E. Gary Gygax 1938-2008, in memoriam

Nous savons pas forcément tout ce que nous devons à l'inventeur du jeu de rôle moderne. Je tiens E. Gary Gygax pour un génie.
Il n'a pas inventé le concept même de jeu de rôle, lequel était déjà utilisé en entreprise ou en psychothérapie. Il n'a pas inventé l'heroic fantasy, où un Tolkien ou un Howard l'ont précédé. Il n'a pas davantage inventé la simulation tactique à échelle 1/1 ni l'existence d'un arbitre. Mais il a inventé le jeu de rôle moderne, en utilisant ces éléments pour créer une activité humaine qui, en tant que telle, n'existait pas avant lui. Il a accompli une révolution semblable en sa démarche comme en son effet à celle de Gutemberg. Si Gutemberg, combinant divers savoirs et techniques en 1492 pour aboutir à l'impression du livre est un génie, alors Gygax inventant Dungeons & Dragons en 1976 en est également un.

Le concept de jeu de rôle moderne, cette identification temporaire de l'individu à un personnage dans un contexte scénarique et un corpus de règles prédéfini arbitrée par un joueur voué à cette fonction, ce concept est entièrement issu de son esprit. Tout joueur de World of Warcraft, de Call of Cthulhu, de Star Wars ou de Warhammer doit à l'invention de Gary Gygax ce que ces lignes doivent à Gutemberg.
Ce concept est devenu une banalité partagée par des millions de personnes dans le monde, qu'il emploie ou non le support informatique. Il y a trente ans, à peu près personne ne savait ce dont il s'agissait ; je puis en témoigner, pour avoir au début des années 80 tenté de l'expliquer et de l'enseigner à de nombreux des futurs joueurs en France.
Aujourd'hui il semble quasi-naturel à un gamin, un adolescent ou un adulte de devenir un explorateur, un mort-vivant, un pilote de vaisseau spatial. C'est pourquoi Gygax n'est pas un pionnier du jeu de rôle moderne mais bien son inventeur. Ce sont ses compagnons et successeurs immédiats, les Bledsaw, Kurtz, Ward, Schick, Jaquays et autres Sutherland qui, eux, sont les pionniers.
Et aujourd'hui l'elfe, le minotaure, le troll ou le griffon répondent non à l'acception classique ou même tolkiennienne de ces créatures fantastiques, mais à la définition qu'en a donné Gygax dans le premier Monster Manual et qui a été continûment reprise depuis lors. En ce sens, on peut même parler d'une culture, à la fois spécifiquement rôliste par ce qu'entraîne la masse de l'ensemble du matériau qu'a suscité le D&D, mais aussi inscrite dans la lignée générale de l'heroïc-fantasy, celle de Tolkien, Howard, Leiber ou Moorcock.
Le catalogue des sortilèges, la définition du personnage par capacités physiques et mentales, la progression via expérience, le bestiaire, le concept d'un jeu sans vainqueur ni vaincu, la définition de buts extra-scénariques, tout cela est inventé et défini par Gygax. Et plus généralement, quels que puissent être les jeux de rôles qui ont suivi la création de D&D, ils reprennent toujours les grandes lignes et définition inventées par Gygax, de même qu'un ordinateur reprend l'architecture Von Neumann ou un avion les éléments composant l'engin des frères Wright.

La création de Gygax et Arneson n'est pas fermée, au contraire de la plupart des jeux de rôles plus récents, et particulier de ceux sur ordinateur. Le système originel de D&D / AD&D (ceux de 1976 et 78) est un kit, comme le relève Ian Livingstone : les seules ressources matérielles nécessaires sont les règles, un set de dés, et de quoi écrire. Le but premier du jeu n'est pas d'entraîner l'acquéreur vers l'achat de plus en plus de suppléments, d'ajouts, d'accessoires, mais de fournir un système à son talent. Le plaisir du jeu ne doit dépendre que de l'interaction entre les joueurs, non du degré d'élaboration du corpus de règles ou du nombre d'accessoires. Gygax encourageait les joueurs à modifier les règles, créer leurs propres variantes, leurs propres mondes. Il voulait que le lecteur-joueur crée et il invitait chacun à puiser dans toutes les sources à sa disposition à cet effet. Pour lui chaque expérience devait être unique, chaque table de jeu un monde entier, à part, original.
D&D est né dans cet esprit post soixante-huitard, désintéressé, ouvert et souple. Lorsqu'il s'agira, le succès venu, de transformer cette invention en firme commerciale pérenne, E Gary Gygax n'était sans doute pas la personne la plus idoine - hélas, ses associés non plus. Il lui a alors bien fallu rejoindre la cohorte des génies dépassés par leur succès : Gygax finira entièrement dépossédé par des investisseurs de tout ce qu'il a créé de et pour D&D.

Mais auparavant, pendant les années 1978-1985, dans le magazine Dragon, il y aura eu le mot de Gygax : parole d'Evangile. Il y aura eu ses recommandations, son humour, son respect infini et systématique du lecteur qu'il n'appelait pas autrement que "Gentle Reader". Gygax n'était ni un créateur de monde (et c'est pourquoi Arneson est le co-inventeur du D&D) ni un obsédé des détails de règles ; son truc à lui c'était l'aventure pure et dure, manifestée par le scénario, et le personnage : ce qui va réellement se produire, tout le reste n'étant plus ou moins qu'intendance au service de cette production.

L'écriture scénarique de Gygax connaît son sommet dès ses premières livraisons : elle culmine dans Tomb of Horrors (module "S1"), la série dite des "Géants" (G1, G2, G3), Keep of the Borderlands (B2) et la première partie de Temple of Elemental Evil (Village of Hommlet - T1) ; tous sont publiés en 1978 ou 79. L'éclectisme de ces aventures est inouï si l'on se souvient que rien, absolument rien, n'existait auparavant. Tous les contextes sont abordés. Toutes les bases sont établies. En quelques années Gygax a posé des fondements d'aventures, de trames, et de contextes d'heroic fantasy dont la plupart des suivants, et en particulier les jeux sur ordinateur, ne seront que la répétition plus ou moins bien adaptée. Au sein même du D&D, l'ouvre de Gygax combinée à celle de Jaquays, les deux grands pionniers scénaristes des années 70 et 80, est encore aujourd'hui insurpassée.

Pour Gygax, qui vient du wargame (Chainmail, l'ancêtre de D&D, dont il est coauteur, est un wargame - il rachètera d'ailleurs en 1983 la société SPI, grande éditrice de wargames, sans parvenir à la sauver) les joueurs doivent affronter un contexte ouvertement hostile et ce dans un choc frontal. Il y a une primauté à l'affrontement et cet affrontement est focalisé sur les joueurs face au contexte spécifique au scénario. Tout part et revient à l'aventure : Lolth, Zuggtmoy ou Acererak ne sont essentiellement que des "super-méchants" nécessités par l'aventure où ils interviennent. Il y a très peu d'objets mythiques, de lieux réutilisables, de personnages récurrents car il appartient à l'arbitre de les créer ou modifier selon ce qu'il croit bon pour sa propre "campagne" et son propre univers. C'est, en fait, l'exact inverse du système de Forgotten Realms, qui prévaudra après le départ de Gygax pour le D&D "classique".

Inaugurée par Runequest, une vision différente du jeu de rôle va commencer de s'imposer à partir de la deuxième moitié des années 80. Cette vision est fondée sur des systèmes où le jeu ne se limite pas à l'aventure et où cette dernière ne se limite pas à un affrontement direct et ouvert se caricaturera parfois dans un jeu de rôle "global", où tout est prévu par les règles, où ces dernières s'imposent à la volonté des joueurs et au role-play, où il devient parfois impossible de procéder sans détenir une impressionnante collection de suppléments. Elle n'est sans doute pas celle de Gygax. Ne l'est probablement pas non plus celle d'un univers où les personnages des joueurs se meuvent mais où chaque événement dépend des décisions prises par un comité éditorial dont le principal objectif consiste à maximiser les ventes.
Alors d'autres compagnies que TSR, d'autres systèmes et d'autres designers ont pris le relais ; petit à petit le temps et les déboires financiers relèguent le père fondateur au rang de dinosaure plus ou moins oublié ; il faudra attendre la 3 e édition de D&D pour que son nom reparaisse sur son oeuvre. En 2006 le top 30 des aventures de D&D publié dans Dragon Magazine place quatre modules de Gygax dans les 5 premiers. Il meurt deux ans plus tard.

Mais si Gary Gygax est décédé, Mordenkainen, lui, vit toujours. Et Acererak, et Iggwilv, Tenser, tout et tous ceux qu'il a créé. Chaque jour, quelque part un magicien lance un sortilège inventé par le premier Game Wizard : Floating Disk, Lightning Bolt, Disjunction... Chaque jour, quelque part, un Paladin a un Charisme élevé, parce que Gygax l'a décrit ainsi, comme un voleur ressemble au Gray Mouser ou un elfe résiste au Charme. Chaque jour quelque part quelqu'un prend un personnage défini par six capacités, Force, Intelligence, Sagesse, Dextérité, Constitution, Charisme, comme, en 1976, dans les premières parties arbitrées par Gygax ou ses potes.

Je n'ai vu E. Gary Gygax qu'une seule fois, aux USA, l'été 1980, à Gen Con, rassemblement de joueurs qui se déroulait annuellement sous l'égide de la société TSR. Personne ne savait à Racine ou à Kenosha ce qui se passait dans les locaux de l'Université du Wisconsin : j'avais l'impression d'entrer dans une confrérie. Gygax était alors en pleine gloire, gourou débonnaire et ventripotent, adulé d'une communauté qui restait encore la sienne. Je me souviens avoir discuté avec Bob Bledsaw de Judges Guild qui s'étonnait qu'on puisse oser comparer les productions de sa compagnie avec l'oeuvre du Maître. Je garde précieusement la vue de cet homme heureux et la mémoire de ce bon génie à qui beaucoup, dont moi-même, doivent tant.
Comme tous les vrais grands créateurs de l'histoire de l'humanité, Gygax n'est pas mort, puisque nous nous souvenons de lui, nous l'utilisons chaque fois qu'un personnage se meut dans une univers fantastique, et qu'il y aura toujours son nom écrit sur mes vieux Players Handbook ou Dungeon Master's Guide de la première édition ("la vraie") d'Advanced Dungeons & Dragons dont voici un extrait (traduit) de la postface :
"C'est l'esprit du jeu, non la lettre des règles, qui importe. (.) En ordonnant les choses comme elles doivent l'être, d'abord l'ensemble du jeu, puis votre campagne, et ensuite ses participants, vous jouerez à Donjons et Dragons de la manière pour laquelle il a été prévu. Puissiez vous y trouver ainsi autant de plaisir que nous autres !" - E. Gary Gygax, 1979, DMG .

Vingt-neuf ans de plaisir, et même de bonheur, Monsieur Gygax, vous disent merci.

 

 

 

Olivier Cazeneuve, 8 mars 2008