Le pauvre lecteur de Tolkien

9 septembre 2022 par Kazz → Non classé

J’ai vu les deux premiers épisodes de la série Rings of Power, diffusée par Amazon, qu’on va décrire comme librement inspirée de l’oeuvre de J.R.R. Tolkien. D’emblée s’impose le constat que c’est une réalisation pour non-lecteurs, lesquels représentent sans doute l’énorme majorité du public visé, car il s’agit bien entendu d’abord de viser un public afin de justifier un investissement qu’on dit colossal. Ce public saura de Tolkien au mieux ce qu’en retracent les films de Jackson. D’ailleurs, toute personne ayant limité sa lecture de Tolkien à Bilbo et au Seigneur des Anneaux ne verra sans doute pas non plus grand-chose de ce qui cloche.

Il reste une infime minorité, dont je fais hélas partie, qui a lu et relu et re-relu le Silmarillion et aussi les Contes et Légendes inachevés, les Enfants de Hùrin, la Chute de Gondolin… A cette minorité, je crains que nombre d’aspects de la série ne s’avèrent inacceptables et même absurdes au point d’en devenir comiques. Car oui, j’ai ri plusieurs fois devant les énormités, les incohérences, les erreurs bien trop nombreuses pour être retracées par écrit : il y faudrait je ne sais combien de pages.

Pour tenter d’illustrer ce phénomène, je me bornerai à quelques remarques à propos de l’héroïne centrale de la série qui apparaît être l’elfe Galadriel.

Allo Galadriel ? 

Galadriel est la seule fille et le plus jeune enfant de Finarfin, lui-même troisième fils de Finwë premier roi des Noldors qui sera victime du premier meurtre de l’histoire du monde. Au Deuxième Age, période de l’action de la série, Finarfin règne sur le pays d’Aman (pour simplifier : le paradis des immortels) à l’ouest du grand océan du Belegaër, Middle-Earth étant à l’est.
Galadriel a été précédée de trois frères (quatre dans la version remodelée changeant la filiation d’Orodreth mais on va éviter de compliquer les choses) qui sont Finrod roi de Nargothrond, Angrod et Aegnor ses vassaux qui règnent en Dorthonion.
La série la présente comme en ayant un seul, sans le nommer.

Ce frère est déterminant dans sa vocation d’aventurière. Ce ne peut pas être Finrod car son cadavre (parfaitement préservé) est montré dans la série. Or Finrod meurt, mais, cas unique dans l’oeuvre, est ressuscité et de retour dans le pays d’Aman. Angrod et Aegnor sont tous deux tués à la bataille de Dagor Bragollach succombant sous les Balrogs, orcs le dragon Glaurung et les éruptions volcaniques sans pouvoir être secourus : il est complètement absurde que leurs corps n’en portent pas trace et même qu’ils aient été récupérés.
Mais on montre le cadavre parfaitement préservé et sans une blessure d’un frère anonyme de Galadriel.

Dans la série, Galadriel refuse au dernier moment de retourner dans le pays d’Aman après un long séjour en Terre du Milieu où sont morts ses trois frères. Ce refus d’aller retrouver, ne serait-ce que juste pour dire bonjour après des décennies d’absence à son unique frère survivant, sa mère Earwen et son père qui règne sur le pays n’est pas expliqué.
Ce refus existe toutefois dans l’oeuvre de Tolkien, mais avec son explication. Galadriel est amoureuse de son époux, Celeborn, qu’elle a rencontré à Doriath pendant le Premier Age et qui, étant Teleri, ne fait pas partie de ceux autorisés à revenir en Aman.
De Celeborn il n’est point question dans la série : Galadriel est résolument célibataire.

Pour éviter ce retour en Aman elle se jette à l’eau et entreprend à la nage la traversée du Belegaer, océan de la taille de l’Atlantique Nord (le Beleriand a cessé d’exister avec le Premier Age et le détroit d’Helcaraxë avec lui). Wonder-Galadriel.

Auparavant, elle a rencontré Elrond et le roi des Noldors restés en Terre du Milieu qui règne à Lindon. Les deux épisodes de la série n’indiquent pas qu’il s’appelle Gil-Galad. Galadriel reste agenouillée devant lui, toute humble après avoir été chapitrée par Elrond qui lui a expliqué que Gil-Galad est bien aimable de ne pas la punir pour avoir outrepassé ses instructions.
Galadriel est la fille de Finarfin, roi d’Aman, le paradis des elfes, et la petite fille de Finwë le fondateur de la royauté Noldor. Elle est la tante de Gil-Galad fils de Fingon et l’arrière-grand-tante d’Elrond, descendant d’Earendil, Tuor, Turgon et Fingolfin. Et les deux la traitent comme une gamine à qui il faut tout expliquer et qui doit faire ce qu’on lui dit. C’est d’autant plus drôle si l’on sait que la future épouse d’Elrond, Celebrian, est la fille de Galadriel.

Tout le reste, et j’en passe beaucoup, est à l’avenant. L’incohérence avec le récit littéraire est quasiment constante. Rings of Power n’est donc pas une adaptation de Tolkien ni une inspiration de son œuvre mais le réemploi de personnages, de lieux et de concepts déconnectés des trames qui les relient et leur donnent sens. Les personnages sont tellement différents que Galadriel pourrait s’appeler Camille Dupont et Arondir Robert Durand, ça marcherait pareil, sauf au plan commercial.

Les décors et effets spéciaux, pompés chez Jackson, sont particulièrement soignés et réussis, à quoi le budget de la chose permettait de s’attendre. Khazad Dum est remplie d’énormes chutes d’eau qui n’émettent aucun bruit, pas le moindre grondement : sûrement une technologie naine. Le scénario du premier épisode se traîne, plombé par des dialogues ennuyeux ; celui du second s’avère plus intéressant avec un début de dynamique porté par des random encounters de D&D. Si l’on ne connaît rien à Tolkien ou seulement ce qu’en montrent les films de Jackson, je pense que ça doit pouvoir être plaisant. Mais j’ai le défaut de ne pas rien connaître à Tolkien, ce qui est rédhibitoire.

Néanmoins, le bât blesse à l’évidence sur un aspect qui va être difficilement réparable : le casting.

Un casting pas aidé par le reste

Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu autant de comédiens jouer aussi mal avec autant de constance et une telle puissance dans l’inexpression. C’est presque un tour de force d’en avoir choisi d’aussi médiocres alors que les bons surabondent comme en témoigne n’importe quelle série de qualité. Seul un intermède chez les nains permet de retrouver un peu de dynamique de jeu, le comédien incarnant Durin faisant, lui, son possible. Mais la plupart des autres donnent l’impression de ne pas croire à à leur personnage et encore moins au texte qu’ils prononcent. Ce qui est assez logique.
Car par exemple, quand Celebrimbor montre à Elrond le marteau de Fëanor, personnage au fondement de toute la dramaturgie de Tolkien, sans préciser que c’est son grand-père, de deux choses l’une : soit l’acteur ne sait pas qui est Celebrimbor, ce qui implique qu’il se fiche du rôle qu’il incarne et donc qu’il le jouera mal ; soit l’acteur le sait et il est évidemment mal à l’aise avec un texte aussi idiot que celui qu’on lui demande de sortir.
Du coup les poses, attitudes, gestuelles, apparaissent guindées et artificielles, évoquant ces films de série Z qu’on regarde pour leur kitsch, quelque part entre Cléopâtre contre Maciste et Le retour de la malédiction des hommes-pumas. Les malheureux comédiens ne sont pas aidés par une direction et des choix de cadrages qui provoquent souvent le sourire : il n’est pas forcément nécessaire d’avoir vu « Vikings » pour s’étonner devant deux rangées d’elfes restant parfaitement alignés et droits comme des piquets sur un bateau en pleine mer censé traverser les centaines de kilomètres du Belegaer, qui ne présente aucun abri, qui ne tangue ni ne roule et avance à la voile sans que le vent ne dérange le moindre cheveu de quiconque.

Le pompon me semble pouvoir être décerné au consternant elfe Arondir dont l’acteur dispose en tout et pour tout d’une seule expression qu’il utilise en toute circonstance : face à son supérieur elfe, à un gamin, à sa chérie, en présence d’un danger auquel il échappe de justesse, c’est exactement le même masque que ce non-acteur présente à la caméra. On se fiche complètement qu’il soit noir bien qu’elfe : il suffit d’imaginer ce que le jeu tout en finesse et délicatesse d’un Jamie Hector aurait apporté à ce rôle.
Lequel n’est, il est vrai, pas facile. Arondir est visiblement amoureux d’une femme humaine dans la trentaine qui a un enfant, et surveille depuis 79 ans la vallée où elle demeure. Il Il l’a donc vue naître, grandir, devenir bébé puis enfant puis adolescente puis femme, se marier, avoir elle-même un enfant. Les scénaristes ne voient aucun problème à ce qu’un personnage soit attiré par une femme (ou un homme) qu’il a connu au berceau ou petit enfant. Peut-être que le comédien, lui, en voit un.
Mais globalement, aucun des acteurs n’apporte vraiment quoi que soit par son jeu. On est à des années-lumières de ce qu’un Stephen Dillane ou une Sophie Turner fournissent à la série GoT, un Ian Mac Kellen ou une Liv Tyler à la trilogie filmée par Jackson. Ce n’est pas dans un autre monde qu’existe Viggo Mortensen mais dans un autre univers.

Un autre erreur, qui menaçait déjà les films de Jackson et dont il a eu bien du mal à se dépatouiller, vient de l’indifférenciation des protagonistes. Personne ne s’est donné la peine de tenter de faire comme si ce n’était pas tous des humains : même visage, auquel pour faire elfe on rajoute une prothèse à peine pointue aux oreilles, un gros ventre pour faire nain, des poils sur les pieds pour faire hobbit (car oui, il y a, au Second Age, des hobbits dont Tolkien a écrit dans le Seigneur des Anneaux qu’ils n’entrent pas dans l’histoire avant le Troisième Age). Les effets spéciaux pour figurer la taille feront le reste.

Hélas non : ils ne font pas le reste. L’univers de Tolkien n’est pas celui de Martin. Les créatures non-humaines sont quasi-absentes chez le second quand elles jouent un rôle prédominant chez le premier. Or pour « faire » des elfes ou des hobbits, il suffit à Tolkien de les décrire dans ses livres ; alors que pour les « faire » à l’écran, faut les représenter vraiment : physiquement, moralement, gestuellement. Ce que réussissent Lee Pace pour l’elfe Thranduil, Martin Freeman pour le hobbit Frodo et tous les acteurs qui accompagnent Richard Armitage pour les compagnons de Thorin dans le Hobbit. Ce que ne réussissent jamais les humains-bis de la série d’Amazon Prime sauf les nains mais en employant la caricature à la Gimli selon Jackson.
Reste que ce que nous avons à l’évidence à l’écran sont des êtres humains à peine maquillés. Alors cette indifférenciation fait perdre le merveilleux de tous les contes qui n’ont pas attendu Tolkien pour enchanter les imaginations. Elfes, trolls, nains et autres lutins existaient bien avant la naissance de ce génial auteur et lui-même était bien le premier à le rappeler et à en faire toute autre chose que des humains en réduction ou aux oreilles pointues.

Le choix de ne pas coller

Au fond, la démarche des scénaristes consiste transposer la société humaine et contemporaine dans un monde prétexté de Tolkien au lieu d’une démarche inverse consistant à exposer un monde fantastique dont les particularismes et différences interrogent le nôtre. C’est pourquoi on va mettre des noirs partout : hobbits, nains, humains, elfes, chaque peuple illustrera un impératif de visibilité de la diversité qui n’a aucun rapport avec les déterminants de l’oeuvre de Tolkien et c’est encore pourquoi tout le monde aura la même gueule d’humains, le comportement d’humains, le caractère d’humains. La paresse scénarique se mesure à sa façon de reprendre la version jacksonienne des nains du Troisième Age alors qu’au Deuxième Age la chute de Durin ne s’est pas encore produite et les nains sont toujours les plus redoutables et fiers guerriers du monde.

J’en reviens, pour finir, au début : Tolkien est ici un prétexte et rien de plus. Ses personnages servent à la même manière qu’un Tarzan, James Bond, Batman et tous autres héros de sagas littéraire ou de bande dessinée utilisés pour en faire ce qu’on voudra au cinéma ou en audiovisuel. A ceci près que lorsque Stan Lee et ses potes réemploient les dieux nordiques Thor, Heimdall ou Loki, c’est pour les expédier dans le monde moderne, pas pour réécrire les Nibelungen à leur sauce. Marvel a eu le respect et l’intelligence nécessaires à laisser intacts les fondements de la légitimité de leurs héros.

Dans la série d’Amazon, le titre suffit pour indiquer qu’il s’agit de nous raconter comment les Anneaux du Pouvoir furent forgés. Or Tolkien le narre avec une certaine précision. Ces anneaux sont réalisés par Celebrimbor en Eregion (sur la terre du Milieu) malgré Galadriel et Celeborn qui y régnaient et s’opposaient à leur confection. Celebrimbor leur succède à la tête de l’Eregion (réminiscence de la grande fracture entre les descendants de Feanor et ceux de Fingolfin et Finarfin) et y forge enfin les Anneaux en y étant incité et dupé par Sauron sous la forme d’Annatar. S’ensuit la guerre pour récupérer ces Anneaux à laquelle interviennent Gil-Galad surtout son représentant Elrond, et ensuite Numenor (le nom de Numenor, royaume à tous points de vue central dans le Deuxième Age, n’a pas été prononcé au cours des deux premiers épisodes : peut-être une question de droits d’auteur ?).
Donc, lorsque dès le début de cette histoire on enlève Galadriel et Celeborn et on introduit Elrond auprès de Celebrimbor, plus rien ne tient : la narration tolkienienne est détruite. Cela signifie que les scénaristes estiment qu’ils vont sortir une meilleure histoire que celle de Tolkien. C’est tout le mal qu’on peut leur souhaiter. Si les deux showrunners parviennent à faire mieux que le vieux sage d’Oxford avec les mêmes ingrédients, on ne pourra que s’en féliciter. Mais après le peu qu’en j’en ai vu, écrire que j’en doute est un euphémisme.

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