En 1978 paraît le Player’s Handbook d’AD&D, premier véritable manuel du jeu de rôle moderne. Son plan sera pratiquement toujours repris par ses suiveurs : explication du jeu, ses concepts et sa mécanique, création du personnage avec attributs et équipements, magie. Le manuel de D&D5 comme le tout nouveau Core Rulebook de la 2e édition de Pathfinder n’y font pas exception.
Le Player’s Handbook de 1978 aborde la description des sortilèges magiques en page 42. En 2019, le Rulebook de la 2e édition de Pathfinder l’aborde en page 307.
Je ne suis pas persuadé que plus de 260 pages supplémentaires assurent un meilleur jeu que celui que Gary Gygax entreprit d’expliquer dans un contexte où l’appellation jeu de rôle ne signifiait quasiment rien à personne (y compris votre serviteur). Si, entre 1978 et 2019, la technologie a révolutionné bien des aspects de notre société, le mécanisme du jeu de rôle, depuis lors surnommé « de table », est demeuré indépendant de cette évolution. L’essence de ce jeu ne s’est pas améliorée de l’invention de l’internet, des smartphones, ou de l’électricité solaire. Son matériau fondamental : l’être humain, du papier et quelques dés, est demeuré identique. L’adjonction de 260 pages supplémentaires à celles qui suffisaient à Gygax révèle donc autre chose : ce qui est, en général, présenté comme l’adjonction d’opportunités, de richesses, de possibilités, de détails utiles. Pourquoi pas ?
J’attendais Pathfinder 2 avec une sincère espérance. J’escomptais des compétences maintes fois démontrées d’un Jason Buhlmann ou d’un Erik Mona qu’ils conserveraient la polyvalence du précédent système tout en en corrigeant les excès. Je me suis réjoui des premières critiques, pratiquement toutes favorables, parues à son sujet. Les lisant, je me suis dit que la référence simplificatrice à la proficiency, l’arrivée de la race des gobelins ou le conditionnement par lignées d’ancêtres pouvaient, entre autres, constituer d’heureuses nouveautés. C’est pourquoi, m’étant procuré la chose (le Core Rulebook en version originale ; une maîtrise de l’anglais ne sera pas inutile pour la lecture de la suite de ceci), j’ai en priorité regardé ce tout nouveau gob proposé comme personnage-joueur en imaginant d’en créer un. Et là je suis tombé sur un os.
En page 48, le feat d’ancêtre « Goblin Scuttle » accessible au 1er niveau, est décrit ainsi que suit.
Trigger : An ally ends a move action adjacent to you.
You take advantage of your ally’s movement to adjust your position. You Step.
Traduction résumée : un allié termine son action de mouvement en vous étant adjacent. Vous pouvez ajuster votre position. Vous faites un pas.
Ainsi le bénéfice de ce feat consiste en : « You Step ». C’est quoi ? La réponse se trouve page… 471. Au sein des « Basic Actions » car bien que faire un pas soit un mouvement, la section « Mouvement » n’en parle pas.
Or savoir ce que signifie « You Step » est nécessaire à jouer un gobelin : en effet, le choix du premier feat d’ancêtre est effectué à la création du personnage. Donc, si je veux jouer un gobelin, je dois avoir lu jusqu’à la page 471 des règles pour connaître ce que signifie une option préalable à jouer ce gobelin, ou bien me passer de cette option pour en choisir une autre.
Certes, parce que je connais Pathfinder 1, j’avais une bonne idée de ce que signifie « You Step » : le fameux (ou infâme selon les opinions) « pas de placement » de l’édition initiale. Mais il s’agit ici de Pathfinder 2, système qui n’est pas censé être réservé à des acquéreurs connaissant déjà Pathfinder 1 ou le jeu de rôle en général ; et même en ce cas, il sera nécessaire de vérifier, page 471, que le « Step » de la 2e édition est bien identique au « 5 foot step » de l’édition précédente.
J’ai alors soupçonné que je faisais peut-être face à un problème plus général affectant cet ouvrage. En effet, la création du personnage dépend concrètement de tout un tas de choix, par exemple : type d’ancêtre, héritage, classe, carrière (background) qui conditionnent notamment les six abilités de base (il est encore possible de les déterminer par le hasard mais c’est une règle optionnelle). Or le seul choix d’un ancêtre, qui n’est que l’une de ces étapes, inclut pas moins de dix paramètres : Hit Points, Size, Speed, Ability Boosts, Ability Flaw, Languages, Traits, Special Abilities, Heritages, Ancestry Feats. Créer mon personnage suppose de se déterminer en fonction de ces dix critères, que je dois donc comprendre et si possible maîtriser alors que nombre de leurs conséquences ne sont explicitées que très loin dans les règles. Et on n’en est qu’à la page 33.
Peut-être me suis-je trompé en croyant comprendre de diverses annonces et commentaires que la seconde édition de Pathfinder aurait pour ambition de supprimer les défauts du Pathfinder original, notamment les complexités ou aberrations issues d’une règle parfois trop rigide ou détaillée. Il m’avait semblé que Paizo chercherait à proposer un système plus précis ou riche que D&D5 tout en s’inspirant de l’accessibilité, la simplicité et la performance qui caractérisent son rival. J’avais ainsi, par exemple, lu quelque part que la règle, parfois controversée, des attaques d’opportunité dans Pathfinder avait été modifiée par la nouvelle édition, avant de constater qu’elle est en effet devenue une capacité réservée aux Fighters 1er niveau dans la nouvelle édition tout en étant obtenable par d’autres classes via un feat. Je me suis donc dit que ce serait une bonne occasion de comparer les deux systèmes.
Voici la description des attaques d’opportunité dans D&D5 (section « Melee Attacks », p. 195) :
You can make an opportunity attack when a hostile creature that you can see moves out of your reach. To make the opportunity attack, you use your reaction to make one melee attack against the provoking creature. The attack interrupts the provoking creature’s movement, occurring right before the creature leaves your reach.
Traduction résumée : quand une créature hostile quitte la zone de menace du personnage, il emploie sa réaction pour effectuer une attaque de mêlée, qui bloque le mouvement de la créature.
Dans Pathfinder 2, la règle correspondante apparaît dans les sections « Capacités de Fighter » ou « Feat de Barbare » mais n’est complètement définie que dans « Reactions to encounters », page 473. Cette règle énonce :
A creature within your reach uses a manipulate action or a move action, makes a ranged attack, or leaves a square during a move action it’s using.
[…] Make a melee Strike against the triggering creature. If your attack is a critical hit and the trigger was a manipulate action, you disrupt that action.
Traduction résumée : si une créature dans la zone de menace du personnage effectue une manipulation, un mouvement, ou une attaque à distance, on peut exécuter une frappe de mêlée contre cette créature. L’action de la cible n’est interrompue qu’en cas réussite critique contre une manipulation.
Jusque là, tout va bien. Les deux règles s’avèrent d’une simplicité à peu près équivalente. Pour pinailler, on relèvera que celle de Pathfinder 2 est réservée à des classes au lieu d’être universelle, qu’elle ne figure pas dans l’index et est placée de façon redondante alors que celle de D&D5 figure là où elle doit logiquement figurer et son index la mentionne. On pourrait aussi objecter que Pathfinder 2 ne simplifie pas en énonçant trois déclencheurs et un effet d’interruption limité à pas grand-chose, mais passons.
Toutefois la règle Pathfinder 2, page 473, ajoute ensuite : You’ll notice this reaction allows you to use a modified basic action, a Strike. This follows the rules on subordinate actions found on page 462.
La règle d’attaque d’opportunité est donc précisée par celle des « Subordinates Actions » figurant page 462. Je m’y suis donc reporté. La voici (c’est moi qui souligne) :
An action might allow you to use a simpler action—usually one of the Basic Actions on page 469—in a different circumstance or with different effects. This subordinate action still has its normal traits and effects, but is modified in any ways listed in the larger action. For example, an activity that tells you to Stride up to half your Speed alters the normal distance you can move in a Stride. The Stride would still have the move trait, would still trigger reactions that occur based on movement, and so on. The subordinate action doesn’t gain any of the traits of the larger action unless specified. The action that allows you to use a subordinate action doesn’t require you to spend more actions or reactions to do so ; that cost is already factored in. Using an activity is not the same as using any of its subordinate actions. For example, the quickened condition you get from the haste spell lets you spend an extra action each turn to Stride or Strike, but you couldn’t use the extra action for an activity that includes a Stride or Strike. As another example, if you used an action that specified, “If the next action you use is a Strike,” an activity that includes a Strike wouldn’t count, because the next thing you are doing is starting an activity, not using the Strike basic action.
Je renonce à traduire ce charabia. On notera seulement que les actions sont enfermées dans une continuité appelée « Activité ». Aucun catalogue n’en est proposé et le terme d’activité n’est pas défini autrement que par un ensemble d’actions destinées à une finalité. La notion de « larger action » n’est pas explicitée. En tout cas, la parfaite compréhension de la règle des attaques d’opportunité implique celle les notions d’activité, actions subordonnées ou grandes ou petites ou basique ou basique modifiée ou pas basiques sans parler de la « factorisation » du coût. Hum.
Comme pour ajouter à l’opacité, les actions sont listées en page 467 après qu’on ait les évoquées une première fois page 461 en explicitant ensuite les Hero Points ou la Perception, qui ne sont pas des actions. Elles ne sont pas classées en fonction des activités qu’elles pourraient former ou de leur durée, pourtant primordiale, mais selon qu’elles sont « basiques » ou « basiques spécialisées » par ordre alphabétique à l’intérieur de la section appelée « encounters », c’est à dire le combat, où se trouve, selon une logique décidément bien particulière, le fait de monter sur un cheval (p. 472).
Au final, net avantage à D&D 5, clair, simple et net, face au charabia désordonné de Pathfinder 2 ; mais bon, ça arrive de rater un truc.
Je me suis ensuite arrêté au Barbare, un peu par hasard. Sa capacité de rage est désormais conditionnée et améliorée par une nouvelle caractéristique : l’instinct (probablement inspirée des « Paths » de D&D5), à choisir parmi les cinq proposés. Par exemple l’instinct du Géant (page 87) inclut (comme tous les autres) une Raging Resistance qui au 9ème niveau (page 85) confère une résistance (page 453) de 3 + modificateur de constitution (page 20) aux dommages de type contondant (page 452) et à un des dommages de type feu ou froid ou électricité au choix du joueur. Sachant que chacun des 5 instincts confère une résistance différente, calculez l’âge du capitaine.
Sérieusement, comment arbitrer cela ? Car cela signifie qu’à chaque combat, lorsque ce personnage subira un dommage, il faudra vérifier : a) que ce dommage est ou non de type contondant et donc a-bis) vérifier le type d’attaque de son adversaire et a-ter) s’il en a plusieurs lequel a atteint le personnage, b) que ce dommage est ou non du type choisi par le joueur lors de son option offerte au 9e niveau et le cas échéant c) ôter ensuite du dé de résultat la valeur de 3 + le modificateur de constitution de ce personnage. Simple, non ? Surtout si l’on a quatre ou cinq personnages présentant plusieurs fois ce type de particularismes, tel un Death Warden Dwarf qui implique de vérifier si l’attaque qu’il subit est nécromantique car il bénéficie alors d’un +2 au jet de sauvegarde. Sans même évoquer la gestion par l’arbitre d’une dizaine de monstres dotés de ce genre de spécifications. Bref, on retombe en plein dans les défauts de Pathfinder 1.
Cette fois, j’ai commencé à avoir peur. L’évolution de ce jeu serait-elle bien différente de ce que j’avais cru pouvoir en espérer ? Au lieu de remplacer les lourdeurs inhérentes au d20 system par des solutions élégantes et fonctionnelles, ne leur aurait-on pas plutôt rajouté des complexités et des ralentisseurs ? Pour en avoir le coeur net, je suis donc allé au coeur des règles visiter l’un des concepts fondamentaux de tout système de jeu de rôle médiéval-fantastique incluant des combats.
Les jet de sauvegarde (saves) constituent l’un des apports les plus brillants du d20 system, repris tel quel dans Pathfinder, en faisant principalement fait dépendre ces jets de 3 caractéristiques en sus du niveau du personnage : Sagesse, Dextérité et Constitution. Comme dans tous les systèmes dérivés du concept de D&D, le résultat du jet de sauvegarde produit trois conséquences possibles dont les deux premières : réussi ou raté, forment la règle ordinaire. Le save réussi évite totalement un dommage ou partiellement en cas d’effet de zone ; s’il est raté, on prend plein pot. Enfin, le cas spécial : certains effets qui ne sont pas solvables de façon satisfaisante par les deux conséquences ordinaires sont réglés au cas par cas.
Dans Pathfinder 2, le cas spécial devient une généralité. En effet, une part importante de sortilèges produit désormais quatre résultats différents selon le degré de réussite ou d’échec de son jet de sauvegarde. Cela par l’ajout de la notion de résultat critique, qui est, on l’aura deviné, un nombre variable (+/- 10 par rapport au seuil de réussite) devant donc être calculé à chaque jet et qui produit pour chaque sort un résultat particulier.
Voici par exemple l’effet du Flesh to Stone qui, malgré son nom, ne change pas sa cible en pierre, enfin pas tout de suite.
Critical Success : The target is unaffected.
Success : The target is slowed 1 for 1 round.
Failure : The target is slowed 1 and must attempt a Fortitude save at the end of each of its turns; this ongoing save has the incapacitation trait. On a failed save, the slowed condition increases by 1 (or 2 on a critical failure). A successful save reduces the slowed condition by 1. When a creature is unable to act due to the slowed condition from flesh to stone, the creature is petrified permanently. The spell ends if the creature is petrified or the slowed condition is removed.
Critical Failure : As Failure but the target is initially slowed 2.
Simple, non ? Et en plus, facile à arbitrer et à mémoriser. Même si on réussit le save, on est quand même ralenti. Même si on le rate, on n’est pas changé en pierre. Le quadruple effet du saving throw ou comment greffer sur l’une des plus élégantes améliorations du d20 system une machinerie aussi encombrante qu’inutile, qui plus est garante d’une incompatibilité radicale avec le précédent système.
Je ne suis pas allé bien au-delà. Pourtant, j’ai vraiment tenté de lire Pathfinder 2. Vraiment. J’avais envie de comprendre, je voulais croire que ça allait marcher. Mais je n’y suis simplement pas parvenu. Il m’a paru que ce système non seulement reprend mais même accroît jusqu’à l’imbitable l’un des principaux défauts de son prédécesseur : l’accumulation désordonnée des règles. L’impression de bordel, d’incohérence, de complexité inutile ou exagérée, de détails sans justesse ou fondement, la multiplicité des gimmicks supposés étoffer le role-play quand ils servent surtout à accrocher une médaille de plus pour transformer le personnage en poitrail de maréchal soviétique, tout cela m’a fait tomber le livre des mains.
Sincèrement, pourquoi appeler Flesh to Stone un sortilège qui ne change pas sa cible en statue de pierre dans le droit fil de substrats de notre imaginaire collectif aussi incontestables et puissants que la Genèse de l’Ancien Testament ou la Méduse de la mythologie grecque ? Quels sont l’utilité et l’apport au jeu de l’obligation de jeter pendant x rounds un dé afin de déterminer le résultat définitif de ce sortilège alors que le système précédent le résolvait en un seul round ?
Peut-être de permettre à la cible de dire : « Youhou les gars je crois que je suis en train de me changer en pierre, faites quelque chose vite s’il vous plaît ». Sûr qu’on ne contrecarrera jamais assez l’insupportable létalité du jeu de rôle. Sinon, je n’ai pas de réponse. Je suppose cependant, ce système ayant été longtemps playtesté, que pareille mécanique satisfait la partie du public à laquelle elle s’adresse.
Ainsi, il y a certainement beaucoup de joueurs qui apprécieront l’exploration en profondeur d’un ouvrage qui m’apparaît personnellement davantage destiné à sa propre lecture qu’au jeu qu’il est censé proposer. Je serais d’ailleurs bien incapable de les imiter, peut-être parce qu’au fond nous ne jouons probablement pas au même jeu. Pour ma part, je n’ai pas le goût (ni le temps) de passer des heures à comprendre comment ça fonctionne ni pourquoi ça fonctionne de cette manière. Ma conception du jeu de rôle n’apprécie pas particulièrement de devoir noter que le nain Rock Runner que je joue, au moment où il utilisera la compétence d’acrobatie sur certaines surfaces de pierre ou de terre, ne subira pas une pénalité de 2 à sa classe d’armure due à une condition flat-footed que la règle cite plusieurs dizaines de fois avant de la définir en page 620.
Une dernière illustration permettra peut-être de mieux illustrer ce qui me choque dans ce système.
Il existe une action dénommée « Point Out », définie page 473, chapitre « Playing the Game », section « Encounters » (combat). Elle consomme une des trois dont on dispose par round de combat. L’emplacement de cette règle et cette consommation indiquent bien qu’elle est instituée dans l’éventualité d’un combat.
Cette règle s’emploie pour indiquer à ses copains une créature qu’on a détecté et pas eux. En cas de réussite, la cible devient cachée au lieu de non-détectée.
D’emblée, on remarque l’exigence de connaître la nuance particulière à ce système entre les statuts caché et non-détecté, deux des six états visuels décrits page 466 qui, sauf erreur, n’existaient pas dans Pathfinder 1 ni n’existent dans D&D5. D’autre part, cette règle ne concerne que les créatures ; par conséquent, si l’objet de l’alerte est un piège, un trou caché dans le sol, ou une épée invisible qui pend du plafond, elle ne s’applique pas. Enfin cette règle est nouvelle alors que la situation à laquelle elle s’applique ne l’est pas ; les précédents systèmes, dont Pathfinder 1, la géraient sans difficulté (et sans règle) particulière.
Cette action est indiquée comme étant : Auditive, Manipulation, Visuelle.
Le marqueur Manipulation signifie que cette action comporte des gestes entraînant une attaque d’opportunité, à supposer que je sois en face d’une créature ennemie en mesure d’en infliger une. Si cette attaque réussit, l’action échoue automatiquement, ainsi qu’on l’a vu ci-dessus.
En termes de jeu, cela signifie qu’étant engagé face à une créature dangereuse, je suis incapable d’alerter mes copains au sujet d’une chose qu’ils ne perçoivent pas sans faire pour cela des gestes qui dégarnissent tellement ma défense que mon adversaire va en profiter pour me porter un coup pouvant rendre mon alerte inopérante. Donc, soit je suis incapable de dire « gobelin à dix mètres à neuf heures», soit mes camarades sont trop cons pour en déduire qu’il y a un gobelin caché à dix mètres de moi sur ma gauche à neuf heures.
Que se passera-t-il si je veux néanmoins me borner à parler pour alerter mes copains ? L’arbitre va-t-il refuser ou faire échouer l’action au motif qu’elle n’est pas conforme aux règles ? Les personnages vont-ils faire un check d’intelligence pour piger ce qu’un gamin de dix ans peut comprendre et que tous les joueurs ont compris mais pas leurs personnages ? L’arbitre va-t-il déclarer « ça ne marche pas comme ça tu dois faire des gestes » et placer le personnage sous une autre volonté que celle du joueur ?
Toutes les conséquences de cette règle sont aussi aberrantes que l’idée de l’édicter. Elle impose une mécanique contraire à la logique de la situation qu’elle prétend gérer comme au comportement rationnel du personnage. Elle part du principe que le personnage est incapable de faire ce que tout bon joueur tenterait d’accomplir sans se mettre en danger. Elle pénalise ensuite le fait de bien jouer puisque alerter les copains coûte une action et éventuellement une attaque dans la tronche qui fera par surcroît échouer l’alerte. Elle donne l’impression de chercher à récompenser l’égoïste, celui qui ne voudra pas « consommer » d’action et éviter tout dommage quitte à laisser les potes se faire surprendre par un ennemi qu’il aura pourtant repéré.
Dire « gaffe, y a un troll à trois heures » prend une seconde et ne devrait pas être contraint par une règle mais déterminé par le joueur, parce qu’il s’agit d’exprimer un rôle et non de faire fonctionner une machinerie. C’est d’ailleurs bien ainsi que procèdent, justement, les autres systèmes de jeu de rôle. Le choix d’inclure pareille stupidité dans Pathfinder 2 signifie qu’on veut en réalité jouer à la règle et non au jeu de rôle, quelques soient les déclarations proclamées par ailleurs ; car sinon, eh bien, il eût suffi de ne pas l’écrire. Pour paraphraser Gygax, it’s ruleplaying, not roleplaying. On est tout à fait légitime à préférer le premier au second mais on l’est bien moins à feindre le second pour vendre le premier.
Sous des apparences d’aides au role-play, de propositions multiples, d’opportunités de développement du personnage, j’ai découvert un corpus de règles qui me donne au final l’impression de renfermer sa propre finalité. Certes, le texte du Rulebook incite fréquemment le joueur à se poser les bonnes questions, à imaginer et développer la personnalité de son personnage, y compris avec les autres joueurs. Mais ces déclarations de bonnes intentions sont vite submergées par la déferlante des mécanismes et des particularités chiffrées. Il est révélateur que ce qui a été simplifié de Pathfinder 1 s’avère plus que contrebalancé par des complexités nouvelles à l’utilité douteuse, comme les quatre résultats de saves ou les six conditions de détection. En fin de compte, Pathfinder 2 fera le bonheur des minimaxeurs, des constructeurs de builds, des tacticiens sur cartes divisées en carrés, des amateurs d’exceptions à la dérogation du principe conditionné par trois variables, et plus généralement de tout quidam enthousiasmé par l’idée de maîtriser plus de six cents pages pour prévoir et rêver à la bienheureuse carrière de son personnage qu’il aura tracée parmi des millions de combinaisons rendues possibles par ce système.
Pourtant le destin ou l’intérêt d’un personnage comme Brienne de Tarth ne dépendent pas de sa capacité à posséder une épée +5 au lieu de +4 pendant quelques secondes : ils proviennent bien plus sûrement de l’histoire d’Oathkeeper et de ce que signifie qu’elle lui soit remise par Jaime Lannister. De même, bien jouer un personnage de jeu de rôle en y prenant du plaisir n’a rien à voir avec un bonus circonstanciel de +2 à l’arbalète déterminé par le cumul de trois conditions différentes (feat 1er niveau Crossbow Ace, p. 171). Or l’infinité des combinaisons de variantes et situations prévues par ce système conduit inévitablement à l’entassement de petites modifications, un +1 par ici ou un -2 par là, améliorant bien moins le jeu qu’elle ne le complexifie.
Avec Pathfinder 2, cette complexification semble atteindre un degré tel qu’elle obligera soit à une référence quasi-incessante à la règle, qui devient donc sa propre finalité, soit à l’assistance par une machine effectuant les complexes calculs à la place du joueur, ce qui revient à faire dépendre le jeu des informations fournies par un écran. Dans ce cas, la technologie aura rattrapé et attrapé le jeu de rôle sur table, alors qu’il repose sur l’interaction entre des personnages joués par des êtres humains : même en moyenâgeux barbare demi-orc avec 8 d’intelligence, jamais sans ma tablette, mon smartphone, mon ordinateur.
« Unleash your hero » (déchaînez votre héros) clame un slogan de la 2e édition du jeu de rôle Pathfinder. L’héroïsme ne procède pas de ce qu’on est mais de ce qu’on accomplit dans un contexte apte à le susciter. Or, rapportée à la réalité, la démarche sous-jacente à Pathfinder 2 tend à considérer qu’Arnaud Beltrame serait un héros parce qu’il est devenu colonel de gendarmerie plutôt que parce qu’il est entré dans un supermarché pour s’y proposer comme otage.
Ce système ne vise pas tant à l’aventure héroïque qu’à la fabrication et même la contemplation d’un personnage et de sa « carrière » selon une mécanique surencombrée de multiples possibilités. Au fond, ce n’est plus le personnage qui participe à l’aventure mais l’aventure qui participe au personnage. Plus les données mécaniques et chiffrées s’accumulent, même sous les jolis vocables d’instincts, d’ancêtres ou de talents, plus ce personnage devient étranger à celui censé l’interpréter, parce que la véritable interprétation d’un rôle, avec l’enrichissement qu’elle procure, ne dépend pas de déterminants arithmétiques mais de la perception d’éléments narratifs et psychologiques et que l’accroissement inconsidéré des premiers aboutit inévitablement à la marginalisation des seconds. Pathfinder 2 déchaîne le personnage par cela même qui enchaîne son joueur.
Je crains fort que l’étrangeté du personnage à son joueur ne s’impose partout dans un jeu dont la mécanique me semble destinée bien moins à servir qu’à contraindre l’expérience de la collectivité, la valeur de l’aventure commune et du partage de l’imaginaire, la capacité des participants à improviser ou exprimer leur propre fantaisie, la joyeuse liberté d’authentiquement s’imaginer et comporter dans son personnage. A quoi s’ajoutent les occurrences de cette maladie de la règle pour la règle qui alourdit le jeu au point de devoir l’assister par ordinateur.
Peut-être est-ce cela que l’aficionado du jeu de rôle sur table attend et apprécie désormais. Car après tout ce « héros » corseté et encombré finira bien par parvenir, au bout des jets de dés, des calculs compliqués, des références aux règles, à accomplir telle chose conférant au joueur l’impression d’avoir joué en dépit de toute forme d’immédiateté. Il y a sans doute un public pour de tels systèmes même si le succès de D&D5 semble indiquer que ce public tend à devenir minoritaire. Mais pour qui aura envie de découvrir le jeu de rôle ou de pratiquer un système relativement simple et facile à comprendre, rapide à mettre en place et à conduire, entre Pathfinder 2 et D&D5 le choix sera vite fait, hélas.