Des figurines ?
Olivier Cazeneuve (mars 2003)
S'aider de figurines ? Ces jolies petites choses en métal, parfois peintes, parfois amoureusement ou splendidement décorées ? Ben non. Quitte à me faire vilipender par tous les amoureux de la peinture sur métal. Pourquoi ? Pas seulement parce que ça coûte moins cher.
On
peut prendre pour une fois l'image dans le jeu de rôle sur ordinateur. Il
en existe traditionnellement deux types : celui avec vue objective (ou vue d'avion)
: le ou les personnages sont tous représentés intégralement,
dans leur environnement, tels des figurines animées auxquelles on assigne
la direction et les actions qu'on vuet qu'ils accomplissent ; exemple : Baldur's
Gate.
Dans le second type de jeu, souvent dit d'aventure, l'écran ne
montre que ce que perçoit le personnage ; c'est ce qu'on appelle la vue
subjective dans, par exemple, Morrowind.
Or, très clairement, le principe
du jeu de rôle implique que si l'arbitre est censé tout voir et savoir,
le joueur n'est quant à lui censé voir et savoir que ce que voit
et sait son personnage. En d'autres termes, la vue d'avion c'est bon pour l'arbitre,
mais la vue subjective est nécessaire au joueur.
Le jeu de rôle
en général et le D&D en tout cas n'est pas un wargame ni un
jeu de plateau. La base et l'essence du jeu consiste à se mettre dans la
peau d'un personnage. Dès lors, chaque élément qui tend à
l'omniscience du joueur, qui tend à " l'élever " au dessus
ou au-delà de la condition de son personnage, je le crois nuisible.
Or
tel me semble être le cas des figurines, ne serait-ce que parce qu'elles
précisent exactement la situation des personnages les uns par rapport aux
autres, parfois dans des contextes mesurés au décimètre près..
Par surcroît, le temps de placement et de déplacement des figurines
est pris sur celui du rythme de jeu, qu'il handicape forcément. Enfin,
est souvent peu profitable au jeu le phénomène de la " totémisation
" de la figurine par lequel le joueur distancie une fois encore le personnage
de lui-même, comme si ce petit fétiche emportait une partie de l'âme
du personnage dans sa condition d'objet au détriment de sa condition vivante
incarnée dans le joueur. Tous les wargamers savent l'attachement que l'on
peut éprouver parfois pour ses pions, à les manipuler, les observer,
les préserver ; or, en l'espèce, le pion n'en est pas un car c'est
soi-même.
J'admets volontiers, pour avoir pratiqué avec et sans figurines, joueur et arbitre, l'utilité de ce système : entre autres, la précision des combats s'en trouve accrue, ce qu'il est possible de faire ou de ne pas faire apparaît avec évidence, et l'arbitre est déchargé d'une part considérable de descriptions de l'environnement physique, du placement des monstres, et du résultat de l'interaction joueurs - environnement. On peut aussi ajouter que ça apporte un certain vivant, qu'il y a au mois quelque part quelque chose qui a l'air d'un magicien ou d'un guerrier, d'un nain ou d'un elfe ; question tenue ou faciès, je reconnais qu'il faut parfois une certaine force d'imagination pour se persuader que tel charmant jeune homme de 120 kilos est un frêle voleur hobbit, ou que telle aimable jeune fille s'incarne en un épais barbare demi-orc. Mais à cela, il me semble que les figurines n'y aident que peu, même si elles ajoutent en effet pittoresque et personnalisation visuelle.
Cependant,
et c'est peut-être le plus important, le placement des figurines avec en
face les monstres sous le contrôle de l'arbitre accroît le côté
oppositionnel des situations de combat ; on a alors réellement l'impression
que les joueurs forment un camp, et l'arbitre de l'autre, un arbitre qu'on a vite
tendance à suspecter d'être juge et partie, ce qu'il est parfois,
le plus souvent inconsciemment, parce qu'il succombe à la tentation induite
par la disposition des pièces sur ce qui devient un terrain d'affrontement.
Et là, l'arbitre qui n'a pas envie de perdre son monstre trop vite devient
l'adversaire des joueurs et aussitôt, le jeu se fausse.
A la base, la
situation de combat est une exception à la règle de neutralité
permanente de l'arbitre ; l'arbitre joue les opposants parce qu'il faut bien que
quelqu'un le fasse, non parce qu'il est naturellement l'adversaire des joueurs.
Or, accroître cette opposition, par l'effet qu'induit la disposition des
figurines, ne me paraît pas le moins du monde une amélioration du
jeu.
J'entends bien qu'à sa préhistoire, D&D est précisément issu d'un wargame, Chainmail, où le pion-unité vaut un combattant, et qu'il comportait donc des figurines. Mais justement : revenir aux figurines n'est pas un retour à l'origine du jeu mais bien un retour en arrière. Ce qui a fait l'émergence du jeu de rôle, ce qui constitue le coup de génie de Gygax et Arneson, c'est précisément d'avoir imaginé et osé ôter les figurines et d'avoir tout laissé reposer sur la force de l'imaginaire, en en laissant reposer la cohésion sur les mécaniques du jeu et les travaux et talents de l'arbitre.
Je préfère à titre personnel
une erreur, que le joueur se trompe, plutôt qu'il ait pour ne pas se tromper
des moyens qui le déconnectent de la réalité de son personnage.
Question repères, les joueurs disposent déjà de la carte
qu'ils créent, et des indications de l'arbitre, qui doivent être
suffisantes pour ne pas les induire en erreur. L'emploi des figurines n'est qu'un
dernier recours, lorsque la compréhension de la situation l'exige et qu'il
est vraiment impossible de faire autrement sans passer par des explications longues
et fastidieuses, encore qu'il suffise souvent de symboliser avec un dessin ou
quelques objets la situation pour la rendre compréhensible.
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