J’ai été voici quelque temps amené (thanks D.) à découvrir la vidéo d’une interview d’un arbitre apparemment chevronné ayant été l’un des premiers à officier dans la nouvelle édition n°2 de Pathfinder, effectuée peu la parution de ces règles en français. Cet arbitre donne son sentiment après cette première expérience et en dresse un bilan plutôt flatteur, malgré un ton parfois un peu condescendant. Chacun peut avoir son opinion, j’ai fait part de la mienne. Cette interview est disponible sur la chaîne vidéo Casus TV, émanation du (très bon) magazine Casus Belli.
L’éditeur de la version française de Pathfinder 2 est la société Black Book Editions. Cette même société est aussi l’éditeur du magazine Casus Belli (elle propose d’ailleurs les deux à la vente sur son site internet blackbook.fr). Il s’agit d’une S.A.R.L., immatriculée du registre du commerce de Lyon, c’est-à-dire d’une société commerciale, c’est-à-dire à but lucratif. Ainsi, la société Black Book produit et diffuse une vidéo qui fait l’éloge d’un produit commercialisé par la société Black Book.
L’aimable interview de l’arbitre chevronné aux allures de reportage entre camarades après une première session de Pathfinder 2 est donc en réalité une publicité.
Il n’y a rien d’anormal ni d’immoral à gagner de l’argent avec les jeux de rôle, pour ceux qui y arrivent. La société Black Book a fort bien ressuscité le magazine Casus Belli dans son quatrième avatar. Il est heureux qu’elle croie suffisamment au jeu de rôle pour d’être lancée dans cette activité et avoir obtenu la licence nécessaire pour traduire et commercialiser en français Pathfinder. Mais le jeu de rôle, en France, a déjà souffert d’arrangements et mélanges des genres similaires à ce qui aboutit à cette publicité déguisée.
Car l’invité n’est pas non plus ou pas seulement un arbitre serviable qui serait plus ou moins expert de la chose en question. Croc, de son vrai nom Christophe Réaux, est un auteur de jeux. Il en vit et ça ne date pas d’hier. Il est d’ailleurs assez difficile de démêler chez ce personnage l’authenticité ludique du flair commerçant.
Il fait partie de ces personnes qui se sont intégrées au milieu rôliste dès les années 1980 pour des intérêts qui sont aussi professionnels, publiant son premier jeu en 1986. Il a ensuite sorti plusieurs règles, dont le délicat « In Nomine Satanis » avec ses copains de la société Siroz devenue Asmodée. Il a longtemps bossé chez Asmodée, aujourd’hui premier éditeur de jeux français, qui a racheté de nombreux concurrents dont Jeux Descartes (ancien éditeur de Casus Belli et des versions françaises de L’Appel de Cthulhu, Paranoïa, James Bond, Star Wars, Ars Magica, Warhammer, Shadowrun, Advanced Dungeons & Dragons…). Cette société, où Mr. Réaux travaille apparemment toujours, et qui vient récemment d’acquérir le site « de référence » d’information ludique Tric Trac. Elle représente une belle réussite française dont dirigeants et employés peuvent légitimement être fiers. En 2013 elle devenait filiale du fonds d’investissement Eurazeo, qui la valorisait à cette date à 143 millions d’euros et l’a revendue en 2018 au fonds PAI pour 565 millions de la même monnaie.
Pendant ce temps, M. Réaux dit Croc a aussi lancé sa propre boîte, Space Cowboys, qui publie des jeux de plateau. Il en est très satisfait. Il apparaît dans un nombre impressionnant de vidéos sur internet. Bref, il est peut-être un expert, il est certainement un commerçant. Qui n’est sans doute pas interviewé par hasard à propos de Pathfinder puisque Asmodée est aussi le distributeur de la société Black Book.
Là où ça ne va pas, c’est quand commence le mélange des genres. Par exemple quand le commerçant se fait subrepticement passer pour un joueur comme un autre (personne ne précise dans l’interview que l’invité est un professionnel). Par exemple aussi quand on choisit pour juger des nouvelles règles d’un des plus célèbres jeux de rôle qui soient un type qui avoue lui-même ne plus s’intéresser au jeu de rôle 1 et qui s’occupe d’une société d’édition de jeux de plateau. Pathfinder est un héritier d’AD&D (via D&D3) dont il a considérablement alourdi le système ; or le même sieur Croc déclarait au sujet d’AD&D : « 80% des gens jouaient à AD&D et cette suprématie m’emmerdait royalement. Je voulais des choses plus directes, plus basée sur le dialogue que sur la technique » 2 . Et c’est cet « expert » qui aujourd’hui glose sur Pathfinder ?
Oui. On a visiblement préféré éviter d’interviewer l’un de ces arbitres qui, bénévolement, consacrent depuis des années dans tous les coins de France leurs loisirs au jeu de rôle médiéval-fantastique pour lui demander ce qu’il en pensait. On a sans doute préféré ne pas savoir si lui et ses copains étaient prêt à débourser des centaines d’euros pour acquérir l’ensemble du matériau nécessaire à la version 2 d’un jeu qu’ils maîtrisent parfaitement. Comme on a préféré éviter d’interviewer quelque novice du jeu de rôle pour lui demander s’il lui avait paru facile et agréable de comprendre les quelques 640 pages de la chose et de l’arbitrer ensuite.
Le b-a ba de la vente impose de flatter l’apparence du vendeur afin de crédibiliser la valeur du produit. La vidéo s’efforce donc de présenter le sieur Croc en arbitre expérimenté et bienveillant qui va gentiment expliquer ce qui marche ou pas dans Pathfinder 2 d’après son playtest et son expertise ; malheureusement on ne se refait pas et l’invité ne se départit pas d’une sorte de morgue guère éloignée de ce que le regretté Cabu croquait merveilleusement dans ses dessins consacrés aux nouveaux beaufs.
Le monsieur peut paraître un peu singulier, pour qui n’a pas connu un certain genre « années quatre-vingt » dont il s’avère assez représentatif. Doté d’un B.E.P. d’électronique, il doit toute sa réussite à la rencontre avec le jeu en général et celui de rôle en particulier. Il en conçoit un certain orgueil : « J’ai l’habitude dire que ceux qui ne me connaissent pas ne me méritent pas. Si t’es dans le milieu du jeu et que tu me connais pas c’est que t’as raté un truc » déclare-t-il en 2017 3. Ce qui l’amène à des affirmations quelque peu étranges : « J’ai longtemps été jaloux de D&D qui se prenait à la tête toutes les critiques. Si seulement un joueur de INS/MV avait pu se suicider en invoquant Satan ou un joueur de Bloodlust avait pu tuer sa prof de math pour prouver son courage à son arme-dieu, ça aurait vraiment eu de la gueule; mais là rien, les joueurs de mes jeux ont visiblement la tête bien sur les épaules. » Espérons que les épaules de ce monsieur soient assez solides pour supporter le poids de la sienne.
Il y a des gens qui pourraient paraphraser le PPD des Guignols de l’info en disant : le jeu c’est vous qui le vivez, c’est nous qui en vivons. Ils sont plus nombreux qu’on ne le pourrait croire, y compris en France, où ils forment leur petit milieu, comme dans toute industrie de niche. Rien ne leur est plus naturel que de se déguiser en critique impartial pour faciliter la vente d’un produit. Certains avaient flairé le bon coup dès 1980 et quarante ans plus tard se portent plutôt bien. Leur industrie séduit d’ailleurs toujours autant, comme en témoigne le nombre des énièmes adaptateurs-customiseurs-reproducteurs de systèmes archi-rebattus qu’ils essaient de fourguer après quelques coups de pinceaux en façade via leur auto-promotion sur les réseaux sociaux et par kickstarters. Antpower : incarnez une fourmi guatémaltèque dans un monde cyberpunk où seuls les insectes ont résisté à l’Armageddon, les cinquante plus gros donateurs recevront gratuitement un dé ou le 1 est une fourmi.
Certains jeux font naturellement place à l’argent, comme le poker ou le baccarat. On peut devenir professionnel par exemple du jeu vidéo, de « e-sport », comme d’échecs ou de backgammon. Mais certains jeux sont au contraire anti-monétaires par nature et parmi eux figure le jeu de rôle où le concept de gagner est secondaire, l’intérêt primordial résidant dans l’interprétation de rôles et le déroulement d’une histoire en commun. Le mélange entre purs joueurs et professionnels s’avère donc particulièrement malvenu dans ce type de jeu.
Pourtant, depuis des décennies, combien de charlatans sont venus dire aux rôlistes : je suis comme vous, je suis l’un des vôtres, je suis joueur moi aussi, alors qu’ils étaient en réalité financièrement intéressés, ce qui suffit à les différencier absolument du commun des joueurs qui, lui, dépense son argent pour cette activité. C’est peut-être pourquoi l’invité Croc trouve si peu de défauts à Pathfinder 2 malgré l’organisation déplorable ou les complexifications inutiles de ces règles.
Mais son interview représente aussi toute la faille du milieu professionnel de ce type de jeu : pas un mot sur l’aventure. Pas un mot sur la manière dont ce jeu améliorerait l’élaboration ou le déroulement du scénario pour offrir plus de plaisir, plus d’intérêt, plus de sensations aux joueurs. C’est uniquement des bidules de la règle dont on cause ; pour faire vivre le monde ou l’aventure voyez ailleurs. On dirait un type qui vante les détails d’un abribus sans se préoccuper de savoir si des bus vont y passer ni lesquels ni à quel intervalle. Mais après tout, n’est-ce pas de vendre qu’il s’agit ?
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1 — Scifi-universe.com : Entretien avec Croc, décembre 2006 (https://www.scifi-universe.com/actualites/4822/entretien-avec-croc) : « Pour le jeu de rôle, je dois bien avouer que j’ai un peu lâché l’affaire, par manque d’envie principalement. » Et certainement pas à cause de l’insuccès commercial du jeu de rôle sur table à cette époque… Notre « célébrité » (selon le même site et le même entretien) du rôlisme français ne jouait plus alors, en guise de jeu de rôle, qu’à World of Warcraft ; on ignore s’il a changé depuis. ↑
2 — Ibid. note précédente. En outre, dans la vidéo, l’interviewé se trompe grossièrement au sujet d’AD&D en affirmant que « dans AD&D 1 le poison c’est tu meurs ou tu meurs pas ».
C’est faux puisque de nombreux poisons en AD&D causent seulement un dommage en hit points : par exemple : abeille géante, poisson chat… D’autre part le poison des lycanthropes inocule leur maladie et le poison du roper diminue la force de sa victime (idée qui sera abondamment développée dans D&D3 mais qui apparaît dès AD&D1).
Et c’est spécieux parce qu’il s’agit en réalité d’une question de sémantique : les règles AD&D1 réservent en principe l’appellation de poison aux substances qui entraînent un dommage en hit points ou causent la mort ; ainsi, elles n’appellent pas poison des substances similaires qui endommagent autrement, par exemple celles dont le contact entraîne la paralysation (gelatinous cube, carrion crawler), afin d’utiliser la table spécifique de sauvegarde contre la paralysation. De même, le toucher infectieux d’une momie, qui inocule une maladie, n’est pas appelé poison. Croc emploie en réalité ce terme dans une définition différente des règles d’AD&D pour critiquer ces mêmes règles. ↑
3 — Tric-Trac : Jeux Viens à Vous Croc, mars 2017 (https://www.trictrac.net/actus/jeux-viens-a-vous-croc)
Cette morgue, que suffirait à révéler le seul intitulé de « Living Ancestor » des fonctions exercées par M. Réaux chez Asmodée, est malheureusement typique de ce qui prévalait chez nombre de DMs français des années 80. Elle n’est pas plus feinte qu’elle n’est drôle. ↑
En post-scriptum…