la maison de Colstone a accompli son devoir de protection envers ses alliés et vassaux, comme le lui a ardemment conseillé Havre Penter.
Ainsi les initiatives personnelles de grandes maisons ou de leurs chefs : Montaygue, Colstone, Bergmale, Eaglehunt et Karnosz-Eaglehunt, Chalkenmoon, Satansdoom d’Agle, Tarrend, ont-elles suppléé la carence de l’administration centrale à se porter au secours de l’Arkandahr pour prévenir une invasion de l’Eriendel puis du nord-est de l’Empire. Au final, ils ont réinstallé son légitime monarque sur le trône d’Arkandahr, libéré et réinstauré ce royaume traditionnellement allié de l’Empire et qui protège ses frontières au nord-est, vaincu et renvoyé chez eux des envahisseurs meganarkiens et bervikelters avec leurs cortèges de monstres, et mis en échec une tentative d’Avros de s’immiscer dans la région. Cela sans et même malgré la couronne. Erwindal de Colstone ne pouvait apporter meilleure démonstration de sa doctrine.

Le prestige de cette affaire va principalement à lui et à Montaygue. Montaygue est ce jeune chef de légion, héritier d’une famille noble de premier rang, qui n’a pas hésité à se passer de l’avis de l’empereur pour sauver l’empire, se montrant à 26 ans un commandant militaire de tout premier ordre. Colstone est l’ancien chef écarté du gouvernement et banni de la cour qui, au lieu de cuver son ressentiment, a mis ses considérables forces et s’est personnellement engagé au service d’une politique étrangère négligée par l’empereur, rétablissant à sa place un monarque et un royaume ami et allié. Il en résulte une solidarité profonde entre les grands féodaux d’orient, souvent critiqués à l’ouest pour leur manque de libéralisme et de modernité, propriétaires de vastes domaines dont certains peuplés de serfs ou de paysans miséreux mais qui, lorsqu’il s’agit de protéger ces mêmes serfs et paysans contre de monstrueux envahisseurs, donnent tout y compris leur propre vie. Comme le déclara un jour Erwindal de Colstone au Parlement, nous payons Ilnaëmb avec notre or mais nous payons nos terres de notre sang.

Le retour de la question de Marn

Eymerinna de Colstone en 5175

Eymerinna de Colstone soulève discrètement un coin du rideau de la carriole dans laquelle un sergent l’a cloîtrée, condition indispensable à sa traversée incognito de la capitale. Elle ne pensait pas que Nirag lèverait son bannissement et accepterait de la recevoir. C’est un piège, n’y va pas, lui a dit Erwindal. Nous avons tous les deux Nirag II pour grand-père : il n’osera pas user de violence contre moi, lui avait-elle répondu.
D’ailleurs il n’ose jamais user de violence et c’est bien le problème. Il a laissé les Lich-Kings croquer l’ouest du continent jusqu’à ce qu’elles encerclent Marn, gardant le meilleur pour la fin. Ces saloperies zombiesques ne sont pas bêtes. Elles se doutaient bien que les soi-disant meilleurs guerriers du coin ne bougeraient pas une oreille hors de chez eux, écoeurés par leurs déconvenues dans les affaires de Wiestmark, par leurs ancestrales rivalités avec l’Evriand, par la nique que leur faisait depuis des décennies l’opulente Confédération. Mais les fiers marners attendaient de pied ferme l’envahisseur chez eux et il a en effet fini par se pointer. Plein sud. Exactement là où les attendait le nouveau roi Eberard de Marn avec toute la fine fleur de sa soldatesque. Elle les connaît bien, ces beaux grands moustachus guerriers qui peuplent sa famille maternelle. Autre chose que les vénaux mercenaires des Confédérés, que les grassouillets miliciens du Tangruner ou que ces prétentieuses mauviettes de Wiestmark ou de Maelner. Du vrai varik du nord, élevé à la dure, rompu au combat, du gros musclé maniant le bel acier des nains Olges. On allait voir ce qu’on allait voir. Et on a vu. Eberhard zigouillé en moins de deux par une chose hérissée de cornes et de pinces pendant que des orcs, ogres et minotaures déferlaient à cinq contre un sur la fine fleur des variks qu’ils se firent un plaisir de hacher menu. Le jeune frère d’Eberhard, Karl-Maria, accéda au trône en étant enfermé dans la forteresse de Marnsic, « Marne-la-Victoire » : belle image en vérité. Eymerinna soupire devant les hautes façades à pignons peintes de couleurs pastels qui se reflètent dans le miroir de l’Auld Canal où passe sa minable voiture tirée par un seul cheval. Il n’est pourtant pas si lointain, le temps où elle y roulait dans un carrosse aux armes du sceptre d’or. Combien les riches et puissantes familles nobles ou bourgeoises qui y demeurent auraient-elles alors vendu jusqu’à leur âme pour le privilège de la recevoir chez eux. La Princesse de Colstone, la Grande Diplomate de Sa Majesté, la cousine de l’empereur, la femme du Ministre Impérial, l’arrière petite-fille de Nirag le Grand, une femme qui peut tout, un mot et votre fortune est faite ou défaite… Et la voilà convoyée à la tombée du jour dans les rues de cette ville qu’elle dominait en tout, cachée comme une lépreuse. Elle devine au dessus d’elle la masse de l’Ailendil, abrupte colline où, derrière les murailles gagnées par la pénombre, se trouvent le Palais et cette Cour dont elle fut reine après en avoir évincé sa tante Geyrdrenna. Où siège ce gouvernement qu’Erwindal et elle ont tenu entre leurs mains. Où se situe le bel hôtel de Colstone qui vit son prince la féconder de leur deuxième fils et qui est aujourd’hui clos et hors d’atteinte. Même si ce gros rat d’Oglevern les a contrariés de toutes les manières possibles, Erwindal et elle détenaient les pouvoirs : celui des armes et celui des titres. Tous, à la Cour comme ailleurs : nobles, clercs, prêtres, mages, paladins, députés, et surtout leurs dames, s’écartaient respectueusement sur leur passage. Pendant tant d’années sa sœur Zellina et elle ont de fait régenté l’Empire et le Wiestmark, pratiquement la moitié du monde à elles deux. Elle n’a pas démérité de l’héritage de son père Namrodd. Quel destin que celui des Naëmbolt de Chanteveille ! Et quel malheur pour l’Empire et le monde que leur branche soit cadette. Son Erwindal eut fait un si grand souverain avec elle pour inspiratrice. Au lieu de quoi il faut désobéir à l’avorton couronné pour sauver à sa place les alliés de l’Empire. L’Arkandahr et maintenant Marn. Bon, bien sûr, Karloskar n’était pas le meilleur ami des Naëmbolt. Mais c’est désormais son fils qui règne, et bien mal en point avec ça. Karl-Maria l’a suppliée d’intervenir auprès de Nirag en lui rappelant stupidement qu’elle-même s’est par le passé servie de Marn pour coincer Geyrdrenna et obtenir le pouvoir, concluant qu’elle lui devait bien ça. Irritant lourdaud qui croit que jouer au créancier lui attirera des sympathies. Mais Zellina est morte comme Karloskar, Geyrdrenna, l’aventurier Maldrock, le fidèle Bnumbu, quand elle demeure, Emeyrinna de Colstone, l’épouse du plus puissant seigneur de l’Empire, du libérateur de l’Arkandahr, du descendant de l’empereur Cyne. Le temps a passé et les Lich-Kings ont rebattu les cartes. Il est temps que le poltron qui tient lieu de monarque à cet empire émasculé accepte d’oublier ses rancoeurs. Ce pays ne peut évidemment pas se permettre d’abandonner la totalité de la rive ouest de l’Undine à des abominations morts-vivantes. Sauver le royaume de Marn est l’intérêt de l’Etat et c’est le sien de pouvoir dire qu’elle en a convaincu l’empereur.

On l’autorise enfin à sortir de sa méchante carriole dans le porche de Caër Spazza. Deux gardes l’escortent sans cérémonie au travers d’une cour plongée dans la pénombre jusqu’au jardin éclairé de flambeaux où l’empereur assis sous un dais trinque avec ses compagnons.  Il fait froid. C’est le mois de Sagittarius, l’hiver arrive, Colstone et Montaygue se battent en Arkandahr, le dernier bastion pro-impérial à l’ouest menace de succomber, les Lich-Kings sont sur l’Undine après avoir occis la propre cousine de Nirag et lui festoie dans ses jardins.
Elle attend que l’empereur daigne la regarder. Toute la masse du Spazza, derrière elle, lui semble peser sur ses épaules. Elle n’a jamais aimé ces maisons-fortes en pleine ville, dépourvues de fenêtres donnant au dehors, dont les épaisses murailles s’ornent de bossages qui semblent destinés à souligner une hostilité de principe.
Or c’est bien l’hostilité qu’elle rencontre dès les premiers mots du monarque, ce « ma bonne cousine ! » prononcé sur un ton goguenard par Nirag se tassant dans son vaste fauteuil de velours mauve, encadré par ses mignons demi-elfes qui vont rester debout face à elle pendant toute l’audience. Elle doit supporter leurs regards narquois tandis qu’elle plaide maladroitement pour ce pauvre Karl-Maria empêtré face à ses hordes de zombies et créatures démoniaques. Elle a assez d’expérience pour sentir tout de suite que ce sera peine perdue. Elle a beau représenter que les années ont passé, que Karl-Maria n’est pas son père Karloskar, que Marn demeure le dernier allié possible de l’Empire à l’ouest de l’Undine, que sa chute permettrait aux Lich-Kings de devenir un empire de l’ouest plus dangereux que n’importe quelle autre menace au monde : rien n’y fait.
― Je ne franchirai plus l’Undine, répète Nirag, je n’ai que des raisons d’être affligé au-delà de ce maudit fleuve. 
― Mais enfin ne voulez-vous au moins venger la mort de votre propre cousine, la princesse Zellina de Wiestmark, et de sa descendance ?
― Votre soeur aînée, ma cousine ? Cette vipère, cette débauchée, cette démone, cette succube ? Ah ça elle nous a bien dupés, ma pauvre mère et moi ! Ah, elle en a bien profité, avec ses petites intrigues, ses basses coucheries, ses vilaines comploteries. Toujours à mon détriment, toujours ! Princesse souveraine de Wiestmark ! Voyez-vous ça, Madame ! Puisse-t-elle rôtir pour l’éternité aux Abysses ! Karloskar, le père de votre Karl-Maria, je ne lui avais rien fait, pas la moindre insulte… des siècles d’appui fidèle entre nos états sans la moindre contrariété et voilà soudain qu’il m’a voulu du jour au lendemain la guerre ? Quand même, rendez-vous compte : la guerre ! Du jour au lendemain. Et vous me proposez d’aller sauver la peau de son fils ? Vous trouveriez ça normal ? Me croyez-vous serviteur d’Issek le Sacrifié ? Bien sûr, Karl-Maria est votre cousin n‘est-ce pas. Ce n’est pas comme votre pauvre imbécile d’empereur : c’est votre cousin, tout de même, une toute autre chose, n’est-ce pas. Typique de toutes vos familles, là, les Chanteveille, Colstone, les Oglevern un jour, les Arwen l’autre jour, et puis une autre fois ce sera les Terrel, les Agle, les Oakfen : l’Empire n’est que le marchepied de vos ambitions. Allez, disposez, je vous ai assez vue !

Eymerinna comprend enfin qu’Erwindal avait raison ; Nirag ne l’a faite venir que pour cela : pour l’humilier et venger sa mère de l’Emeyrinna d’il y a dix ans. Quand il parle de Zellina, il pense à moi, songe-t-elle. Il n’a pas un instant l’Empire en tête. Que Bes nous protège : les pires empereurs n’étaient pas différents. Malheur à nous.

Le mage transporteur de service l’attend devant l’enceinte de la ville, de l’autre côté du souterrain du Cloaque, discret passage réservé aux hôtes que la couronne préfère rencontrer incognito. Son bannissement toujours en vigueur implique qu’elle doit désormais s’éloigner d’au moins dix lieues. Les Transporteurs d’Aurore coûtent horriblement cher : pourtant, elle ne va pas retourner à Colstone. Il lui faudra donc dépenser deux mille guldors supplémentaires pour se rendre chez Monsieur de Malkney près de Blumwald, tendre époux de sa sœur survivante, la bonne et douce Leylianna qui lui apporta en noces le nom de Chanteveille, tous deux excellents amis de Dandria Princesse Naëmbolt, elle-même sœur aînée autant qu’aimée de son Impériale Majesté. L’hospitalité signifie quelque chose chez ces gens-là. Elle va arriver en larmes de son entrevue avec l’impitoyable Nirag. Ils lui diront qu’elle l’a bien cherché mais ne la repousseront pas. Elle ne demande pas davantage.

Il a fallu deux semaines pour rassembler ce beau monde bien que le temps presse : Larraka, Seymour d’Oglevern, Dandria et son mari Arveïn, la bonne et blonde Leylianna de Chanteveille, l’énigmatique Rhunring d’Agde et elle, Eymerinna, la petite rousse devenue grisonnante. Si eux ne parviennent pas à changer les choses, alors personne ne le pourra. Deux semaines n’ont pas été de trop pour pour évacuer les susceptibilités et amertumes de chacun et en particulier mettre de côté les wagons d’aigreur accumulée entre Colstone et Oglevern et aussi entre elle-même et Dandria. Mais Leylianna et surtout son mari, ce brave Owen Malkney, planqué sous son côté débonnaire servant de masque aux gens bien moins cons qu’ils en ont l’air, ont bien voulu prendre conscience que le péril du présent devait primer sur les rancunes du passé. En fin de compte la blonde Naëmbolt a répondu à l’appel au coeur d’une autre blonde Naëmbolt, toutes deux se trouvant certainement aussi formidables l’une que l’autre de tant de mansuétude et de bonté.
Les voici ce soir réunis à vingt lieues d’Ilnaëmb, au charmant château de Chanteveille, chez Malkney, donc en territoire neutre. Elle leur répète son entretien avec Sa Majesté. Tout le monde est d’accord. Tous ont en vain tenté de faire changer Nirag d’avis ; tous se sont heurtés au même mur d’incompréhension et de rejet.
― Les bons monarques placent l’Etat au dessus de pareils ressentiments, convient Larraka.
― Le problème n’est pas seulement là, explique-t-elle. L’empire a laissé son allié de Wiestmark et Tangruner devenir les Lich-Kingdoms. Il a ensuite tranquillement regardé la Confédération, la plus riche contrée de l’ouest, devenir les Lich-Kingdoms. Et il est maintenant en train de regarder l’Evriand, l’un de nos meilleurs fournisseurs et clients, devenir les Lich-Kingdoms. Si en plus Marn tombe, notre garantie diplomatique ne signifiera plus rien et avec elle notre influence, le respect que nous inspirons au monde. Le Vizan pourra oublier Bucklry. C’est un danger mortel que de se retrouver entouré de trois puissances importantes et hostiles à l’ouest au nord et au sud.
― A tort ou à raison Sa Majesté a peur. Non seulement pour l’empire mais pour sa personne… songe à voix haute Larraka.
― C’est cette fiotte d’Elmë. Cette gonzesse qui lui fout la trouille. Sa Majesté est le joujou de ses petites putes ! gronde Oglevern.
― Sa Majesté a toujours eu peur de tout. On ne gouverne pas en ayant la frousse mais en l’inspirant, ajoute Arveïn.
― Ce genre de lieux communs ne mène nulle part. Il y a trois Lich-Kings. Cela signifie trois archimages. Même l’empereur peut y réfléchir à deux fois avant de s‘en faire des ennemis, réplique Larraka. 
― Comme les brebis y réfléchissent à deux fois avant d’autoriser le loup à les bouffer ? Par les couilles d’Arès, les Lich-Kings n’attendront pas gentiment que l’empereur décide d’accepter d’être leur ennemi, répond Arveïn. 

Eymerinna regarde les deux blondes écoutant en silence les mâles en train d’échanger les sarcasmes. Le visage de Leylianna demeure aussi lisse que tranquille. Pareil pour la belle, fraîche et rose Dandria, à la peau préservée comme si elle venait de naître, quand rides et pattes d’oie abîment la sienne. Pourtant moi aussi j’ai porté trois enfants, pense-t-elle. Demeter ne m’a pas oubliée. Mais à moi, ils n’ont pas servi d’excuse pour ne rien faire d’autre. Elle interrompt ces bavards gentilhommes.
― Messires !  Messires ! Vos échanges ne nous apprennent rien. Avançons, je vous prie : le temps nous est compté. Des quatre possibilités envisageables, il n’en est qu’une de sérieuse.
Soit nous laissons les choses se faire et vous en connaissez les conséquences : Marn tombe, l’Empire est à la merci d’une alliance Great Anarchy, Lich-King, Vizan, dont une partie existe déjà. Il risque de ne pas y survivre et notre réunion a précisément pour but que cela n’advienne pas.
Soit nous destituons sa Majesté Nirag d’une manière ou d’une autre. La plupart d’entre nous ne sera pas d’accord, à raison. Nous n’y avons aucune justification valable. L’empereur est parfaitement en droit de ne pas secourir un royaume étranger qui n’est pas officiellement son allié.
Soit Sa Majesté change de politique. Il n’en changera pas. Nous nous y sommes tous essayés. Je n’y suis pas parvenue mais vous non plus, Dandria, Larraka, Rhunring, qui avez bien plus de crédit que moi.
Il ne nous reste donc que la seule solution employée avec succès par le Général de Montaygue et par mon époux : la désobéissance. 
Elle fixe du regard Rhunring d’Agde. La similitude est décidément frappante. Même mine, même nez, même dessin des yeux et des lèvres, mêmes couleurs de peau et de cheveux ; certes Agde est un peu plus grand et nettement mieux bâti que l’empereur mais il ne lui sera pas difficile de rentrer un peu les épaules en portant des vêtements amples et des souliers plats. Elle prend le temps d’une grande respiration et se lance.
― Monsieur d’Agde, vous êtes de longtemps des favoris de Sa Majesté. Vous l’aimez et vous l’estimez. Je ne sais si votre ressemblance avec lui y contribue, mais elle peut assurément sauver aujourd’hui et l’empire et l’empereur. Pour son propre bien, pendant un temps très limité, accepteriez-vous de vous substituer à lui ?

 

Ainsi le comte Rhunring d’Agde nomma-t-il John-Daniel Arveïn Trésorier de l’Empire, Dor-Lion de Goldhelm Grand Sénéchal, et Gédéor de Tarrend Maréchal des armées impériales, encadrant un Azur-Foulque Médz’hui auquel son ancien patron Seymour d’Oglevern expliquait que le retour de ces proches de Dandria au sein du gouvernement impérial procédait de la volonté personnelle de l’empereur que la tragédie marner ne laissait évidemment pas insensible. La première mesure de Tarrend fut d’envoyer la VIe Légion, commandée par le Paladin Curvenol, vers Marn. Excellent connaisseur des effectifs de l’armée, Tarrend choisit le commandant Langwend Shereïn, qui formait alors à Nordgaard les officiers militaires des légions impériales, pour orchestrer une sorte de défection interne dans ces mêmes légions et organiser une armée d’irréguliers renforcée par des troupes nobiliaires, le tout formant une sorte d’ersatz d’ost. Enfin, Tarrend ordonna que la Xe Légion se mette en route pour traverser tout l’Empire afin de renforcer cette armée.   

Depuis quatre mois les marners résistaient comme ils le pouvaient aux attaques des forces des Lich-Kings à l’image de leur roi enfermé dans la ville fortifiée de Marnsic, qu’il refusait d’abandonner. La conquête de l’Evriand en cours les encerclait au nord au sud et à l’ouest. Certes ils bénéficiaient de la parfaite connaissance d’un terrain organisé depuis des siècles en une multitude de castels, tours et places fortes en tout genre, y compris des grottes naturelles, formant autant de hérissons défensifs qui finissaient par tomber l’un après l’autre en ayant ralenti l’inexorable avance des envahisseurs. Les nains olges jouaient un rôle décisif dans la résistance en mettant à la disposition des humains leurs lieux et réseaux souterrains. En outre de nombreux non-humains, évidemment des nains mais aussi des demi-orcs, des gobelins et même des kobolds, avaient choisi d’appuyer le roi de Marn plutôt que les effrayantes Lich-Kings. Néanmoins, à terme, l’issue de la guerre ne faisait aucun doute. 

Les Lich-Kings, commençaient alors à être connues, voire documentées, grâce aux renseignements procurés par les survivants des terres conquises et aux études de nombreux sages abondamment requis. L’état-major impérial apprit ainsi que les Lich-Kings s’appuyaient sur une sorte de fratrie ou de famille appelée Darkvile qui avait ourdi l’intégralité de leur plans d’invasion et de domination. L’archimage Larraka confirma plus tard que des sources secrètes lui avaient rapporté que les Darkvile auraient initialement visé l’empire et la personne de Nirag III et que ce dernier en avait été informé, ce qui expliquerait ses réactions craintives.
Les liches Yôr et Ghùr avait fait fonction de chefs militaires, Xal-Sâr s’occupant de la magie nécromancienne et organisant les alliés et l’intendance. Après ses nombreuses victoires, dont la dernière contre le feu roi Eberhard, Ghùr régnait désormais à Iax d’où elle dirigeait l’appareil du nouvel Etat tout en organisant sans se presser l’invasion de Marn. Le terrain militaire dépendait donc principalement de Yôr, qui menait la conquête de l’Evriand et de la Confédération avant de se retourner ensuite sur Marn pour l’écraser définitivement.
Xal-Sâr avait pallié la dépopulation de morts-vivants consécutive à l’accumulation des batailles par le recrutement de créatures amenées nativement sur ce monde par Arioch lors de son invasion de 5187, qui avaient ensuite été ralliées et formées en unité par un puissant tiefling nommé Pruarik, associé de Wilhein de Darkvile. Ces monstres formaient une cohorte démoniaque pratiquement inarrêtable, devenue le nouveau noyau des armées Lich-Kings, ainsi que l’expérimenta l’infortuné Eberhard.

Shereïn comprit qu’il n’aurait pas le temps d’agir efficacement s’il attendait la Xe Légion. D’autant que l’hiver arrivant avantagerait les non-humains, moins vulnérables au froid et aux intempéries. Shereïn supposa aussi que, compte tenu de la nature de son ennemi, celui-ci disposait de suffisamment de moyens de renseignements pour repérer les positions des légions impériales et notamment de la VIe faisant mouvement vers l’ouest. Il en conclut que Ghùr allait choisir d’attendre sur son terrain cette légion afin de tenter de la surprendre. Par conséquent, il devait innover en faisant quelque chose à quoi les Lich-Kings ne s’attendaient pas.
Il conçut alors l’idée de mobiliser les réserves 3 des légions : les 1er, 2e, 3e, 4e et 5e régiments, auxquelles il ajouta un régiment prélevé sur la Ière, réunissant ainsi une force à peu près équivalente à deux légions. Dans le même temps, il “obtint” directement de l’empereur, personnifié par Rhunring d’Agde, la reconstitution des XII, XIII et XIVe légions ; mais au lieu de les reformer immédiatement en grandes unités, il employa leurs effectifs à renforcer ses régiments de réserves, inversant en quelque sorte leurs fonctions réciproques. Ainsi put-il disposer d’une masse insoupçonnée par son ennemi à laquelle il fit discrètement traverser le fleuve Undine pour l’envoyer sur les arrières des hordes d’humanoïdes auxiliaires des Lich-Kings, sa cible première. Shereïn avait en effet compris que si les forces démoniaques et zombiesques des Lich-Kings lui assurent un avantage décisif en combat frontal, leur utilité est nulle, voire même négative, s’agissant de l’occupation du terrain conquis. Eliminer les orcs, trolls et autres gobelinoïdes interdisait donc aux Lich-Kings de profiter de leurs avancées territoriales. 

Pendant que les démons et le gros l’armée de Ghùr attendaient près de Toende une VIe Légion feignant d’avancer avant de refuser le combat et même de retraverser l’Undine, l’irruption des “irréguliers” impériaux en plein coeur de Marn désorganisa les plans des Lich-Kings. Shereïn dispersa ses six régiments en autant de forces indépendantes, capables d’agir isolément et selon les opportunités, ne conservant sous son commandement effectif personnel que le seul 4e régiment de réserve. Il évita tout affrontement d’ampleur, cherchant au contraire à appuyer et se coordonner aux résistances et forces locales des marners. Ce système de harassement de l’ennemi, similaire à une guérilla et économe en hommes, finit par avoir raison des attaques de la Lich-King Ghùr contre Marn. Lorsque la Xe Légion arriva enfin, la VIe la rejoignit et leur forces combinée permit de libérer Marnsic et le roi Karl-Maria au cours de la seule grande bataille rangée à laquelle consentit Shereïn. Parce qu’il savait que les démoniaques n’en seraient pas.

 

Quelques temps plus tôt, Langwend Shereïn avait demandé à conférer discrètement avec son chef le Maréchal de Tarrend, qui vint le rencontrer à Nederia. Cela pour entendre son subordonné s’adresser à lui en ces termes.
― Il me faut Zareth, Larraka, Cimarria servante d’Isis, Re’esh : il me faut les meilleurs, quelles que soient leurs fonctions. Baladar Lolthslayer. Shundert servant de Râ. Roen the Third. Willbart El Sheïn. Luhor of Löwe. Laggemundo Coburn. Crickons Lemminon Owen. Mayns Maelnewarden. Lilti Norinner. Alastair Curvenol. Tous sont dans les environs de Marn, ou sujets de l’Empire, ou intéressés à la lutte contre les Lich-Kings. Il me les faut.
― La protection personnelle de l’empereur, le chef des paladins d’Empire, la tête de la Roen’s Tower, la meilleure prêtresse d’Ilnaëmb et puis quoi encore ? répliqua Tarrend, estomaqué. 
― Je vous aurai bien demandé Penter en plus mais on ne peut pas l’enlever du front d’Arkandahr. Monsieur le Maréchal, j’ai soixante démons à abattre et pas des petits ; mes six régiments n’y suffiront pas et leurs pertes seraient inacceptables. Il me faut des spécialistes et il me faut les meilleurs.
Tarrend tira sur sa pipe.
― Vous voulez faire une Starway ? Comme Penter contre les géants en Arkandahr ?
― Je pense justement qu’ils s’y attendent et je vais pas les décevoir : je compte en effet leur en offrir une. Evidemment elle n’occira pas les démons mais ce n’est pas ce que je cherche. Mon but est d’éliminer leurs contrôleurs : le tiefling et le Darkvile.
― Pourquoi ne recourez-vous pas alors à un grand assassin quitte à l’assister par un mage ? Ce serait moins coûteux. 
― Parce que vous y avez pensé, Monsieur le Maréchal : donc, eux aussi, à mon avis et sauf votre respect. Par contre, ils n’envisagent sans doute pas la survenance de gens aussi considérables que Larraka, Zareth, la Pallassorine. Ils ne pensent certainement pas que les deux membres du gouvernement de l’Empire chargés de la protection de la personne du souverain, donc les moins susceptibles de quitter Ilnaëmb, pourraient leur tomber sur le râble en choisissant pour les assister une prêtresse de soixante-dix ans. J’ai donc besoin d’un premier groupe d’aventuriers à la Starway comme vous dites afin d‘attirer les démons, de leur résister et de faire ainsi sortir du bois le tiefling et son Darkvile. Et j’ai besoin d’un deuxième groupe qui, à ce moment-là, les élimine. Vous seul pouvez le mes donner : vous pouvez convaincre Larraka et Zareth, les autres viendront avec.

L’embuscade imaginée par Shereïn se solda par une demi-réussite. Il n’y eut aucune perte et Zareth réussit à occire Wilhein de Darkvile mais Pruarik parvint à s’échapper. Cela suffit toutefois à perturber assez la horde démoniaque pour qu’elle ne puisse intervenir devant Marnsic qui fut la première grande défaite en rase campagne subie par les Lich-Kings, le 30 Aquarius 5197. 

Cette victoire garantissait la survie de Marn. En échange de quoi, Eymerinna de Colstone, nommée par Medz’hui aux fonctions d’ambassadrice exceptionnelle auprès de la Cour de Marn, obtint de Karl-Maria III la rétrocession des ville et province de Toende, situées au nord-est de son royaume, ancien fief de l’Empire qui fut cédé à Marn par Irwin VII aux temps de la panique de la G.E.C. La VIeme légion entreprit aussitôt d’occuper et défendre cette terre redevenue impériale. Cependant les Lich-Kings, qui pouvaient désormais légitimement se considérer en guerre contre l’Empire Naëmbolt, ne restèrent pas longtemps sans réaction. 

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1 — Cette affaire signe l’entrée de la compagnie « Hawk Society » et de la future reine Melkria d’Evriand, alors comtesse de Lainz-Keshamar, dans les affaires politiques du monde. Ils y furent appuyés par la VIe Légion commandée par le Paladin Lord Alistair Curvenol, à l’initiative personnelle de ce dernier.

2 — Certaines tribus humanoïdes sont suffisamment célèbres et/ou documentées pour avoir leur surnom en common wejlan, qui correspond peu ou prou à la signification de leur dénomination dans leur propre langage.

3 — Depuis Nirag Ier, chaque légion est dotée d’un régiment de réserve, portant le numéro de celle-ci, cantonné dans la région où elle réside habituellement, destiné à compléter ses effectifs et à la suppléer dans sa région au cas où elle serait envoyée ailleurs. Les réserves sont en général composées de jeunes gens, souvent des fils cadets, qui se destinent aux métiers des armes, ou de miliciens tentés d’échapper aux corvées et devoirs dus à leur seigneur ou municipalité. Elles sont commandées par des légionnaires d’active et encadrées par d’anciens guerriers de toutes provenances.
Contrairement aux légionnaires, les réservistes ne sont pas rémunérés en temps de paix mais reçoivent gîte, couvert, entretien et entraînement s’ils résident dans la garnison. Ils ne sont pas non plus permanents et peuvent effectuer d’autres tâches rémunérées ou dues, quand le régiment n’est pas mobilisé. Au contraire de la légion, qui est une carrière, la réserve est une option qui n’exige qu’une durée minimale d’un an dont 3 mois de service actif en garnison ; le reste du temps, le réserviste doit seulement pouvoir rejoindre son unité sous huit jours. 
Les réserves sont mal acceptées des pouvoirs locaux qui y voient un assèchement de leurs ressources. En effet, le réserviste en garnison est considéré comme accomplissant ses devoirs d’ost et de ban et est également déchargé de corvées ordinaires sauf en cas de ban défensif ou de calamité. Par surcroît les réserves, à la différence des légions, peuvent se voir employées à des taches de maintient de l’ordre intérieur. C’est d’ailleurs pourquoi Seymour d’Oglevern laissa subsister les 12 à 15e régiments de réserve alors que les légions correspondantes avaient été dissoutes en 5178.
Le régiment comporte 10 colonnes de 80 hommes dont au moins une d’infanterie lourde, d’archers, et de cavalerie. Ces 3 colonnes spéciales forment le noyau des 3 bataillons du régiment. Le reste des effectifs est composé des services régimentaires : état-major et commandement général, secrétariat, train, intendance, génie et engins. Chaque colonne peut avoir son propre lieu de garnison spécifique afin de faciliter le maillage territorial de son recrutement.

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